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Critique du sujet et critique de l’économie politique 

Remarques de méthode

*

Sandrine Aumercier

À la recherche d’un concept politique de la psychanalyse

Pourquoi est-il si difficile de parler en psychanalyse d’économie politique ? J’apporterai quelques considérations de méthode là-dessus. Freud ne s’est jamais posé la question de savoir si la psychanalyse devait éviter de parler de société, de civilisation ou de phénomènes collectifs : pour lui, cette chose allait de soi et constitue une part très importante de son œuvre. Il est même sidérant à quel point il n’a jamais cessé de remettre cette question sur le tapis. Son problème était plutôt de savoir si les concepts issus de la cure individuelle étaient appropriés à cette théorisation. Il n’était pas satisfait des analogies qu’il a dû produire, ni de certaines élucubrations transculturelles. Il faut relever chez lui une aporie autour de l’autonomisation du développement culturel qu’il est obligé de renvoyer ultimement à un phénomène organique. Il reste par là tributaire d’une vision historiciste, impérialiste et lamarckienne de son temps. Pour cette raison, les termes de Freud ne sont plus les nôtres, même s’il pose les jalons d’une théorisation psychanalytique des processus de culture.

Si Lacan rompt avec l’héritage des Lumières, sa théorisation du collectif ne s’implique pas non plus de manière approfondie dans la critique de l’économie politique. L’écho fantastique de quelques références de Lacan à Marx ne sauve pas l’affaire. Lacan n’a, soit dit en passant, jamais développé ses intuitions et elles semblent aujourd’hui exemptées d’une relecture de Marx par ceux qui les répercutent, comme si le nom de Lacan était une garantie. Cela donne le thème flou de « l’équivalent général », de « l’homologie entre plus-value et plus-de-jouir », du « discours du capitaliste », de « l’invention du symptôme par Marx », ou d’un Marx qui s’est fait le parangon de la lutte des classes (comme s’il n’y avait pas aussi un autre Marx à découvrir). Tout ceci ne constitue dans l’œuvre de Lacan qu’une poignée d’allusions, reposant sur une lecture sommaire de Marx. Cela n’invalide pas l’apport de Lacan dans le champ de la psychanalyse, mais cela ne saurait constituer la base d’un discours psychanalytique articulé sur les catégories marxiennes.

Les conséquences de ceci se font sentir jusqu’à aujourd’hui dans les positions politiques des psychanalystes. On y trouve une dénonciation des « élites » à partir d’une identification au bon « peuple » ; une conception du néolibéralisme comme fomenté par une idéologie et une politique qui auraient, semble-t-il, la puissance de façonner le monde ; l’anathème tous azimuts contre le « discours capitaliste » dont personne ne sait d’où il sort ; l’appel à rénover les valeurs de l’humanisme ravagées par les politiques néolibérales ; la dénonciation d’une décadence de la « fonction paternelle » ou de la « jouissance sans limites », etc. Ces positions constituent à mon sens de la psychologie ou de la morale, mais pas de la psychanalyse [1].  Elles sont toujours assorties de l’idée que la psychanalyse a un rôle positif à jouer et une expertise au-dessus de la moyenne face à la civilisation mortifère (comme si elle n’en était pas elle-même un élément et un effet). On trouve aussi des personnes de la vie publique affublées par un psychanalyste de renom d’un profil psychopathologique [2] ; des phénomènes collectifs analysés avec des concepts issus de l’analyse individuelle sans s’expliquer sur la médiation entre les deux ou à partir d’une homologie considérée comme évidente [3] ; une typologie psychanalytique du « sujet contemporain » qui devient vite un mauvais sociologisme ; ou carrément une analyse globale de la civilisation qui peine à articuler les niveaux d’analyse, comme si on pouvait sauter à pieds joints de l’individuel dans l’universel. Freud s’est cassé la tête sur ce dernier point parce qu’il s’efforçait de construire une médiation théorique (par exemple avec la notion d’un « surmoi culturel » [4]) ; mais il s’est quelquefois fourvoyé dans ce qu’il faut bien appeler un mauvais culturalisme.

La grande question des freudo-marxistes fut justement celle de la médiation, en quoi ils avaient bien perçu le nœud du problème. Mais ayant souvent raccourci Freud pour les besoins de la critique sociale, et par ailleurs repris sans critique des poncifs du marxisme traditionnel – telle la croyance de Marcuse dans une libération permise par le développement des forces productives – ils ont eux aussi fini par faire du « freudisme appliqué » ou du « marxisme appliqué ». Additionner un présupposé freudien acritique avec un présupposé marxien acritique nourrit soit un pessimisme culturel, soit un optimisme révolutionnaire sans tranchant — finalement le contraire d’une théorie critique radicale, qui était pourtant l’ambition de cette génération d’auteurs. Certaines questions sont donc entièrement à reprendre. Pourquoi une telle proposition aujourd’hui passe-t-elle si souvent pour déterrer de vieux dossiers, alors que les mêmes problèmes sont toujours aussi peu résolus et aussi urgents ?

Enfin dans les expressions « politique de l’inconscient », « politique de la psychanalyse » ou « politique du signifiant », le génitif objectif insinue l’idée de « la politique qu’on fait » (interne, c’est-à-dire comment on organise la transmission de l’expérience analytique ; externe, c’est-à-dire comment on défend son affaire dans le champ social ; ou logique, c’est-à-dire en ramenant la politique à des discours qui seraient des émanations de choix signifiants) et le génitif subjectif implique une politique qui serait en quelque sorte induite par l’inconscient lui-même, par la psychanalyse, par le signifiant, etc. [5] Lacan s’est contenté de dire pour sa part que « l’inconscient, c’est la politique ». Il donnait là une définition de l’inconscient et non de la politique. Il introduit dans cette séance du 10 mai 1967 une dialectique de l’« être-refusé » où le névrosé essaie de faire surgir, en s’offrant, la demande de l´Autre — pour s’y refuser, par désir d’être rejeté. Le psychanalyste s’égale à cette structure en tant qu’avec une offre, il crée de la demande — et se refuse à la satisfaire, non par désir d’être rejeté, mais pour que l’analyse ait lieu. L’aphorisme de Lacan a une portée restreinte : il s’agit de positions subjectives articulées dans la névrose et la position de l’analyste. Mais il y a aussi dans la même séance une allusion à la guerre du Vietnam : « Il s’agit de convaincre certaines gens qu’ils ont bien tort de ne pas vouloir être admis aux bienfaits du capitalisme ! » [6]. S’il mentionne l’intégration forcée dans le capitalisme, ce séminaire est toutefois plus que confus sur une possible articulation avec le capitalisme. À son habitude, Lacan annonce un développement… qui ne viendra jamais. Sachons lui donner une suite dans les termes qui sont les nôtres aujourd’hui.

