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Préface au recueil Raison sanglante

Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises

Robert Kurz

Ce livre est en grande partie une polémique, un pamphlet théorique. C’est donc exactement ce qui, partout dans le monde, répugne à l’académisme replet, équilibré, ennuyeux, suffoquant de ses remerciements et aménités sournoises et malhonnêtes, cet académisme qui a coutume d’émousser tout contenu jusqu’à le rendre méconnaissable. Tandis qu’en France le ton pamphlétaire est traditionnellement accepté, ne serait-ce que comme forme littéraire de raisonnement politique et philosophique de boulevard, dans le monde germanophone, il n’est pas jusqu’au feuilleton qui n’ait intériorisé les cérémonies courtisanes du milieu scientifique officiel et ses coutumes surannées. Une conscience socialisée suivant les critères de rédaction des collégiens voudrait que même les questions existentielles de l’humanité soient traitées sur le mode de l’étiquette et des bonnes manières bourgeoises. Cela fait deux cents ans au moins que la bourgeoisie éduquée allemande a le trouillomètre à zéro.

Or, aujourd’hui, ce qui est en jeu, ce n’est plus la seule forme de présentation, ni de savoir si elle est indécente, voire si relèverait des tribunaux. Il n’y a à vrai dire presque plus aucune confrontation théorique digne de ce nom, à vrai dire. Et s’il n’y a plus aucune réflexion conceptuelle, elle ne peut pas non plus être exacerbée de manière polémique. Cela est toutefois pas une spécialité teutonne, mais un phénomène répandu à l’échelle planétaire. C’est non seulement dans les milieux scientifiques et intellectuels officiels que l’on trouve cette situation, mais encore jusque dans la gauche radicale. Alors qu’en surface on en appelle solennellement au respect mutuel, il s’agit en réalité de faire accepter un raisonnement déficient, dépourvu de tout concept, qui, pour ce qui est du respect, n’en mérite aucun. L’objectif de cette manœuvre idéologique n’est pas plus la reconnaissance personnelle qu’un comportement solidaire des uns envers les autres, mais bien l’occultation de contenus dérangeants. Au lieu d’apparaître sous une formulation exacerbée, les contradictions doivent rester telles quelles.

Ces tendances vont de pair avec une personnalisation des contenus et des affrontements dans tous les domaines sociaux. Le mot d’ordre soixante-huitard selon lequel le privé est politique semble mis sur la tête : désormais c’est au contraire le politique qui est privatisé. On ne discute plus de positions, mais de figures et de leur image maquillée (les tops et les flops de la semaine). Ceci est toujours plus vrai dans la sphère théorique. Des philosophes entrent en lice comme s’ils étaient footballeurs ou pilotes de formule 1. Quant aux crises, elles sont perçues comme des échecs personnels. Ce n’est pas par hasard si, contrairement au passé,  même les scissions bien connues au sein de la gauche se règlent de moins en moins comme des divergences sur le fond portées sur la place publique. Au lieu de cela, les protagonistes prétextent désormais de plus en plus des problèmes personnels : la lutte relationnelle et l’intrigue opaque sont à l’ordre du jour.

L’arrière-plan de cette personnalisation est le même que celui de l’individualisation et de la désolidarisation générale, à savoir la dissolution de toute pensée et de toute action dans la subjectivité de l’autovalorisation. La critique est devenue marchandise et, par-là, objet de la concurrence, que celle-ci soit ouverte ou voilée. Ce processus d’une réduction à l’homo economicus et à l’individu de l’auto-affirmation abstrait s’accompagne d’une paralysie de la réflexion critique, remplacée par le volontarisme et la creuse déclamation ; ainsi, par exemple,  c’est à cela précisément que le livre de Hardt et Negri sur l’Empire doit son statut « culte[1] ». Il n’y a plus le moindre enjeu sur le plan des concepts, car il ne doit plus y avoir d’enjeu du tout. Le désir d’émancipation est dégradé en formule gentillette. Ce qui est dangereux se voit ravalé en émotion superficielle, et l’émotion rebelle à son tour en objectivité tout aussi superficielle.

