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Le champignon sur l’humus

Réponse à Alex Janda

Par Sandrine Aumercier

Dans son texte publié récemment sur le site The philosophical salon [1], Alex Janda fait valoir une critique de la politique sanitaire sur laquelle nous aimerions réagir. Il est en effet justifié de faire la critique de l’inflation biopolitique et du discours faussement solidariste qui enjoint tout un chacun de se faire vacciner « pour protéger son prochain », quasiment dans une veine missionnaire et indépendamment d’un certain nombre de facteurs qui contredisent ce discours, ne serait-ce que l’absence criante de « solidarité » avec les pays du Sud dans la distribution mondiale des vaccins ou encore l’insuffisance d’une intervention politique toujours plus autoritaire à enrayer à ce jour la pandémie, avec toute la complexité des mutations virales combinée à des politiques sanitaires trop partielles et chaotiques. Mais l’invocation de cette dérive idéologique nécessiterait d’en passer par l’explicitation de la fonction de l’idéologie à l’intérieur de la formation sociale capitaliste et dans les conditions existantes actuellement, ce que ce texte ne fait pas ; cette omission conduit l’analyse à dériver dangereusement dans la proximité de ceux qui tout simplement dénient l’existence de la pandémie (Alex Janda parle par exemple de « soi-disant pandémie », ou bien évoque la pandémie avec des guillemets : il semble donc que, pour l’auteure, la pandémie soit une chose qui n’existe pas). La polarisation outrancière qui se joue actuellement entre le déni de pandémie d’une petite frange de la population, d’une part, et l’imposition à grande échelle d’une politique vaccinale présentée comme la panacée, d’autre part, exige elle-même une explication théorique : ce clivage repose sur le renforcement réciproque du fond idéologique commun aux deux pôles de la subjectivité moderne de crise. Elle rejoint d’ailleurs en cela les débats sur le réchauffement climatique, polarisés pendant des décennies entre le déni du réchauffement d’origine anthropique par certains, et le déploiement massif de fausses solutions labellisées « vertes » pour sauver le système capitaliste par d’autres.

Alex Janda met en avant l’exagérations de certains pronostics pandémique d’une manière qui méconnaît les chiffres actuels disponibles : l´OMS recense à ce jour 5 millions de morts et l’analyse de la surmortalité au niveau mondial permet, de manière plausible, de suggérer un chiffre deux à trois fois supérieur [2]. Nous avons tous encore à l’esprit les images de fosses communes à New York ou de charnier à ciel ouvert en Inde ; nous avons entendu maintes fois raconter le débordement de certains hôpitaux et la détresse des soignants, et ceci dans les pays occidentaux, pour ne pas parler des pays où les infrastructures sont si déficitaires que c’est une véritable hécatombe qui s’est produite : aussi trompeurs et aussi générateurs d’émotions sans fondement réflexif que soient les images et les mots, de deux choses l’une : soit ces images et ces mots ont documenté une réalité effective —disons une partie de cette réalité—, soit nous partons du principe que ces données sont fausses ou exagérées, et nous sommes donc dans une théorie du complot, qui implique journalistes, scientifiques et témoins divers. Ce n’est peut-être pas ce que veut dire Alex Janda, mais le fait qu’elle laisse planer sur ce point un grand nombre d’omissions ne peut qu’ouvrir la porte à cette induction complotiste. Il faut ajouter à cela que la vaccination massive de la population, si elle n’a pas enrayé la pandémie et si elle n’empêche pas le déclin de l’efficacité du vaccin, a bel et bien diminué le nombre d’entrée en soins critiques et le nombres de morts à l’automne 2021 [3], ce qui signale une efficacité relative certes, mais pas nulle — répétons-le, dans les conditions sociales et planétaires données, qui doivent constituer le véritable objet d’examen lorsqu’on entend critiquer les politiques sanitaires. Aligner sans autre forme de commentaire les vieux pronostics démentis d’un Neil Ferguson sur des pandémies qui ne se sont pas déclarées et la réalité actuelle, dans une seule et même récusation, relève du déni de la pandémie. Or ce déni n’est pas nécessaire pour critiquer la politique sanitaire et il fait, au contraire, le jeu de tous les populismes actuels.