D’où vient le capitalisme ?

Or il n’y a pas de chose plus répandue que de dénoncer le capitalisme. Cette dénonciation couvre même l’ensemble du spectre politique, chacun y allant de son « diagnostic de crise ». De quoi parle-t-on lorsqu’on accuse le capitalisme ? Sort-il, comme on le présente souvent, d’un désir de domination porté par une certaine classe sociale ? Sort-il de déterminations idéologiques repérables dans tel et tel discours de ses porteurs de fonction ? Est-il l’expression d’une nature humaine calculatrice et insatiable ? La psychanalyse est habituée à de telles questions dans son propre champ, avec la question du désir, du corps, du fantasme, du souvenir-écran, etc. Jamais toutefois ces repérages ne donnent la clé « du » sujet de l’inconscient, qui doit plutôt produire son objet dans une parole singulière permise par un dispositif artificiel de transfert. La critique sociale est, de son côté, toujours en reste de produire son sujet et ne fait donc que le supposer grossièrement.

La question de l’origine, historique ou biographique, se brise sur l’impossibilité d’y répondre — puisque le sujet est absent du commencement — mais elle contraint aussi à fabriquer des théories (que Freud appelle des théories sexuelles infantiles). Subordonner ces théories à la vérifiabilité par les preuves ou par le calcul entérine le paradigme scientifique. Mais inversement, la critique de ce paradigme ne fait pas de l’invérifiable une vertu, ce pourquoi Lacan dit qu’il y a du savoir dans le réel. Qu’il y a du savoir : cela est vérifiable. La pensée postmoderne s’est arrêtée à mi-chemin et ne cesse, hypnotisée, de nous entretenir du trou de l’origine. Elle ne veut pas faire la deuxième partie du chemin, qui est le risque d’une théorie. L’hypnotisation par l’absence de preuve (que Lacan appelle « mystagogie du non-savoir ») rend ce trognon de théorie inattaquable.

La question de l’origine se pose donc, qu’on le veuille ou non. D’où je sors ? Du ventre de ma mère, de son désir ou d’une histoire collective ? Ces aspects sont indissociables, bien qu’à des étages logiques distincts. Il n’est pas possible d’« isoler » — comme sous une lentille de microscope — le désir maternel du reste de l’histoire familiale et collective. Il est intéressant pour la psychanalyse de noter que la constitution d’une sphère publique (masculine) et d’une sphère privée (féminine) est très récente historiquement [7]. Il peut être pareillement intéressant d’apprendre qu’il ne serait pas venu à l’idée de ceux-là même qui ont, à la Révolution française, mis en place ce régime de représentation, de l’appeler « démocratie » [8]. Et d’où sort donc l’argent, puisqu’il ne pousse pas dans les champs et que son rôle dans l’économie capitaliste n’a rien à voir avec, par exemple, son rôle au Moyen-Âge [9] ? D’où sort la marchandise enfin ? Quant apparaît historiquement le travail abstrait (c’est-à-dire rien moins que ce que chacun de nous fait plus ou moins toute la semaine) ? On remarque tout de suite que la psychanalyse ne dispose pas sui generis de tels concepts. Elle ne dispose que d’un concept (critique) du sujet, qui doit être mis en relation avec les autres catégories de la modernité. Il n’est pas possible de déduire de son expérience seule une conception affûtée de l’économie politique ; elle ne peut donc pas aborder ce champ en « terrain conquis ». Transposer les concepts de la psychanalyse dans le champ social aboutit aux impasses mentionnées plus haut. Parallèlement, transposer une conception acritique du sujet dans les luttes sociales produit son lot d’impasses correspondantes.

Comment se fait-il donc que la psychanalyse puise depuis ses débuts dans un spectre aussi large de références théoriques (art, littérature, psychiatrie, mathématiques, linguistique, logique, anthropologie, etc.) mais ne se plonge justement pas dans l’étude sérieuse de ce qui constitue la dynamique matérielle de la civilisation dans laquelle elle est apparue ? Comment se peut-il que ni Freud ni Lacan ni leurs successeurs ne se soient impliqués dans la critique de l’économie politique alors que le mode de production capitaliste détermine tendanciellement la totalité de l’existence planétaire, et qu’il provoque un faisceau de crises de plus en plus patentes, ainsi qu’un mécontentement social croissant (et ce, jusque dans les séances d’analyse) [10] ? N’y a-t-il rien de plus à en dire que de ressasser 80 ans après le Malaise dans la civilisation ou telle formule — finalement anecdotique — de Lacan sur le discours du capitaliste ? Peut-on continuer à ignorer cette problématique grosse comme l’éléphant dans la pièce ?

De fait, les emprunts à la littérature, à la linguistique ou à la logique affinent les concepts de la psychanalyse, mais n’en menacent pas les fondements ; ils l’enrichissent et en affermissent le discours. La critique de l’économie politique, au contraire, touche aux fondements historiques non seulement de la pratique et de la théorie analytique, mais du sujet de l’inconscient en tant qu’identique à ce que Lacan nomme « le sujet de la science ». Pourquoi donc est-elle à ce point négligée, si ce n’est parce qu’elle sape les assises d’une psychanalyse trop imbue de sa position par ailleurs socialement dérisoire ? La théorie analytique doit maintenant prendre acte du fait qu’il n’y a pas de sujet de la science sans un sujet de la marchandise (et donc du fétichisme de la marchandise) : le rapport entre accumulation moderne de savoirs partiels, production de marchandise, règne de l’abstraction et valorisation de la valeur est un rapport de nécessité interne. La fuite en avant technoscientifique et la financiarisation ne sont pas seulement des idéologies maniées par des gens peu scrupuleux. Elles sont des modes de compensation de la dévalorisation de la valeur, induite par la diminution de la quantité globale de travail productif depuis les années 1970, qui fait que le système n’arrive plus à financer ses propres coûts et doit recourir à des expédients dont les ficelles sont toujours plus grosses. Pas davantage que d’indépendance des instances politiques il n’y donc indépendance des idéologies de crise ni des productions scientifiques sur fond d’approfondissement de la « contradiction en procès » (Karl Marx).