L’impulsion critique traditionnelle s’étiole. Elle était liée à l’histoire de l’instauration du système moderne de production marchande. Tout ce qui faisait obstacle au processus de modernisation, à la capitalisation intégrale du monde donc, pouvait et devait être critiqué. La notion de critique se réduisait en grande partie à cette histoire ; il était impossible de la diriger contre la force motrice de la dynamique sociale moderne elle-même avec la radicalité requise. Le mot magique de modernisation a désormais perdu sa force de rayonnement ; il est devenu le vilain mot de la dégradation sociale, de la gestion répressive de la crise et, plus généralement, de la dévastation du monde. L’objectif est atteint, le système producteur de marchandises, de la « valorisation de la valeur » (Marx) et de la « richesse abstraite » (Marx), a évolué en système-monde immédiat et unitaire. Mais au bout de ce chemin, l’humanité se retrouve dans le paysage de ruines d’une barbarisation globale. La crise mondiale de la troisième révolution industrielle se révèle être une crise d’un type nouveau. Il ne s’agit plus d’une crise d’instauration, d’une rupture structurelle au sein du processus de modernisation, mais de la limite historique de ce processus même. Arrivée à cette limite, la raison critique passée ne peut manquer d’échouer et de se briser car elle a servi elle-même de support au développement qui désormais touche à sa fin.

À sa manière, la gauche a été, elle aussi, un moteur de cette histoire. La critique du capitalisme ne visait toujours que le mode prévalant de la socialisation capitaliste encore inachevée, mais jamais les déterminations catégorielles essentielles du rapport-capital. La gauche vivait dans la cage des catégories bourgeoises de la valeur (valorisation), de la marchandise, de l’argent, de l’économie d’entreprise, du « travail abstrait » (Marx), du marché, de l’État, de la Nation, de la démocratie, de la politique et du rapport bourgeois entre les sexes  ; elle aspirait à diriger d’une façon différente ces catégories réelles de la socialisation capitaliste et à les redéfinir, mais non pas à les abolir en tant que telles. Et c’est pourquoi maintenant, à la fin catastrophique de la modernisation, elle se retrouve les mains vides. Sa critique est devenue aussi affadie que l’autolégitimation bourgeoise vis-à-vis du « sous-développement ». La « mise en valeur » globale en tant que prétendu processus de civilisation se dément elle-même.

L’affadissement de la critique et de l’idéologie du progrès est une nécessité ; mais cette nécessité est faite vertu. Au lieu de diriger la critique sur la contre-nature essentielle du capital même et de l’exacerber ainsi de manière catégorielle, la cuistrerie démocratique se voit élevée en idéal. Proclamé régulièrement, l’éveil du printemps se nourrit seulement de slogans à la mode, bien vite oubliés. C’est là que coïncident la conscience bourgeoise commune et ses dérivés de la gauche radicale. Que ce soit un président conservateur exhortant la société à « donner un coup de collier », ou des idéologues économiques rêvant d’un « essor de l’auto-responsabilité », ou bien encore la gauche découvrant l’« appropriation » sans aucune médiation en déclarant qu’un « autre monde » est possible, chaque fois les mots d’ordre ressemblent désespérément à ceux des campagnes publicitaires, car les déterminations restent arbitraires et sans lien entre elles. On se borne à créer de simples « ambiances » qui ne sauraient être durables. La réduction phénoménologique de la pensée qui y est liée marque l’acte de capitulation d’une critique qui a elle-même renoncé à être conceptuelle.

La bienveillance démocratique générale, avec sa rhétorique du respect et de la reconnaissance, se voit contrecarrée brusquement par la méchanceté quotidienne de la concurrence universelle de crise qui se fait sentir jusque dans les restes de la gauche où l’on simule des départs pour des lendemains qui chantent. En même temps, la raison bourgeoise s’enfonce dans un manichéisme qui remplace la réflexion critique par la définition du « Mal », identifié au terrorisme venu de « cultures étrangères ». Depuis le 11 septembre, l’Occident prouve son pacifisme libéral par la pluie de bombes qu’il déverse, en policier mondial, tant sur les justes que sur les injustes dans les zones d’effondrement du marché mondial qui se sont dangereusement rapprochées.

