Ce texte de Robert Kurz — qui ne porte pas de date — remonte vraisemblablement au tournant du XXIe siècle. Kurz y affirme la nécessité d’une archéologie de la constitution historique de la modernité et d’une nouvelle orientation symbolique qui nous paraît pouvoir rencontrer une exigence que la psychanalyse porte aussi dans son propre champ. Il propose aussi « d’atterrir » bien avant que cette idée devienne un lieu commun de l’écologisme postmoderne latourien. On relèvera toutefois, liée à cet idée d’atterrissage, une confiance encore acritique placée dans l’exploration des sols et des océans alors que cette exploration est elle-même un élément à part entière du capitalisme extractiviste et ne pourra pas résoudre, selon nous, la spirale entropique ouverte par le mode de production industriel. Pas plus tard qu’aujourd’hui, le sénateur Michel Canevet répond dans une interview à une objection selon laquelle l’exploration des fonds marins risque d’ouvrir la porte à leur exploitation : « Peut-être, mais on ne peut pas rester sans rien faire ! Certains pays s’y mettent déjà (…). Tout s’accélère… avec ou sans nous. La France ne doit pas rester derrière. » (1) Ces mots publiés aujourd’hui sont une parfaite illustration ad hoc de « l’accélération sans but » décrite par Kurz, une accélération qui n’a pas d’autre justification qu’elle-même et son auto-renforcement motivé par le spectacle de la compétition universelle. Elle concerne tous les domaines de l’existence, même les fonds marins.
(1) Lorène Lavocat, « La France ambiguë sur la protection des fonds marins », dans Reporterre, 27 juin 2022. En ligne : https://reporterre.net/La-France-ambigue-sur-la-protection-des-fonds-marins
La direction culturelle du XXIe siècle
Orientation symbolique et nouvelle critique sociale
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Robert Kurz
Peut-il encore y avoir des objectifs sociaux pour le XXIe siècle ? Malgré ou peut-être justement à cause de la crise sociale mondiale, il n’est plus question, au tournant du siècle, d’un départ vers de nouveaux horizons. Le moulin à prières de la modernisation sans fin continue certes de tourner, mais rares sont ceux qui veulent encore y croire. Pour pouvoir commencer quelque chose de nouveau, il faudrait mener un débat passionné sur les projets de société auxquels on aspire. Mais les passions sociales, politiques et culturelles semblent éteintes, les discours dans les médias se traînent péniblement. Aucun nouveau défi n’est formulé, ni dans les relations sociales, ni dans le rapport à la nature. L’idée d’une grande « tâche pour l’humanité » n’est pas seulement désuète, elle est naïve et dénuée de sens. Ce qui est aujourd’hui présenté comme nouveau et tourné vers l’avenir n’est plus un contenu ni un objectif, mais une simple forme ou un simple média, un appareil devenu sans esprit. Internet en est le meilleur exemple. Plus la technologie de la communication évolue rapidement, moins il y a de contenu qui mérite d’être communiqué. Si le moyen technologique doit remplacer le contenu, la « raison instrumentale » se rend elle-même absurde. Au stade final de cette évolution, les hommes équipés de moyens de communication parfaits n’ont plus rien à se dire.
Cette absence manifeste de contenu et de but indique l’épuisement spirituel et culturel du système social dominant. De même que les hommes ne peuvent être individuels qu’en société, ils ne peuvent développer en tant qu’individus que des contenus et des objectifs sociaux. En revanche, l’individu centré sur lui-même est forcément vide, il ne peut pas se fixer de contenus propres ; ses projets se perdent dans une trivialité futile. La modernité a sombré dans un ennui mortel à la fin du XXe siècle. Dans cette mesure, la microéconomie extrémiste, l’atomisation sociale et la désolidarisation ont déjà pris leur revanche sur le capitalisme, y compris sur le plan culturel. Comme les monades sociales dérivent les unes par rapport aux autres, elles ne peuvent plus se fixer de but social ; et comme elles n’ont plus de rapport de fond entre elles, elles dérivent d’autant plus. Or, une société qui ne peut pas relever un défi commun est condamnée à mourir.