De la théorie sexuelle infantile à la théorie tout court

La psychanalyse n’a pas d’objets prédéterminés. Par définition, la sexualité infantile y est considérée comme ouverte à tous les objets et comme le point nodal de toute théorie. C’est l’objet produit dans la parole qui requiert et justifie l’analyse — et non la psychanalyse comme théorie constituée qui irait chercher tel ou tel objet. La psychanalyse se laisse donc questionner — ou non — par la variété des objets (ou des « extensions » selon le terme de René Lew) qui apparaissent dans son champ. Tout le monde se fait une théorie sexuelle, c’est-à-dire « une théorie de quelque chose » — de quelque chose qui le préoccupe. La cure analytique, en ce sens, rouvre un dossier classé, repose une question apparemment traitée. L’association libre n’est pas une célébration de l’irrationnel. Il y a une visée précise qui est la levée du refoulement, soit la production de nouvelles connections. Les analysants font très bien la différence entre tourner autour du pot et dérouler un fil associatif, qui comporte sa propre rigueur mesurée à des effets de surprise. Pas toute parole n’est effective : on peut « parler pour ne rien dire ». Une parole qui, comme on dit, « en vient aux faits » vaut un acte qui « s’égale à la structure qui le détermine » [11].

La subversion analytique est donc de méthode, pas de contenu. Au lieu de se demander si la psychanalyse remplit les critères de la recherche scientifique — ce qu’elle ne fait pas — on est parfaitement fondé à inverser la requête et demander si les théories scientifiques remplissent, elles, les critères de la psychanalyse : une recherche va-t-elle poursuivre sa question jusqu’au bout ? Va-t-elle trier devant l’apparition de nouveaux « faits » ? La science se focalise sur les faits qu’elle décrète pertinents et justement écarte ceux qui font du « bruit », qui débordent le cadre. Je me rappelle d’un chercheur en biotechnologies que j’interrogeais sur les implications éthiques de ses objectifs de recherche et qui me dit sans ciller : « Ce n’est pas mon affaire, il y a des comités éthiques pour ça. » Une question qui se laisse de la sorte extérieurement compartimenter en « domaines » étanches ne risque pas de se confronter à sa propre contradiction. Or il faut bien cette exigence de dépassement des frontières disciplinaires pour que la question la plus singulière devienne une question universelle, c’est-à-dire, en termes freudiens, pour qu’elle constitue un apport culturel.

Freud a souvent décrit son attrait irrésistible pour les énigmes de ce monde (baptisé « passion de l’ignorance » par Lacan). Lorsqu’elle suit les critères de la science, la question est reçue comme un objet soumis à des protocoles « falsifiables » (Karl Popper). Mais si elle est reçue psychanalytiquement, alors, une fois posée, ce n’est pas « moi » qui la traite comme un objet posé en dehors, mais c’est elle qui suit son cours en m’imposant ses relances ; et au cours de son déploiement, elle entraîne nécessairement l’éclatement de son noyau initial. La rigueur de cette méthode-là ne peut que tenir à la prise en compte des obstacles survenus à la faveur de moments inassimilables par les présupposés de départ. Une telle démarche théorique n’est donc pas étrangère au cheminement d’une psychanalyse. La théorie freudienne de l’inconscient est en ce sens consubstantielle à l’analyse par Freud de ses propres rêves. C’est cela qui fait qu’elle est par endroits infiniment plus avancée que l’homme Freud, qui était plutôt conservateur. La « question Freud » a emporté Freud beaucoup plus loin que lui-même : c’est là sa part d’universalité.

Les habitus universitaires imposent une méthode fragmentée, instrumentale et orientée, là où la méthode analytique se refuse à « faire le tri », car aucune question latérale, aucune idée incidente, aucune contradiction ou autocritique ne devraient être écartées (même s’il n’y a rien au bout, c’est-à-dire même si le détour n’est pas « rentable » en termes de gain de savoir). Elle ne cède pas sur la rigueur interne de la chose examinée. C’est ce qu’Adorno appelle le « primat de l’objet » [12]. Ce n’est pas un primat objectif, avec un objet posé en face de moi ; c’est un objet toujours déjà là, qui précède le sujet, mais qui cependant ne peut être que recréé — et non pas retrouvé. En tant que tel, il est donc pulsionnel aussi ; il est impossible de produire cet objet en l’absence de nécessité. La production théorique est de ce fait à la fois production d’un objet (supposé déjà là) et transformation du sujet (lui aussi supposé) qui accueille cette question dans le mouvement pulsionnel de le recréer. Le mouvement d’une psychanalyse est, en ce sens, un mouvement théorique. Cette forme de la théorie — qui est une forme critique, parce qu’elle dément par avance tout objet et tout sujet préconstitué — découle de la dichotomie sujet-objet moderne.

Parfois, une personne demande en analyse : « Et est-ce que je dois vous parler de mon enfance maintenant ? » « Est-ce que je dois vous raconter mes rêves ? » Il y a ce cliché que les rêves ou les souvenirs d’enfance seraient en soi des objets délivrant la clé de l’inconscient. Or la psychanalyse traite tous les faits, et donc aussi les faits politiques, comme s’ils étaient des rêves, c’est à dire qu’elle les traite à la fois comme une formation de l’inconscient, comme une énigme qui impose sa question, et comme une chose dont il faut faire la théorie. Les rêves ne sont que la manifestation idéal-typique des formations de l’inconscient.