Ce que l’on voit s’affirmer ici, à travers cette féroce militance de crise qui se présente comme de bien entendu sous le masque de la civilité, c’est un contenu idéologique qui a accompagné comme pensée légitimatrice l’ensemble du processus de modernisation : il s’agit de la philosophie des Lumières qui est à la base de toute la théorie moderne. À cet égard, le conflit entre les États-Unis d’Amérique, dernière superpuissance, et la vieille Europe, si souvent invoqué, tourne uniquement autour de la question de savoir qui affirme le mieux les « valeurs occidentales », et de la manière la plus appropriée, au sein du front commun contre les spectres du déclin tels que la dynamique du capital mondial elle-même les a engendrés. C’est l’ignorance éclairée qui voudrait faire passer l’effondrement de l’ontologie capitaliste pour son triomphe. En cette année 2004, déclarée « année Kant », au beau milieu des ruines d’une société-monde en voie de désagrégation, l’Occident célèbre, en même temps que le penseur de la Raison bourgeoise, sa propre domination globale présomptueuse dont il ne peut manquer cependant de perdre le contrôle. Ce qui se répète à la fin, au niveau élevé d’un développement aveugle, c’est le début : la colonisation tant intérieure qu’extérieure réapparaît sous la forme d’une gestion de crise planétaire dépourvue de toute perspective.

L’anticapitalisme impuissant de la gauche enfonce des portes ouvertes, car dans l’histoire de la modernisation parvenue à son terme il a perdu tous ses points de repère (mouvement ouvrier, socialisme réel, mouvements de libération nationale). Ces repères étaient eux-mêmes encore placés sous le charme de la pensée éclairée bourgeoise qui désormais fait irruption avec force une dernière fois au sein de la gauche aussi. Oubliée la « Dialectique de la raison » (Adorno et Horkheimer), oubliée la critique de l’eurocentrisme, ce n’étaient de toutes façons que gestes timides et incomplets pour sortir de la fatalité de la pseudorationalité capitaliste. Ce qui, désormais, devrait être à l’ordre du jour, c’est la destruction radicale (et donc allant au fond des choses) de la pensée éclairée et de sa novlangue orwellienne, car toute critique de la raison bourgeoise et de ses résultats par les moyens de la raison bourgeoise est désormais impossible.

Au lieu de cela, une partie de la gauche, face à sa propre raison bourgeoise, se réfugie en un babillage et bavardage pseudo-émancipateur rabâchant les concepts désormais insipides du marxisme ouvrier défunt ou encore les enrichissant à coups d’exhausteurs de goût postmodernes ; le culte de l’ambivalence pouvant devenir un alibi du désarmement conceptuel pour éviter d’affronter l’exigence de la rupture catégorielle. Une autre fraction de la gauche, elle, préfère se retrancher avec les idéologues démocratiques officiels derrière la dernière ligne de défense de la raison modernisatrice. Nombre d’anciens critiques invoquent à hauts cris une prétendue « promesse bourgeoise de bonheur » alors même que la mondialisation du capital lamine tous les rapports sociaux, détruisant les bases mêmes de la vie.

Il est évident que la question d’une critique radicale des Lumières mène à la frontière où commence le véritable tabou de la modernité. Cette frontière est doublement protégée par le fait que toute critique conséquente des Lumières, avec son pessimisme culturel, est mise de façon dénonciatrice sur le compte des contre-Lumières réactionnaires et de l’antimodernité, alors qu’en réalité ces dernières sont les produits des Lumières elles-mêmes. Toute antimodernité émancipatrice doit paraître inconcevable, or c’est précisément le fait de concevoir cette prétendue impossibilité qui constitue la tâche historique actuelle. C’est la forme-sujet constituée de manière capitaliste qui forme le dénominateur commun entre les Lumières bourgeoises et les contre-Lumières tout aussi bourgeoises, et cette forme englobe aussi la gauche telle que nous l’avons connue jusqu’aujourd’hui. Ce tabou ne peut être brisé que si l’impulsion émancipatrice va jusqu’à prendre dans sa ligne de mire la forme-sujet commune du système moderne producteur de marchandises.

