Essence de l’être humain ou concept du sujet ?
A propos de Contrainte muette de Søren Mau
*
Frank Grohmann
Le livre de Søren Mau, Stummer Zwang. Eine marxistische Untersuchung der ökonomischen Macht des Kapitalismus [1] [Contrainte muette. Recherche marxiste sur le pouvoir économique du capitalisme] est simultanément paru en danois et en allemand en octobre 2021. Il n’existe à ce jour pas encore de traduction en français. Il s’agira ici de critiquer un aspect de cet ouvrage, une recension plus développée étant encore en préparation.
En ce qui concerne l’une des impasses à laquelle aboutit l’auteur de Stummer Zwang, Marx aurait pu lui indiquer une autre direction — lui que Mau ne manque pas de citer, mais dont il ignore pourtant les indications : ainsi que Mau le note avec justesse, Marx parle bien « outre l’expression souvent utilisée de ˝puissance étrangère˝» également de « l’inversion du sujet en objet » [2] — « et inversement », comme Marx lui-même le souligne [3] dans l’un des passages auquel se réfère Mau.
Mau peut d’autant moins suivre l’indication de Marx qu’il tient « absolument » à « une différence entre le naturel et le social » [4] — ce qui est parfaitement congruent avec le fait qu’il s’accroche au concept d’ « essence de l’être humain ». Un tel point de départ ne peut qu’avoir des conséquences sur la suite de ses développements — conséquences qui se concentrent sur le concept de sujet, comme nous allons le voir : alors que Marx utilise ce concept pour distinguer entre ˝capital˝ et ˝valeur˝, cette ligne de démarcation entre les deux disparaît justement chez Mau.
Ceci apparaît déjà dans l’une des formulations selon laquelle Marx se rapporterait souvent à « la valeur circulant comme ˝sujet˝ sous la forme de capital » [5]. Il est absolument justifié de pointer la fréquence de ces références marxiennes ; mais à condition de voir que celles-ci signifient que le capital apparaît comme le sujet de toutes les possibilités sociales de production [6], que le capital est donc capital comme sujet-valeur, c’est-à-dire comme sujet de son propre mouvement en tant que mouvement de valorisation [7] — mais ceci ne fait que souligner à quel point Marx tient à une distinction la plus précise possible entre ˝capital˝ et ˝valeur˝ : « Le capital est argent, le capital est marchandise » [8] ou encore « le capital est valeur » [9] — mais : « La valeur est valeur. » [10] Autrement dit : alors que le capital apparaît comme sujet, la valeur se présente comme sujet. [11]
En outre, cette inexactitude, qui n’est pas du tout celle de Marx mais celle de Mau, transparaît finalement dans la lecture de la notion de « sujet automate » par Mau, laquelle est introduite avec la remarque selon laquelle Marx aurait décrit « le capital » comme un « sujet automate » [12]. Il y a à mon sens deux raisons — qui sont toutefois liées entre elles — pour lesquelles Mau ne « trouve pas convaincantes » les tentatives suivantes de Marx de « saisir le capital comme sujet » [13]. Premièrement, parce qu’il ne distingue pas rigoureusement entre ˝capital˝ et ˝valeur˝, et que la théorie marxienne de la valeur lui reste de la sorte inaccessible. Deuxièmement, de manière de plus en plus évidente, en raison de sa conception du sujet qui le conduit à devoir aller à cet endroit contre Marx lui-même c’est-à-dire contre sa notion de « sujet automate ». Les deux raisons — évidemment différentes — citées par Mau, selon lesquelles les « descriptions [marxiennes] du capital comme ˝sujet automate˝ » sont souvent faussement « prises pour argent comptant », ce contre quoi Mau entend nous mettre en garde [14], témoignent du lien entre le rejet du sujet automate et son rattachement logique au concept marxien de valeur, abrasé chez Mau : 1/ « Premièrement, le capital est […] forcé de faire certaines choses » : « il doit […] sans arrêt accomplir la même action : valoriser la valeur. » ; 2/ « une autre raison, pour laquelle nous ne devrions pas comprendre le capital comme sujet, d’après moi, consiste dans le fait que le capital est lié de manière inséparable aux rapports et activités sociaux sur lesquelles il repose. » [15] « Le capital, continue Mau, est de la valeur en mouvement, et la valeur est un rapport social qui adopte une forme autonome à travers l’argent, à travers laquelle la valeur peut circuler sous forme de capital. » [16] D’après une telle conception, le capital est « un processus qui consiste en achat et vente » – et c’est ainsi que les sujets entrent « en jeu » chez Mau, c’est-à-dire : « afin que la valeur puisse se valoriser ». Vu ainsi, c’est donc à cause de cet achat et de cette vente que « le capital ne [peut] jamais se libérer de l’activité subjective, sur laquelle il repose. » [17]