La loi allemande de novembre 2020 sur les compensations financières versées aux hôpitaux pour leur manque à gagner en raison des opérations reportées —compensations financières éligibles en fonction du taux d’occupation de lits en soins intensifs pour cause de Covid, et de quelques autres paramètres— est certainement une insanité néolibérale, mais Janda semble oublier que le financement de l’hôpital ne tombe pas du ciel. Les démissions du personnel, mis à rude épreuve, qui sont à l’origine du déficit du taux d’occupation de lits en soins intensifs, rappellent, certes, le manque de reconnaissance dont souffre le personnel soignant, mais rappellent aussi que la pandémie coûte de l’argent à l´État et donc aux hôpitaux publics : cela devrait au moins rassurer sur un point, c’est que les dispositions prises ne le sont pas en vue d’un « profit » immédiat qui serait pris par les organismes publics sur la santé des citoyens, mais que les « économies réalisées sur la santé des citoyens » qui sont dénoncées à juste raison depuis longtemps ont avant tout des causes structurelles. Il n’est donc pas juste de parler, comme le fait Janda, de « nouveaux domaines de profit » en ce qui concerne les politiques sanitaires. Cette évolution générale, bien plus que la supposée malveillance des gardiens du temple néolibéral, doit nous interroger sur la situation générale du capitalisme durant les dernières décennies et sur la solvabilité générale des États, lorsqu’on sait que même les États-Unis sont au bord du défaut de paiement.

Alex Janda présente la « politique de la peur » comme une sorte de scénario morbide entretenu par des gouvernants cherchant à maintenir leur pouvoir au sein d’un système perverti. Elle remarque avec raison : « Il nous faudra plus que du chocolat fairtrade et des masques en plastique pour incarner le changement systémique. » Le renforcement de la « responsabilité individuelle au moyen d’injonctions du Surmoi gouverne-mental » est analysé par elle comme le résultat générateur d’une jouissance impliquée par le « Grand Autre gouvernemental », que représente par exemple la parole de tel virologue reconnu. Il nous semble que cette analyse a sa pertinence au niveau phénoménologique de l’approfondissement toujours plus patent de la contradiction structurelle du capitalisme, entre le nécessaire traitement statistique des événements pris dans de grands ensembles d’une part, et l’atomisation toujours plus fine de l’individu forcé de se plier à la montée des risques planétaires, d’autre part. Cette contradiction structurelle est du ressort même de la raison instrumentale. L’individu et les entités collectives sont ainsi condamnés à se renvoyer la balle d’une responsabilité qu’il leur est pourtant impossible d’endosser séparément, ceci de part et d’autre d’un fossé objectif toujours plus grand. Ce fossé s’agrandit sur la base même de « l’unité négative » (Robert Kurz) de la contradiction à l’œuvre dans le mode de production capitaliste, laquelle ne connaît que des quantités et des items, des masses et des individus, des statistiques et des anomalies — mais surtout jamais l’un sans l’autre. C’est donc la nature même de cet écart qu’il faut analyser dans son caractère moderne en évitant de tomber dans le piège d’occuper l’un des pôles de la contradiction, qui ne fera que renvoyer inlassablement au pôle opposé. La psychanalyse notamment est conceptuellement armée pour analyser ce piège, là où elle sait éviter la psychologie. C’est ainsi que les individus scandalisés du traitement politique de la crise sanitaire pensent pouvoir y échapper en invoquant le primat de la politique et la morale de ses représentants, parés, en miroir, de tous les pouvoirs dont eux-mêmes sont dépossédés. C’est oublier que la sphère politique et ses représentants sont coincés dans la même contradiction que l’individu, lequel, par cette invocation d’une « garantie paternelle » qui fait défaut, refusent de voir la place d’où ils parlent, en tant qu’individu, au cœur même de cette contradiction réelle. Finalement, l’invocation des bonnes vieilles valeurs, comme celle des droits individuels et de notre « liberté radicale » ne veut rien savoir de son origine libérale. Après tout, c’est aussi la « liberté » prônée par des dirigeants tels que Donald Trump ou Jair Bolsonaro depuis le début de la pandémie, et qui n’a fait que rendre la situation plus dramatique encore dans leurs pays respectifs. Pour le dire autrement : la protestation individuelle est une pièce de la machine capitaliste, mais en outre une pièce impuissante, superflue et interchangeable avec toute autre protestation individuelle. C’est pourquoi les formes identitaires qu’elle prend aujourd’hui ne peuvent que s’enfoncer toujours plus dans une position stérile et désespérée dont on voit aussi les manifestations cliniques. On ne saurait, dans la crise de Covid, mobiliser abstraitement la « liberté individuelle » face à ce que certains appellent la « dictature sanitaire » ou encore face à la dictature des chiffres sans se demander ce que les deux ont précisément de commun dans la formation sociale moderne, comme l’envers et l’endroit d’une même pièce. Telle est bien l’impasse dans laquelle la civilisation capitaliste s’enfonce toujours plus profondément. C’est à ce point seulement que la subjectivation à laquelle œuvre l’analyse de l’inconscient peut transcender l’écueil du simple individualisme dans lequel le marché propose de se réfugier. Car subjectiver n’est pas individualiser.