Sous le nom de « critique de la valeur », la critique catégorielle des déterminations essentielles de la modernité capitaliste a d’ores et déjà gagné une certaine force de rayonnement dans la sphère de la réflexion critique. La critique de la valeur se réfère à la forme-valeur de la marchandise comme forme de socialisation de l’époque moderne. Mais il ne s’agit nullement d’une détermination économique au sens strict. Le concept de valeur ou de valorisation est bien plutôt un concept de totalité négatif du rapport-capital ou de la « socialisation de la valeur ». Nation, État et Politique ne sont pas subordonnés de façon immédiate à l’économie empirique, mais relèvent de la même totalité fétichiste posée par la valeur. C’est pour cela que la forme politique ne saurait être une forme d’émancipation, pas plus que ce que l’on appelle la Nation. La même chose vaut pour l’ontologie capitaliste du « Travail ». Quant au concept de travail abstrait, il ne constitue pas – et encore moins pris dans un sens transhistorique – le moindre un levier d’émancipation. Travail, Nation et Politique ne sont que des catégories du système producteur de marchandises ; ils deviennent caducs, en tant que catégories sociales, en même temps que celui-ci.

Dans le monde germanophone, la critique de la valeur qui commençait à se dégager du marxisme traditionnel immanent à la valeur fut portée pendant plus d’une décennie par la revue théorique Krisis. Mais même à l’intérieur de ce petit cercle consacré à l’élaboration théorique, le tabou de la modernité finit par devenir perceptible. Dès que la critique du travail et de la politique évoluait au-delà des concepts de la critique de l’économie politique et de la forme bourgeoise du droit vers une critique de la forme-sujet et des Lumières, les contradictions de ce sujet commencèrent à se faire sentir d’une façon destructrice, en dépit de la prétention à représenter une nouvelle critique radicale. Aussi, les essais publiés ici ont déjà un certain vécu. Leur parution dans trois numéros successifs de Krisis (2002 et 2003) reflète un moment d’un conflit acharné. La publication du texte Raison sanglante devait d’abord être empêchée et ne fut possible qu’au terme d’une résistance farouche ; quant au texte Tabula rasa, il devait provoquer des réflexes de défense encore plus forts et causer bien des rancœurs.

Un aspect de ces conflits était que la critique du sujet et des Lumières, partiellement développée ici, ne se bornait plus à l’horizon de l’universalisme androcentrique qui, comme on sait, caractérise la pensée éclairée structurellement masculine. L’individu abstrait de l’époque moderne se fonde sur la forme-sujet masculine, blanche et occidentale (MBO). C’est précisément la prise en compte du rapport entre les sexes au niveau d’abstraction des concepts essentiels capitalistes qui délimite de façon déterminante cette critique émancipatrice des Lumières et les contre-Lumières bourgeoises, toujours définies comme profondément androcentriques et, précisément par là, toujours liées de façon sous-jacente avec les Lumières. Dans la même mesure où le concept de « dissociation » sexuelle, développé par Roswitha Scholz[2], était alors intégré systématiquement dans la critique des Lumières, les tentatives de freinage au sein du projet de la critique de la valeur de Krisis se firent sentir de plus en plus fortement. Les furies du faux universalisme androcentrique se déchaînèrent lorsqu’il devint évident que la théorie de la dissociation, plutôt tolérée jusque-là comme une sorte de corps étranger (et en cas de doute reléguée du niveau conceptuel au niveau historique empirique), menaçait de faire éclater une conception de la critique de la valeur, elle-même encore abstraite universaliste.

Ce qui fut significatif c’est que le rejet de cette détermination tranchée de la critique du sujet et des Lumières ait été dans un premier temps formulée de façon non pas ouverte, comme une dissension sur le fond, mais comme accusation d’« exacerbation » et comme tentative de dénonciation ad hominem. Cette façon de mener le conflit entre dans le mainstream de la privatisation des problèmes sociaux et de fond, tant à gauche que chez le bourgeois commun. Une critique de la valeur qui recule devant la rupture ultime décisive avec la forme-sujet moderne et son autolégitimation éclairée ne peut que retomber dans l’ontologie bourgeoise. Mimant le sérieux formel, le geste conciliant de l’équité peut contribuer peut-être à fanfaronner un petit moment au sein du discours initié d’une gauche peu soucieuse de toute clarification théorique, mais il ne saurait faire avancer la critique. Un discours critique de la valeur enlisé dans l’universalisme androcentrique qui voudrait incorporer des éléments d’une critique des Lumières ne pourrait en trouver la matière que chez les penseurs des contre-Lumières bourgeoises et ainsi se désavouer pour de bon sur le plan théorique.