Si la question vient de l’objet, si elle s’impose (comme un symptôme nous harcèle, comme un rêve nous turlupine), alors il n’est plus possible d’appliquer un corpus de concepts psychanalytique à un quelconque objet extérieur, par exemple « la politique » comme champ séparé. Le grand Autre est énigmatique et veut quelque chose, mais, au sens propre, il ne pose pas de question. La psychanalyse théorise, avec le mythe d´Œdipe, l’avancement d’une recherche qui ne recule pas devant la mise en cause de ses présupposés de départ. La Sphinx pose en revanche une question parfaitement « pipeau », digne d’un examen de recrutement. La vraie énigme de l’histoire est le tracas de l’objet dans le sujet. C’est pourquoi l’inconscient n’est pas extérieur à la politique et pourquoi la psychanalyse ne peut que se laisser imposer la question politique, qui lui vient de sa propre inscription sociale et de sa théorie du sujet de l’inconscient. Mais elle ne peut s’y engager dans l’ignorance des déterminations catégorielles de l’économie politique, qui la façonnent de l’intérieur, et qu’elle n’est pas en mesure d’expliciter à partir de ses seuls moyens. De même que les philosophes qui se piquent de parler de l’inconscient sans l’articuler à l’expérience des processus psychiques risquent de transformer l’inconscient en métaphysique, de même parler du capital sans articuler ce concept à l’ensemble des catégories du procès de production réel risque de le transformer lui aussi en concept métaphysique. Si nous déplorons que tant de philosophes soient passés à côté de l’inconscient, ne cultivons pas la même méconnaissance par rapport à la logique du capitalisme.

La question une fois posée touche alors forcément à toutes les questions ; c’est là sa différence essentielle avec les problèmes de la recherche publique appliqués à la résolution d’un point de détail et à ses applications techniques et commerciales. Cette méthode que pratique la psychanalyse fait éclater le cloisonnement des disciplines (qui n’est lui-même rien d’autre qu’un symptôme de la division moderne du travail) et elle aborde par des voies négatives l’opposition formelle sujet-objet dont procède le mode de production capitaliste. Il s’ensuit qu’il n’y pas de « question politique » au sens d’un « thème à traiter parmi d’autres », il y a les catégories de l’économie politique, qui exigent un traitement théorique à la hauteur des détermination formelles du capitalisme, dont le sujet de l’inconscient est un effet. Cela impose à la psychanalyse de repenser les conditions historiques de son apparition et de son exercice d’une manière qui ne saurait se satisfaire d’un opportunisme pour assurer sa place au soleil, car il y va de sa pertinence et de son épistémologie.

L’homo politicus suit le cirque des élections, la guerre en Ukraine, la crise énergétique, la crise sanitaire, la crise climatique, la crise migratoire ou la crise économique, d’une manière aussi évitante que ses propres symptômes névrotiques — pour n’en rien savoir. C’est par réflexe qu’il se juge « de gauche », s’identifie à une classe, un discours, une cause. Mais le fonctionnement réel de la politique n’est pas donné par ces identifications qui, au contraire, le masquent. Pourquoi donc les déterminations du capitalisme seraient-elles moins intéressantes pour la psychanalyse que, par exemple, les célèbres « formules de la sexuation » ? Au sens freudien, les unes ne sont pas moins sexuelles que les autres. Il ne s’agit pas de prôner un subjectivisme au sens d’examiner seulement « mon rapport personnel aux phénomènes politiques » (par exemple les états d’âme de l’électeur). Il s’agit d’accueillir psychanalytiquement la question de l’économie politique, pour la tirer du refoulement où la maintient l’accommodement ordinaire avec le pire — ce qui implique d’entrer dans ses articulations théoriques. Égarée par ses tentatives foirées de « psychanalyse appliquée à la politique », la psychanalyse n’a pas encore réussi à remonter le fil de sa constitution commune avec la critique de l’économie politique — bien qu’elle passe son temps à le pressentir, par exemple en répétant à qui mieux-mieux que « l’inconscient, c’est la politique » — et qui a à voir avec la formation du sujet moderne.

Le préjugé individualiste

Un obstacle théorique énorme se dresse à cet endroit, c’est la croyance spontanée dans le fait que la société est constituée de la somme des comportements individuels et qu’on pourrait donc modifier la société de proche en proche, en partant du sujet. Cette croyance est celle propagée aussi bien par la psychologie comportementale que la théorie économique néoclassique, qui enjoint pour tous les problèmes de leur donner un prix et d’agir ainsi sur la demande des consommateurs. Cet individualisme méthodologique obstrue la confrontation entre psychanalyse et critique de l’économie politique, bien que la psychanalyse dispose intrinsèquement des moyens conceptuels de l’éviter. L’individu n’est pas davantage un point de départ théorique adéquat que le capitalisme pris seulement comme totalité abstraite ; aucun de ces points de départ ne va boucler l’aporie du double fondement réel institué par la dichotomie sujet-objet : cette double limite est donc aussi à théoriser.

Ce qui se passe dans la cure ne permet pas d’analyser correctement le mouvement objectif de l’argent et de la valeur. Ce mouvement ne peut pas être abordé par la seule porte d’entrée de son traitement subjectif. Ce dernier peut fonder une position éthique mais il ne fonde pas une compréhension d’ensemble ni une transformation sociale. La « propagation littorale » ou la « dérive littorale » (René Lew) de la parole se heurte brutalement au bord invisible de la forme sociale. La question doit donc surmonter sa propre limite et se libérer de son préjugé de méthode (le préjugé individualiste) pour entrer dans l’étude de ce qui lui barre le chemin tout en étant en son propre cœur. Si c’est la question qui impose sa méthode, alors une telle question ne peut que se dessaisir de sa propension à vouloir traiter tous les problèmes à partir d’un seul corpus de concepts et d’une seule technique. Pour cela, le niveau d’exigence théorique doit être maximal de chaque côté — du côté de la psychanalyse comme du côté de la critique sociale. Dans les faits, il semble le plus souvent être maintenu au minimum — on pourrait même parler ici de « minimum syndical » dans la mesure où s’y joue une formation de compromis qui maintient le confort respectif de champs d’interventions bien séparés, respectant la division du travail prescrite par le capitalisme et ses pseudos-radicalités.