Pour pouvoir formuler un objectif social et donc des projets de fond, il faut une « direction » culturelle, une orientation spatio-temporelle de la société. Cette orientation ne concerne pas seulement la technique ou l’économie, mais aussi la psyché sociale, les imaginaires sociaux, le rapport entre les sexes et le « sentiment de vie », sans oublier le rapport à l’histoire. Bien sûr, le capitalisme moderne avait lui aussi une telle orientation culturelle et symbolique. Mais en tant que système mondial, il a atteint son but, il ne peut plus voir de but et perd donc toute orientation dans l’espace-temps. La tâche d’adaptation aux processus aveugles du marché mondial, propagée en permanence dans les médias, ne représente aucun objectif de contenu de réorganisation active, aucun « projet d’humanité » positif, mais n’est que la reproduction mécanique d’une structure devenue autonome depuis longtemps, qui place tout contenu et donc tout objectif ou projet a priori dans le statut d’indifférence : quel qu’il soit, il ne peut jamais avoir de sens autonome, mais seulement fournir du matériel pour le processus de valorisation toujours identique du capital.
Le fait que la soi-disant postmodernité ne dépasse pas la modernité sur ce point décisif et n’apporte rien de nouveau se manifeste déjà par l’absence de contenu de son propre concept, qui ne renvoie qu’à un « après » vide. La postmodernité ne donne pas de nouvelles orientations sociales, mais elle élève l’absence d’orientation au rang de vertu. Le système producteur de vagues, figé dans une accélération sans but, doit survivre à son état d’épuisement culturel pour continuer à tourner à vide jusqu’à l’éternité. La théorie postmoderne est en quelque sorte la caricature d’un guide, en ce sens qu’elle pointe dans toutes les directions à la fois et reste donc insignifiante.
Il est facile de comprendre qu’une nouvelle orientation culturelle et symbolique, et donc de nouveaux objectifs sociaux, ne peuvent être atteints que par une critique radicale de l’ordre social épuisé ; et la critique radicale est précisément ce que la postmodernité rejette comme impensable. Or, la critique sociale socialiste qui a prévalu jusqu’ici s’est épuisée en même temps que son objet, parce qu’elle était elle-même l’esprit de l’esprit du capitalisme. De même que le capitalisme d’État de l´Est n’était qu’un dérivé historique du capitalisme privé occidental, il en partageait aussi l’imaginaire culturel et les codes symboliques. La critique sociale des XIXe et XXe siècles s’est arrêtée aux frontières du système moderne de production de marchandises ; elle était elle-même un dérivé de la « raison instrumentale », qui l’a finalement rattrapée et engloutie.
Si une nouvelle orientation culturelle ne peut être gagnée que par une critique radicale de la société, l’inverse est également vrai : une telle critique de l’ordre dominant au XXIe siècle ne peut être formulée qu’en même temps qu’une codification symbolique fondamentalement différente de la perception spatio-temporelle. Celui qui veut briser la « terreur de l’économie » doit aussi briser consciemment les codes imaginatifs du capitalisme ; la critique de l’économie politique ne peut être menée à terme que si elle s’accompagne d’une critique de l’ordre symbolique et de l’orientation culturelle inhérents à ce système, c’est-à-dire si elle détourne l’attention et les espoirs dans une autre direction et si elle renverse l’ « image du monde ».
Jusqu’à présent, ce problème n’a pas été thématisé de manière approfondie et complète, pas plus que la critique des catégories économiques ; et c’est pourquoi la gauche continue à reculer, bien que l’épuisement du monde capitaliste soit de plus en plus évident. En quoi consiste l’orientation culturelle du capitalisme, devenue entre-temps obsolète ? Sur l’axe du temps, il s’agit sans aucun doute d’une dynamique unilatérale orientée vers l’avenir. La modernisation est synonyme d’une dévalorisation permanente du passé et donc de l’Histoire. Indépendamment de leur qualité, la « nouveauté », la mode, l’évolution économique incessante, le mouvement permanent sont considérés comme des valeurs en soi. La notion moderne d’Histoire, telle qu’elle a été créée par la philosophie des Lumières, est entièrement déterminée par ce code, dans lequel l’humanité apparaît en quelque sorte comme une fusée lancée, qui poursuit sa trajectoire dans un mouvement historique ascendant mécanique. Dans cette absence de gloire, le passé n’est considéré que comme un déchet brûlé du présent et le présent que comme un déchet du futur.