Le contexte d’élaboration théorique initiale autour de la revue Krisis n’existe plus ; ce qui continue à se servir de ce label n’est qu’une tromperie sur la marchandise depuis que la majorité de la rédaction et des auteurs essentiels a été éloignée par le putsch opéré par les représentants d’une critique de la valeur vulgarisée restés coincés sur le terrain de l’universalisme abstrait et qui ont eu recours pour cela à des moyens juridiques formels. Ainsi, Krisis relève désormais, de manière peu glorieuse, de l’histoire ; quant à l’élaboration théorique de la critique de la valeur et de la dissociation, elle se poursuivra dans la revue théorique Exit ![3] Les essais que nous présentons ici marquent une ligne de rupture et le point de renversement vers une critique émancipatrice des Lumières et de la forme-sujet masculine, blanche et occidentale (MBO), une critique plus pointue et qui va plus loin.

Pour les lectrices et les lecteurs d’un public plus large pour lequel ces textes ne sont pas les documents d’un conflit interne au sein de l’élaboration théorique de la critique de la valeur, ils peuvent servir d’introduction directe à un discours subversif qui refuse les fausses alternatives de la modernité productrice de marchandises. Il n’y a jamais eu de progrès bourgeois qui pourrait servir de base de départ à l’émancipation sociale de l’humanité. À la fin de l’histoire de la modernisation, le nécessaire pathos de la libération doit enfin devenir, et de façon conséquente, anti-ontologique. Cette conséquence anti-ontologique, ni Adorno ni les théoriciens postmodernes n’ont pu la mettre en œuvre. Pour gagner une telle perspective, il est nécessaire, dans le contexte de la critique du sujet et des Lumières, de passer de nouveau en revue l’histoire de la théorie moderne, y compris le marxisme.

Il va de soi que l’on ne saurait venir à bout d’une telle tâche avec quelques textes isolés seulement. Ce dont il s’agit ici d’abord, c’est de donner, sous forme de thèses et d’essais, un premier aperçu de la manière dont la tâche se pose et de mettre en relief l’intention polémique de cette tâche face à l’ancienne notion de critique qui a été celle de la raison bourgeoise. Le fait que ces textes ont vu le jour dans la mêlée et dans le nuage de poudre des affrontements traversant tous les secteurs sociaux de l’après-11 septembre souligne ce caractère. L’exigence théorique ne s’en trouve nullement démentie, bien au contraire : une élaboration théorique critique n’est possible qu’au travers des conflits de l’époque.

Aux trois essais conflictuels récents sur le thème de la critique des Lumières, nous avons ajouté le texte « Domination sans sujet ». Il date de 1993 et avait en son temps paru également dans un numéro désormais épuisé de la vieille revue Krisis. Le thème de la critique du sujet s’y trouve déjà abordé, mais dans un sens plus restreint, focalisé sur la sortie de l’histoire théorique marxiste, et encore privé de la plupart des implications de la critique des Lumières. Ce texte, qui a aussi sa valeur propre, pourrait aider le lecteur à suivre le cheminement intellectuel vers la rupture avec l’ontologie moderne, précisément parce qu’il contient encore lui-même certains moments d’une ontologisation (notamment en ce qui concerne la notion du sujet). Il est également à noter que, dans « Domination sans sujet », le concept hégélien de l’Aufhebung, rejeté expressément dans la critique ultérieure, paraît encore comme allant tout à fait de soi.

Nuremberg, juillet 2004

Robert Kurz

 

Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises
Traduit de l’allemand par Wolfgang Kukulies

Disponible en commande en librairie (France, Belgique, Suisse) ou sur le site des Editions Crise & Critique.

Depuis le 11 septembre 2001, c’est avec une arrogance jamais atteinte jusqu’ici que les idéologues de l’économie de marché et de la démocratie invoquent leur enracinement dans la grande philosophie des Lumières. Oubliée la « dialectique de la raison » d’Adorno et Horkheimer, oubliée la critique de l’eurocentrisme : il n’est pas jusqu’à certaines fractions de la gauche qui ne s’accrochent à une prétendue promesse de bonheur bourgeoise, alors même que la mondialisation du capital ravage la planète.