Il s’agit justement d’éviter de reproduire une fois de plus cette division du travail en ne cédant pas à la tentation de séparer soigneusement les « facteurs subjectifs » et les « facteurs objectifs ». La psychanalyse aurait son domaine d’intervention et la critique sociale aurait le sien et les vaches seraient bien gardées. Dans ce schéma, tout rapprochement d’un côté avec l’autre est perçu respectivement comme idéologie. Pourtant, il crève les yeux que l’idéologie consiste ici à vouloir « sauver » un côté du risque de sa confrontation avec l’autre. Cela revient à une pure et simple apologie de l’ignorance.

L’examen par la psychanalyse des catégories du capitalisme lui fait ainsi perdre quelque chose, notamment l’illusion de disposer d’une théorie qui se suffise à elle-même. La crise est au capitalisme ce que la clinique est à la psychanalyse : la rencontre forcée avec les processus qui imposent leur question et une élaboration afférente. Si la crise d’hystérie a nécessité que fussent élaborés les concepts permettant de l’analyser, la crise de la valeur exige sa propre théorie. Notons surtout que l’une n’est pas sans rapport historique avec l’autre, puisque les femmes sont aussi tombées malades de leur claustration domestique et de leur assignation aux activités de reproduction (comme Freud le remarque de nombreuses fois) — dans un espace social dissocié de la logique masculine de la valeur.

Le psychanalyste est un sujet de la marchandise comme un autre, déterminé comme les autres par la mise en concurrence universelle des intérêts privé et la limite interne absolue de la « contradiction en procès ». La psychanalyse est mise au pas de cette lame de fond civilisationnelle comme tout le reste, ni plus ni moins. C’est donc de cela dont il lui faut rendre compte en l’absence de toute idéalisation de sa place dans la culture. Le discours analytique ne saurait devenir un discours affirmatif conférant à la psychanalyse une place éminente, y compris pour proposer un « diagnostic » spécial ou une théorie sur tout. La psychanalyse conduite jusqu’à ses ultimes conséquences, comme la théorie critique, approche et supporte, par l’examen de ses conditions immanentes, le point de sa propre suppression. Elle n’a rien à défendre sous peine de ne rien obtenir de mieux que son intégration dans cette dynamique destructrice.

La dichotomie sujet-objet — problématisée par la psychanalyse — implique de reconduire les deux termes à une même constitution, des termes qui sont maintenus artificiellement séparés par la voie des concepts. Faute de pouvoir tenir ensemble les moments séparés de ce processus commun de constitution historique (car la dichotomie n’est pas seulement cognitive mais réelle et opérante), l’élaboration théorique est contrainte de remonter plusieurs fois jusqu’au noyau logique de cette constitution sans jamais parvenir cependant à le transcender de cette manière (seul l’avènement d’une nouvelle forme sociale y parviendrait). La théorie est ainsi, de tous les côtés, empêtrée dans ses propres limites de méthode ; la psychanalyse n’y fait pas exception. Mais il ne lui est pas impossible de remonter, par une approche négative, en direction de la constitution formelle dont elle procède elle-même.

La reconnaissance de ce fait peut prémunir la théorie d’une rechute dans les apories de l’holisme et de l’individualisme qui menacent sans arrêt la psychanalyse d’un côté et la critique sociale de l’autre. En ce sens, la psychanalyse est invitée, au bout du chemin, à se dessaisir de son préjugé méthodologique – individualiste – et d’une certaine manière, à se supprimer elle-même (entendu : une suppression logique). Elle est aussi peu le fondement d’une révolution que la lutte des classes ne l’était dans son genre. Une psychanalyse qui se défend, qui cherche à se conserver et à se faire reconnaître est contraire à son propre concept. Elle n’est pas un bien culturel à inscrire au patrimoine de l’UNESCO (ceci n’est pas une plaisanterie, la proposition a déjà été faite). Elle est une pratique fondée sur la « destitution du sujet supposé savoir » — pour parler à la suite de Lacan — qui est une destitution subjective, et cette figure logique de la fin d’analyse ne concerne pas que la cure individuelle mais aussi la psychanalyse comme produit historique. La psychanalyse doit tenir rigoureusement sa spécificité jusqu’à son propre point de destitution.

La question traverse les frontières

Si c’est la question qui « fait sa loi », alors la rigueur de Freud dans le développement de sa question — qui le conduit si souvent au-delà de lui-même — sera aussi la nôtre. Cette rigueur implique de suivre inflexiblement la trace des faits (Tatsachen) propres à déployer la question jusqu’au bout. Elles prennent à l’occasion la forme d’une objection, mais se signalent aussi par un affect désagréable : nous perdons pieds. Freud n’aurait jamais inventé la psychanalyse s’il n’avait transcendé les frontières académiques et conceptuelles existantes. La méthode analytique se confond avec le parcours d’une question qui nous oblige à rejoindre le râle de la modernité et qui finalement bute sur sa propre limite méthodologique. Plus la psychanalyse est rigoureuse avec sa propre méthode, plus elle approche le point de sa propre suppression comme discipline imaginairement auto-consistante.