La prétendue contre-image réactionnaire, à savoir une idéalisation imaginaire du passé, n’est que le revers de la même médaille. Ce faisant, on ne saisit ni la valeur intrinsèque des cultures passées ni le moment destructeur de la dynamique capitaliste, mais on ne fait que mystifier de manière élitiste le rapport impersonnel de domination capitaliste et le projeter dans l’Histoire. C’est son propre passé que le capitalisme idéalise dans les idéologies modernes conservatrices et réactionnaires, afin de conjurer de manière répressive les conséquences catastrophiques de sa dynamique aveugle et ses contradictions sociales internes. Cette idéalisation n’est en réalité qu’un autre mode de dévalorisation de l’Histoire. Le pessimisme culturel réactionnaire et l’idéologie libérale du progrès constituent les deux pôles culturels de la même déshistoricisation capitaliste, qui peuvent aussi se retourner l’un contre l’autre ; la pensée fasciste contient les deux moments à égalité.
Dans la postmodernité, cette polarité immanente du capitalisme entre « progrès » et « réaction » s’est effondrée, ce qui est célébré comme le dépassement de l’opposition entre « gauche » et « droite », mais qui renvoie en fait, outre à l’épuisement culturel, à l’épuisement politique et idéologique du capitalisme. Le « progrès » bourgeois s’est transformé en un mouvement circulaire insensé et est donc devenu identique à la « réaction ». La dévalorisation du passé n’a plus lieu que de la même manière : l’Histoire, les cultures, les idées et les conditions passées se transforment en marchandises que l’on peut prétendument consommer à volonté. Cette simultanéité hallucinée, qui plonge tout l’espace de l’histoire humaine dans la lumière froide du marché et efface toutes les différenciations à mesure que l’on parle de « différence », donne à la culture commerciale postmoderne une ressemblance désespérée avec l’agitation de singes jouant dans une bibliothèque et jetant les livres les uns contre les autres en criant.
Une nouvelle orientation de la culture liée à une critique radicale du capitalisme ne peut consister qu’à mettre fin à la dévalorisation permanente de l’Histoire — ni dans le sens d’une idéalisation d’un quelconque passé, ni dans celui de sa consommation, mais comme une recherche critique des traces que le capitalisme a systématiquement effacées. Il s’agit de mettre au jour l’histoire de la discipline moderne et du dressage des hommes, la transformation historique de la vie en matériau d’impératifs économiques, afin de rendre discutable l’apparente évidence de ce mode de vie. Aujourd’hui, chaque manager, homme politique ou star du football répond toujours à la question de ses échecs passés et de leurs causes par la phrase stéréotypée : « Nous sommes tournés vers l’avenir. » Le renversement de cette perspective serait en quelque sorte une « critique du capitalisme à l’envers », une orientation symbolique vers la rétrospective critique, un refus de la loi du mouvement capitaliste, un « tir dans la montre » (Walter Benjamin).
Pour pouvoir gagner un autre avenir, le passé enseveli est paradoxalement plus important que le présent vidé de sa substance. Le progrès émancipateur ne peut être sauvé que si la pensée critique s’émancipe du code symbolique de la philosophie bourgeoise des Lumières et donc d’une conception de l’Histoire qui implique une orientation permanente « automatique » vers l’avenir, déterminée par la « main invisible » de l’économie. Aujourd’hui, il est progressiste de s’arrêter et de se retourner pour regarder en arrière sur le champ de ruines de la modernisation. Il s’agit donc d’une autre compréhension de l’Histoire, d’un renversement de la vision historique du monde. La société ne peut revenir à la raison que si elle se passionne pour une archéologie radicalement critique de la modernité épuisée.