Robert Kurz qui s’est fait connaître pour ses analyses critiques du capitalisme et de son histoire (La Substance du capitalL’Effondrement de la modernisation), s’attaque ici aux « valeurs occidentales » à contre-courant du mainstream intellectuel dominant et au-delà de la critique passée des Lumières. Dans ces essais théoriques polémiques et fondateurs, on voit s’ébaucher une nouvelle critique radicale de la forme-sujet moderne (déterminée de manière masculine) et ce non pas pour rendre hommage à un romantisme réactionnaire mais afin de montrer que les Lumières et les contre-Lumières bourgeoises ne sont que les deux côtés de la même médaille. L’objectif visé est une « antimodernité émancipatrice » qui refuserait les fausses alternatives se situant toutes sur le terrain du système patriarcal producteur de marchandises.

Robert Kurz (1943-2012) est l’un des principaux théoriciens de la « critique de la valeur-dissociation », un courant international élaborant une critique radicale du capitalisme fondée sur une relecture novatrice de Marx, à contre-courant du marxisme traditionnel. Critiquer le système marchand en termes d’une simple redistribution plus juste des richesses, voilà qui pour Kurz, constitue une approche qui, loin d’être une solution du problème, fait partie de celui-ci. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est une critique catégorielle du capitalisme qui s’attaque à ses éléments structuraux : le travail, la marchandise, l’argent, l’Etat.

Parmi ses ouvrages traduits en français : Vies et mort du capitalisme (Lignes, 2011), Lire Marx (Les Balustres, 2012), Impérialisme d’exclusion et état d’exception (Divergences, 2018), La substance du capital (L’Echappée, 2019), L’industrie culturelle au XXIe siècle. De l’actualité du concept d’Adorno et Horkheimer (Crise & Critique, 2020), L’Effondrement de la modernisation. De l’écroulement du socialisme de caserne à la crise du marché mondial (Crise & Critique, 2021).

Table des matières

Préface de Robert Kurz

1. Raison sanglante. Vingt thèses contre la prétendue Aufklärung et les « valeurs occidentales »

2. Ontologie négative. Les obscurantistes des Lumières et la métaphysique de l’Histoire à l’époque moderne

3. Tabula Rasa. Jusqu’où peut et doit aller la critique des Lumières ?

4. Domination sans sujet. Pour le dépassement d’une critique sociale tronquée

 


[1] Voir en français, Robert Kurz et Anselm Jappe, Les Habits neufs de l’Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Ruffin, Paris, Lignes, 2003 (NdÉ).

[2] Roswitha Scholz, Das Geschlecht des Kapitalismus. Feministische Theorien und die postmoderne Metamorphose des Kapitals, Bonn, Bad Honnef : Horlemann Verlag, 2000. Seule l’introduction et le chapitre 1 de cet ouvrage, intitulés « Sur le problème de la culturalisation du social depuis les années 1980 » et « Remarques sur les notions de ‘‘valeur’’ et de ‘‘valeur-dissociation’’ », sont disponibles dans une traduction française, respectivement dans Katia Genel, Jean-Baptiste Vuillerod et Lucie Wezel (dir.), Retour vers la nature ? Questions féministes (Lormont, Bord de l’eau, 2020), et dans le recueil de Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019 (NdÉ).

[3] Robert Kurz, Roswitha Scholz, Claus Peter Ortlieb, Udo Winkel et d’autres personnes fondèrent en 2004 le groupe et la revue Exit ! (qui en est maintenant au numéro 18) suite à des divergences théoriques et des stratégies d’influence différentes et finalement à une scission au sein du groupe Krisis qui comprenait de nombreux collaborateurs et collaboratrices historiques du courant de la critique de la valeur. À partir de la nouvelle présentation de son projet théorique (« Avec Marx, au-delà de Marx », 2004, à paraître dans la revue Jaggernaut), Exit ! va accentuer alors le côté « valeur-dissociation » de sa théorie, c’est-à-dire la dénonciation du patriarcat producteur de marchandises, déployer un concept de travail abstrait différent de celui de Moishe Postone, développer des divergences sur la théorie et l’analyse de la crise à propos de l’ouvrage de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation (Fécamp, Post-éditions, 2014), etc. (NdÉ).

Tag(s) : #Critique des Lumières - du Progrès - de la Raison
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