Cet effort de rigueur signifie que la psychanalyse ne peut aborder l’économie politique qu’en s’astreignant au même effort d’antipsychologisme qu’elle poursuit dans son propre champ [13]. La segmentation individualisante et identitaire des savoirs participe de ce psychologisme où chacun s’identifie à sa discipline et en défend bec et ongles la priorité sur les autres. Mais une position antipsychologique entraîne d’autres conséquences. Sous la domination impersonnelle du capital, on ne peut plus comprendre la structure moderne du pouvoir à partir de l’aspiration personnelle au pouvoir des dirigeants, tout comme on ne prend jamais les motivations extérieures d’un analysant au pied de la lettre. Le capitalisme dans sa structure ne s’explique pas non plus par la quête du profit ou l’exploitation de certains par d’autres, ni par l’appropriation de survaleur ; ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi la création de valeur et l’accumulation d’argent est une obligation absolue de ce mode de production — et ce qui se passe quand ça ne marche plus. De même, la critique du capitalisme financier est aussi peu pertinente pour la compréhension du capitalisme que d’aborder un symptôme clinique à partir de la dénonciation de ses excès, sans remonter à la structure. La critique de l’hédonisme n’a pas non plus d’intérêt théorique si elle n’est rapportée à la constitution de l’homo economicus, qui est toujours d’abord un travailleur avant d’être un consommateur. Enfin, on ne peut pas expliquer le néolibéralisme à partir de l’idéologie managériale ; le « discours néolibéral » ne tient pas seul sur ses pattes. Lacan articule le fantasme à partir de la coupure entre le sujet divisé et le « prélèvement corporel » (de l’objet a) : l’idéologie, pareillement, ne peut être abstraite du terreau des rapports de production matériels fondés sur une séparation structurelle du producteur avec le produit de son propre travail — la marchandise, qui prend alors une existence indépendante. La psychanalyse est habituée à ne traiter les « idées » ou les « signifiants » que dans leurs rapports étroits avec le corps de la pulsion (qui n’est pas le corps naturalisé de la science mais celui dont Lacan dit dans la même séance du 10 mai 1967, déjà citée : « l’Autre, c’est le corps »). Pourquoi devrait-il en aller autrement lorsqu’on traite de l’idéologie ? Nous n’accusons jamais un patient de ses abus, mais nous nous efforçons de faire apparaître la structure. Il n’en va pas autrement lorsqu’on est confronté aux abus des personnalités publiques. Il est un fait que ces personnalités portent la responsabilité des positions qu’elles choisissent d’occuper et s’exposent de la sorte à la critique ; mais cette critique ne saurait les identifier à la structure qu’elles reproduisent, comme si elles en étaient la cause — pas davantage que la psychanalyse n’identifie le moi au sujet de l’inconscient. Il est impossible à un homme politique d’être autre chose que le ventriloque du système de rapports matériels qui lui a permis d’être élu ; n’attendons donc pas davantage de lui, et ce, d’autant plus si, en bon lacanien, on a en permanence la bouche pleine de « l’inexistence de l´Autre ». Inversement, on ne peut pas non plus critiquer l’efficace des « discours » comme s’ils n’avaient pas un ancrage bien matériel, donc chacun participe à son corps défendant dans le système des rapports sociaux.

Il n’est d’aucun intérêt de psychologiser les rapports de production à partir des places occupées par les « masques de caractère » au sein de la totalité fonctionnelle. Ce n’est pas parce que nous sommes environnés d’idéologies légitimatrices que celles-ci expliquent le fonctionnement du capitalisme ; elles expliquent tout au plus comment chacun se raconte et justifie sa place dans une situation objective, mais elles n’expliquent pas cette situation. De même que Freud a renoncé à expliquer la névrose à partir de sa première théorie du trauma, de même le capitalisme ne s’explique pas à partir de l’exploitation de certains par d’autres à l’intérieur du rapport capitaliste. De même que le conflit psychique inconscient ne peut être confondu avec les conflits actuels (par exemple la dernière dispute conjugale), de même le capitalisme ne peut pas être interprété à partir des antagonismes visibles (par exemple la dernière vague de grèves), qui ne sont que la forme empirique d’un rapport formel qui enveloppe tous les sujets de la marchandise et qui, lui, doit être explicité. « L’intérêt de classe » du prolétariat n’est que l’un des multiples antagonismes concurrentiels immanents à la forme-marchandise, préformé par elle, qui ne peut donc se réclamer de sa position pour transcender le capitalisme [14] ; c’est bien pourquoi il a réussi, au mieux, à y parachever son intégration au prix du déplacement de la même contradiction vers les périphéries du capitalisme mondial. Pour finir, dénoncer le capitalisme du point de vue de ses manquements à satisfaire nos besoins fondamentaux est également insuffisant — tout comme il ne suffit pas de dénoncer la mauvaise mère pour en être quitte de son propre symptôme. Dans le mode de production capitaliste, aucune marchandise n’est fabriquée dans le but d’améliorer nos vies mais dans le but de nourrir un processus de valorisation qui dépasse les intentions de chaque acteur individuel. Les valeurs d’usage ne sont, dit Robert Kurz, que des « déchets à l’intérieur du processus de valorisation du capital » [15]. (On retrouve ici, par un autre abord, la fonction du déchet mise en avant par Lacan…) La psychanalyse doit donc s’appliquer à élucider les lois de la forme-marchandise dont elle n’est pas moins tributaire que les autres. Faute de quoi elle se résume à une mauvaise idéalisation philosophique qui prétend s’excepter du cours des choses.

Parler d’économie politique d’une manière psychanalytique exige donc une mise en question radicale des identifications spontanées à l’un des pôles du spectre « politique » (par exemple cette idée répandue selon laquelle, puisque la psychanalyse ne peut pas être pratiquée dans un régime despotique, alors elle doit nécessairement défendre la démocratie libérale), mais plus encore à la forme politique moderne en tant que telle. Ces identifications ne font que décliner l’éventail des rationalisations que la forme sociale capitaliste — aussi bien dans ses versions fascistes et néofascistes, que libérales, écologistes ou sociale-démocrates — se donne à elle-même pour ne rien savoir de ce qui préside à sa reproduction globale : elles se positionnent sous une forme apologétique à l’intérieur du champ existant et de la forme-État qui en constitue le bord. « L´État et le capital, dit Robert Kurz, se sont développés à partir d’une même racine, se conditionnant l’un l’autre, comme les deux faces d’un même rapport. » [16] Sur cette base, le spectre politique ne représente que la somme des programmes d’aménagement du capitalisme se proposant, comme une collection de mauvaises thérapies, de résoudre tel ou tel symptôme du malaise capitaliste sans jamais toucher à sa matrice. S’il existe au moins 400 types de thérapies [17] (dont la psychanalyse, notons-le, prétend se distinguer), le capitalisme comme civilisation est la somme des idéologies qui promettent de soigner ses propres crises pour ne jamais toucher à sa structure fondamentale. C’est ce qui explique que la critique sociale y a un statut qu’elle n’a eu dans aucune société antérieure, mais dans la mesure même où cette critique est toujours en reste, « enchaînée à la métaphysique moderne de l’argent » [18] et compromise avec elle.