L’analyse de la crise sanitaire, de ses incohérences et de ses contradictions, de la déconfiture politique et du gouffre économique où elle entraîne la planète, ne nous paraissent pas pouvoir être rapportée à la seule explication par l’idéologie. L’idéologie joue surtout ici le rôle « d’accompagnant » au chevet d’une logique hors de contrôle, dont le virus n’est qu’une sorte de loupe de grossissement. Il va de soi que les décideurs politiques sont les idéologues de leur fonction ; comment pourrait-il en être autrement ? Dire ceci ne signifie pas approuver cette politique. Ce qu’il faut expliquer, ce sont les conditions réelles qui constituent l’humus sur lequel poussent de telles idéologies, comme un champignon. Pour analyser cette logique, il faut la replacer dans l’histoire du capitalisme et de sa contrainte objective de valorisation, qui a vu une machine toujours plus acéphale émerger des décombres de l’ancien monde et entrainer, comme une procession magique, toute la planète dans son sillage — à la manière des aveugles de Breughel que Lacan a remis au goût du jour. Toute analyse qui s’en tient à la dénonciation de l’idéologie sans la replacer dans le contexte de la contrainte objective qu’elle est chargée de légitimer, finit par attribuer à tels ou tels acteurs des « intentions » (Janda parle à longueur de texte d´ « intentions », de « manipulation », de « manœuvre » et d´ « instrumentalisation »), et pour finir, la responsabilité générale de la faillite du système. La « politique » se voit alors imputée, pour le dire avec Janda, « d’instrumentaliser secrètement la jouissance de l’ego à la culpabilité et à la faute. C’est précisément cette manœuvre idéologique qui est nécessaire pour instaurer la vaccination obligatoire par des moyens détournés » : à ce point, c’est comme s’il était démontré que la « politique » a des plans secrets, pour lesquels elle manipule toute la société par la « politique de la peur ». Mais précisément, la cause de cette « manœuvre » n’est pas expliquée et cette démonstration est tautologique, car on n’a toujours pas dit quel intérêt trouvent les gouvernements à vacciner toute la population ; on est donc au bord de toutes les théories du complot qui ont nécessairement besoin de supputer des intérêts et des motivations occultes à l’origine du grand fiasco planétaire. Or si ces intérêts existent, ils n’ont pas les pouvoirs qu’on leur prête et ils ne sont rien sans le consentement généralisé — conscient ou non conscient — à entretenir cette machine de production qui est une machine de mort. L’explication par l’idéologie sert ici à la fois d’explication bonne à tout faire et de résultat ad hoc d’une volonté politique présupposée à l’origine du désastre, là où il conviendrait bien davantage de parler de « domination sans sujet » (Robert Kurz) de la contrainte universelle de valorisation, à laquelle tout un chacun est soumis.  

Il est intéressant de se demander dans quelle idéologie cette analyse se prend elle-même les pieds, puisqu’elle suppose des volontés capables d’imposer leur loi (alors que tout leur échappe manifestement, nous en avons la preuve tous les jours sous les yeux) et des motivations occultes, dont cette argumentation s’excepte elle-même. Car quand cesserons-nous enfin de vouloir, nous tous, que cette machine de production poursuive sa course fatale, et quand assumerons-nous les conséquences sociales que signifieraient son interruption ? Cette question autrement plus urgente ne se laisse plus reporter sur les épaules des élites qui en soutiennent le projet, mais, précisément, elle nous revient dessus, collectivement et individuellement. Au cours de l’approfondissement de l’expansion capitaliste, tous les individus et toutes les classes sont devenus de gré ou de force ses « porteurs de fonction » [4], ce qui implique aussi, pour chacun, de mettre en cause sa propre position à l’intérieur du système. Cette question est autrement plus complexe à résoudre que celle de trouver des coupables (« l’individu responsable » versus une perverse « politique de la peur »), puisqu’il ne suffit plus de critiquer telle ou telle politique ni telle ou telle idéologie, ni non plus d’éjecter tel de ses représentants pour en être quitte.