Un tel renversement de perspective aurait également des conséquences sur l’orientation psychique. Car le tournant critique et émancipateur vers l’arrière, pour s’assurer à nouveau de l’histoire, signifie aussi un changement dans le rapport culturel et symbolique entre « intérieur » et « extérieur ». L’humain capitaliste est « guidé vers l’extérieur » par des critères de prestige et de belles apparences, tels qu’ils sont suggérés par la publicité, l’emballage et la « présentation de soi ». Mais ici aussi, l’inversion de la direction culturelle ne serait pas une « intériorité » mystificatrice ou une « vision de l’être » ésotérique, revers réactif de la même médaille, pour fuir les contradictions sociales dans un moi intérieur imaginaire. Au contraire, le « chemin vers l’intérieur » émancipateur consisterait à découvrir l’histoire refoulée et la fausse objectivation des contraintes capitalistes également dans la psyché et le langage — en quelque sorte comme une « archéologie intérieure » de la modernisation, tant au niveau personnel que socio-psychologique, afin de rendre visible le processus d’ « intériorisation » psychique de ces contraintes. La psychanalyse, prématurément déclarée morte, et la critique féministe du langage contiennent des possibilités inexploitées pour un tel recodage.
Enfin, l’orientation dans l’espace ne peut pas non plus être épargnée par ce changement de paradigme culturel-symbolique radical. Tout comme la dynamique capitaliste est aveuglément tournée vers l’avenir, elle est orientée « vers le haut », dans l’espace. Le poète futuriste Marinetti souhaitait déjà, au tournant du siècle dernier, que l’automobile décolle comme une fusée ; et quelques décennies plus tard, un homme a effectivement atterri sur la lune. Le fait que cet imaginaire « décollant » du capitalisme soit déterminé par les hommes se manifeste déjà jusqu’au ridicule dans la forme de la fusée comme symbole du phallus ; l’orientation vers l’air et l’espace, qui n’est pas du tout fondée sur des bases militaires par hasard, contient l’image d’une sexualité masculine « détachée » et qui s’envole en quelque sorte.
Mais ce code symbolique s’est épuisé depuis longtemps. Le voyage spatial est devenu aussi ennuyeux que l’avenir vide du marché. Sur les planètes accessibles, on ne trouve que des déserts chimico-physiques. Et même leur exploitation capitaliste en tant que ressources reste illusoire, car les coûts de transport engloutiraient des millions de fois le rendement possible. La technologie des combustibles fossiles, sur laquelle repose le mode de production capitaliste, est bien trop primitive pour un « départ vers le cosmos ». Cap Canaveral et Baïkonour sont déjà des ruines de la civilisation masculine productrice de marchandises, mais elles ne le savent pas encore. Un recodage symbolique radical du rapport à l’espace orientera le regard « vers le bas » : non seulement dans le sens archéologique où l’Histoire se trouve sous nos pieds, mais aussi en ce qui concerne les défis technologiques et les exigences de la reproduction sociale. Ainsi, outre l’intérieur de la Terre, la majeure partie de sa surface, à savoir les couches inférieures et le fond des océans, reste inexplorée. Le fait que les ressources et les compétences nécessaires pour atteindre cet objectif soient restées minimes par rapport à l’aviation et à l’astronautique montre la profonde dépendance du développement scientifique et technique vis-à-vis des codes symboliques du capitalisme, devenus obsolètes. Si l’homme est un être de culture, il devra se chercher une nouvelle orientation culturelle dans l’espace, le temps et la psyché ; et peut-être que ce tournant du XXIe siècle bouleversera la société tout autant que la crise sociale et économique.
Robert Kurz
Traduit de l’allemand par Sandrine Aumercier
Source allemande : www.exit-online.org
Source française : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme
Les ouvrages de Robert Kurz sont disponibles aux éditions Crise & Critique