Cette forme sociale ne sait porter la critique à la pointe qu’exige sa rationalité négative, bien qu’elle soit aussi la première de l’histoire à ne cesser de se plaindre de ses propres effets. Il faut prendre au sérieux le bruit de fond incessant de cette plainte et l’empressement suspect de ses officiants à venir fournir la solution, par exemple en se faisant élire ou en proposant une marchandise de substitution (structure redoublée de l’empressement militant à proposer de meilleures alternatives). En ceci, Lacan a vu juste en attribuant à Marx « l’invention du symptôme » : Marx a été à la hauteur de cette plainte en déployant les catégories logiques de la société productrice de marchandises qui nous conduisent à la catastrophe. La structure capitaliste ne peut s’analyser qu’avec la même abstinence politique que le psychanalyste oppose à la demande de solution immédiate, ce qui ne vaut pas renoncement à une transformation, au contraire. Si la guérison vient « de surcroît », disait Lacan après Freud [19], il n’en va pas autrement pour la critique sociale, dont la tâche est de remonter rigoureusement à ses présupposés historiques — avant que la transformation sociale ne se produise « de surcroît ».

Un auteur de la critique de la valeur a pu écrire que « le marxisme traditionnel, tout au long de son existence, a fait sienne l’illusion bourgeoise sur le sujet » [20]. Une autocritique équivalente issue de la psychanalyse pourrait se formuler ainsi : « La psychanalyse a jusqu’ici fait sienne l’illusion subjectiviste sur la politique, qu’elle récuse pourtant pour le sujet de l’inconscient. » Ces deux illusions bourgeoises ne sont bel et bien qu’une seule illusion scindée en deux, celle d’un sujet de la conscience maître de ses actes, et celle d’un homo economicus ou d’un homo politicus agissant dans la sphère publique par l’effet d’une volonté identifiable. Les deux illusions — qui n’en sont qu’une — se complètent et se renforcent de leur ignorance réciproque. La psychanalyse et le marxisme n’ayant chacun pris en charge qu’un seul côté de l’analyse, leurs idéologies respectives ressortent finalement indemnes d’une méthodologie segmentée. « L’objectivisme et le subjectivisme ne peuvent pas se libérer l’un de l’autre. L’objectivisme exige nécessairement, selon sa propre logique, d’être complété par son contraire immanent ; ce qui se produit alors effectivement, tant que nous n’examinons pas le problème de la constitution, dissolvant ainsi le faux contraste entre objet et sujet ; le pendant de l’objectivisme, c’est-à-dire le sujet absolu, reste le secret de sa propre image déformée. » [21] Ce constat repose un problème de méthode : comment surmonter ce qui est scindé à la source, c’est-à-dire au cœur de l’agir social ? [22] La théorie ne peut effectuer ce dépassement ; elle ne peut qu’en donner des indications négatives, car ce n’est pas en idée que quelque chose sera surmonté, tout comme, en psychanalyse, ce n’est pas avec des explications éclairées ni des plans thérapeutiques qu’on produit une modification subjective, mais en ne cédant pas sur la rigueur interne de la question que pose la névrose.

Le réel nous étant inconnaissable [23], on peut préconiser — à l´encontre d´un certain rengorgement lacanien — la formule de Wittgenstein : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » [24]  Les paradoxes du langage et l’impossibilité de dire l’origine ne sauraient recouvrir les contradictions spécifiques et structurelles du capital, qui exigent d’être traitées à leur propre niveau, c’est-à-dire en reconstruisant les catégories qui président à leurs formes phénoménales, comme Freud l’a fait avec la pulsion, le désir, le fantasme, le narcissisme, etc. La psychanalyse n’a rien à dire sur l’essence de l’homme et devrait se garder de toute tentation de cette sorte. (Le structuralisme a indéniablement alimenté cette tendance avec sa recherche d’invariants universels.) Lorsqu’un analysant nous entretient des problèmes de l’être ou de l’homme pour justement ne rien dire de son problème, nous appelons cela des rationalisations. Il en va de même lorsque la critique sociale se réfugie dans des considérations sur la nature humaine. C’est notre forme sociale, celle qui a enfanté la psychanalyse, que nous avons la tâche de comprendre, et non l’être ou l’homme abstrait. La variabilité historique des organisations sociales rappelle que la situation présente n’est pas une fatalité liée à l’espèce humaine. Pour l’histoire collective vaut quelque chose d’équivalent au concept freudien, si acéré, de « choix inconscient » ; mais de ceci, il est vrai, nous n’avons pas encore un concept adéquat.

La psychanalyse ne peut donc pas examiner les présupposés historiques de sa propre doctrine seulement avec ses propres instruments conceptuels, de la même façon qu’on ne s’analyse pas tout seul. L’unique homologie qu’entretient la méthode analytique avec la théorie critique est donc le mouvement qui conduit à leur commun point de destitution. En ce sens, la psychanalyse n’est que l’une des multiples portes d’entrée sur la critique de la « métaphysique réelle » (Robert Kurz) du progrès qui est à son principe. Son apparition historique correspond à une nécessité objective qui dépasse la thérapeutique, comme Freud et Lacan n’ont cessé de le dire. De même qu’on ne juge pas la psychanalyse d’après la somme considérable des errements qui se sont propagés en son nom, de même on ne saurait réduire la critique de l’économie politique à la somme des horreurs qui ont ponctué son histoire, sauf si l’on n’en veut rien savoir. Comme toujours, la responsabilité de cette rectification incombe à l’auteur d’une accusation. Mais comment se dédouaner de l’analyse d’un ordre social dont les symptômes transpirent de tous les côtés, et dont nous recueillons comme psychanalystes les formations singulières ? La crédibilité de la psychanalyse dépend désormais de cette avancée, afin de la tirer de la privatisation théorique où elle s’est enlisée, clivée des prises de position politiques intempestives des psychanalystes. Disons-le de façon aussi crue que nécessaire : la tutelle de Marx, de Freud ou de Lacan, on s’en fout. Il n’y a rien ni personne à sauver. Nous n’avons pas besoin de maîtres à penser. Il s’agit uniquement de savoir dans quelle mesure ils font avancer la question et à quel endroit ils y font obstacle, ceci afin que la psychanalyse soit élevée à la hauteur de son concept critique, qui induit sa propre suppression logique. La crise fondamentale du capitalisme et ses plaintes afférentes exigent un tel traitement théorique. Je comprends ce traitement théorique comme l’analyse critique de la théorie implicite (soit le fantasme inconscient) qui est toujours déjà impliquée par le symptôme et sa question. Une telle analyse, rejetant tout « programme de guérison », est déjà intrinsèquement transformatrice.