Le gouvernement n’est au sein du capitalisme qu’une sphère fonctionnelle de la logique économique, parfois en retrait, parfois plus interventionniste, dont il s’agit de mettre à jour toutes les articulations catégorielles plutôt que d’y suspendre des attentes infantiles. C’est à ce point que l’affinité avec la cure analytique se laisse le mieux sentir, car jamais en psychanalyse on n’aborde le symptôme à l’aide du « gouverne-mental » comme l’écrit joliment Janda, c’est-à-dire à partir de la mentalisation qu’implique une critique de l’idéologie qui serait découplée de l’examen des conditions objectives de la reproduction d’ensemble du système et de la place qu’on y occupe à son corps défendant — c’est-à-dire son corps jouissant. Toute invocation de la politique, que ce soit par l’exhortation ou l’incrimination, ne fera jamais rien de mieux ici que d’apporter une rationalisation supplémentaire sur le front de l’impératif de valorisation. Celui-ci demande tous les jours son lot de sacrifices et doit être considérée au même niveau conceptuel que la pulsion en psychanalyse, à savoir ce concept-limite que Freud appelle aussi « notre mythologie » et qui cherche à rendre compte des arrangements contingents du corps traversé par le langage. Les Libanais et les Turcs, entre autres, découvrent en ce moment l’effondrement bien concret de toutes ces drôles de garanties factices que nous plaçons tous spontanément dans la réalité monétaire et qui, bizarrement, ne sont jamais remises en cause dans la « critique de l’idéologie ». Cet impératif de valorisation cristallisé dans le discours de ses idéologues est en effet également ce qui nous fait, tous les jours, et de manière très concrète, nous lever pour aller gagner de l’argent tout en craignant le grand vide que représenterait l’interruption de ce processus et que le premier confinement nous a fait courtement entrevoir, lorsque les chaînes de production furent, pour la première fois de l’histoire, interrompues à grande échelle.

La politique sanitaire est critiquée ainsi par Janda et d’autres comme si cette politique constituait par elle-même une idéologie autoconsistante, une folie sans autre fondement que celui de nous gouverner par la dictature, alors que cette politique ne fait que garantir la poursuite du fonctionnement du capitalisme dans les conditions objectives données. Les gouvernements s’efforcent ainsi de maintenir ce mode de production de la pire des manières, certes — mais de la manière pour laquelle ils sont mandatés par le système politique moderne et par nous tous, qui élisons ses représentants et finançons ses institutions par nos impôts. Si nous prétendons sérieusement critiquer le déploiement à grande échelle de cette politique sanitaire et de celles qui ne manqueront pas de suivre (la voie étant ouverte et les risques globaux ne cessant de se multiplier), cessons d’accuser quelques oligarques pervers et mettons plutôt le nez dans notre caca en concevant la possibilité d’une vie sociale débarrassée de la marchandise, c’est-à-dire avec toutes les conséquences qui y seraient impliquées.

Sandrine Aumercier13 décembre 2021

Sandrine Aumercier est psychanalyste et autrice de Le Mur énergétique du capital. Contribution au problème des critères de dépassement du capitalisme du point de vue de la critique des technologies (Editions Crise & Critique, 2021)/ 

Source : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme

Version en anglais (pdf)


[1] https://thephilosophicalsalon.com/when-a-virus-mutates-with-ideology-fear-mongering-for-the-wellbeing-of-the-neighbour/

[2] https://www.abc.net.au/news/2021-11-01/five-million-covid19-deaths-but-real-toll-hidden/100568156

[3] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/12/10/covid-19-la-cinquieme-vague-est-elle-vraiment-differente-des-precedentes_6105474_4355770.html https://www.focus.de/gesundheit/news/daten-des-rki-intensivstationen-voll-wie-nie-geimpft-ungeimpft-wie-alt-alle-zahlen_id_24502435.html

[4] Karl Marx, Das Kapital, 1. Bd., MEW 23, p. 512: « das Teilindividuum, den bloßen Träger einer gesellschaftlichen Detailfunktion ».

 

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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