Sandrine Aumercier, juin 2022

Ce texte est la version écrite d’une conférence tenue à Marseille le 5 juin 2022 dans le cadre de la Biennale internationale de psychanalyse à partir des travaux de René Lew, sur le thème : « De la praxis de la théorie à la pratique de la psychanalyse — et inversement ».

Voir également sur le sujet : Sandrine Aumercier, « Les marchandises ne vont pas seules au marché. Fétichisme, sujet de la marchandise et sujet de l'inconscient », dans Jaggernaut, n°3, Albi, Crise & Critique, 2021. 

Source : Grundrisse : Psychanalyse et capitalisme


[1] La psychanalyse comme science « imprédicative » développée par René Lew ne définit pas, tel que je la comprends, le rayon d’une pratique qui serait hors du commun des objets. Nous ne faisons donc en permanence rien d’autre que de la psychologie et il n’y a aucun purisme à défendre sur ce point. Sans ce consentement au plus commun des errements, que Lacan appelle la nécessité d’être dupe (dans Les non-dupes errent), on verse dans un logicisme sans rapport avec l’expérience. La critique de la psychologie est ici une critique du psychologisme. Le psychanalyste doit se rappeler qu’il vise un au-delà de la psychologie, mais certainement pas non plus au sens de se mouvoir dans le pur éther de la « signifiance ». C’est ainsi en tout cas que je comprends l’intention de R. Lew.

[2] Dernier exemple en date : Jacques-Alain Miller, « Jean-Luc Mélenchon sur le divan », Le Point, 8 juin 2022.

[3] Fût-ce l’homologie d’un schématisme, qui prend les traits isomorphes dans leur état final, c’est-à-dire dans l’état où ils sont trouvés, sans s’expliquer sur la constitution génétique de cette forme commune, laquelle constitue pourtant le véritable défi théorique, sous peine de verser dans l’imaginarisation de ressemblances.

[4] Je remercie René Lew pour sa mise en garde concernant la notion inappropriée de « surmoi collectif ».

[5] Je remercie encore René Lew pour sa remarque sur le génitif objectif et le génitif subjectif qui m’a aidée à préciser ce point.

[6] Jacques Lacan, La logique du fantasme, séance du 10 mai 1967, inédit.

[7] Voir notamment Heidemarie Bennent, Galanterie und Verachtung, Francfort, Campus, 1985.

[8] Voir Francis Dupuis-Déri, Démocratie : histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Paris, Lux, 2013.

[9] Voir notamment Jacques Le Goff, Le Moyen Âge et l’argent, Perrin, Paris, 2010.

[10] On objectera ici un grand nombre de contributions « politiques » des psychanalystes qui, comme je l’évoquais au début, à mon sens ne témoignent pas d’un traitement sérieux des catégories de l’économie politique.

[11] Voir Jacques Lacan, « La méprise du sujet supposé savoir », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 1967, p. 338 : « Or c’est bien dans la pratique d’abord que le psychanalyste a à s’égaler à la structure qui le détermine non pas dans sa forme mentale, hélas ! c’est bien là l’impasse, mais dans sa position de sujet en tant qu’inscrite dans le réel : une telle inscription est proprement ce qui définit l’acte. »

[12] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 1992.

[13] Les contributions de David Pavón Cuéllar sont précieuses sur ce point. Voir son blog : https://davidpavoncuellar.wordpress.com/ Voir aussi la conférence de Fernando Tapia Castillo du 30 avril 2022 à l’université Montpellier III : « Le voile fétichiste de notre civilisation. Marx avec Lacan. Analyse critique de la critique lacanienne fondée sur la plus-value »

[14] Voir Robert Kurz, Ernst Lohoff, Le fétiche de la lutte des classes, Albi, Crise & Critique, 2021 [1989].

[15] Robert Kurz, « ˝Unnützer˝ Gebrauchswert », Neues Deutschland, 28/05/2004.

[16] Robert Kurz, L´État n’est pas le sauveur suprême, Albi, Crise & Critique, 2022, p. 31.

[17] Sarah Chiche, « Les grandes familles de psychothérapies », Sciences humaines, 2013/6, n°31. En ligne : https://www.cairn.info/magazine-les-grands-dossiers-des-sciences-humaines-2013-6-page-13.html

[18] Voir Robert Kurz, « La fin de la théorie – vers une société sans réflexion », extrait de Weltkrise und Ignoranz. Kapitalismus im Niedergang, Tiamat, Berlin, 2013. En ligne en français: https://grundrissedotblog.wordpress.com/2022/02/18/robert-kurz-la-fin-de-la-theorie-vers-une-societe-sans-reflexion/  

[19] Sigmund Freud, « ˝Psychanalyse˝ et ˝Théorie de la libido˝ », dans Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985 [1923], p. 69 : « L’élimination des symptômes de souffrance n´’est pas recherchée comme but particulier, mais, à la condition d’une conduite rigoureuse de l’analyse, elle se donne pour ainsi dire comme bénéfice annexe. »

[20] Ernst Lohoff, La fin du prolétariat comme début de la révolution, Albi, Crise & Critique, 2022, p. 73.

[21] Ibid, p. 72.

[22] C’est aussi la question posée par Theodor W. Adorno dans « A propos du rapport entre psychologie et sociologie », dans Société : Intégration, désintégration, Paris, Payot, 2011, [1955].

[23] Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1975 [1938].

[24] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1961, p. 107.

 

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