Résumons maintenant la manière dont Mau a tenté de résoudre jusqu’ici l’énigme de la puissance étrangère du capital :
Cette puissance étrangère du capital est tirée par le marché comme l’un des mécanismes qui constituent cette puissance. Le marché est donc lui-même l’exercice d’un pouvoir arbitraire — et pas seulement la cause et le résultat de cette puissance du capital : en tant que cause, résultat et tout à la fois exercice de ce pouvoir, le marché médiatise et dissimule ses propres rapports de domination. Les mécanismes et l’exercice du pouvoir du capital sont donc liés à l’existence du marché, en tant que relation entre les humains et les choses, dans laquelle le rapport entre les humains se médiatise en tant que rapport de domination des humains par les humains. Si l’on suit Mau, donc, c’est de cette façon que les rapports sociaux rencontrent les êtres humains comme puissance étrangère et que le marché se révèle comme cette puissance étrangère du capital — ceci, semble-t-il, au sens d’une double médiation.
Cette hypothèse d’une prétendue double médiation, se déroulant pour ainsi dire à deux niveaux différents, l’un après l’autre, est sous-jacente au raisonnement circulaire qui nous est présenté — celui qui mène du pouvoir au marché et de là retourne au pouvoir — et permet de maintenir : 1/ une opposition entre, d’une part, les rapports entre les humains, et d’autre part, les rapports entre les humains et les choses ; 2/ une conception de la domination des humains par les humains ; 3/ la dissociation de la notion de marché d’une conception logique des rapports de production ; 4/ l’extériorisation du pouvoir caché [heimlich] du capital, qui consiste à le définir comme étranger.
Retenons que, de la sorte, il ne reste plus aucune trace de l’inquiétante [unheimlich] inversion marxienne du sujet et de l’objet, par laquelle celui-ci définit « G-G’ comme sujet, chose vendable » [18].
Dans un manuscrit méconnu des travaux préparatoires du Capital [19], Marx en vient à parler de « l’inversion du sujet et de l’objet » comme suit : « La domination du capitaliste sur l’ouvrier est donc la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur, puisque les marchandises, qui deviennent des moyens de domination sur les ouvriers (mais seulement comme moyen de domination du capital lui-même), sont de simples résultats du procès de production, les produits de celui-ci. C’est tout à fait le même rapport, inscrit dans la production matérielle, dans le processus de la vie sociale réelle — car ceci est le processus de production — que celui qui se présente dans le domaine idéologique avec la religion, l’inversion du sujet en objet et inversement. » [20]
Il s’agit donc d’une domination de la chose sur les humains [voir l’article La « domination de la chose sur les humains »], par laquelle les marchandises elles-mêmes — comme résultats du procès de production — sont des moyens de domination. La domination est donc un rapport inscrit dans la production matérielle — et pas seulement un « rapport de domination des humains par les humains », qui serait « médiatisé » sur le marché, c’est-à-dire « par les relations entre les humains et les choses ».
C’est ainsi que la formulation de Marx sur l’inversion entre sujet et objet — et inversement — ne vient pas du marché, mais d’ailleurs : l’inversion n’a pas lieu seulement dans la « relation de marché » mais se produit avant de prendre sa « forme », dans la mesure où elle est liée à un rapport inscrit dans la production matérielle. C’est pourquoi Marx appelle ce rapport un « rapport caché sous l’enveloppe d’une chose » [21] : parce que ce n’est pas seulement la médiation, même si elle est double, qui fait l’inversion, mais la médiation est l’inversion « et inversement » (Marx) : l’inversion est la médiation. En ce sens, ladite socialisation n’est pas « ultérieure » (comme l’appelle Michael Heinrich) mais (logiquement) antérieure, c’est-à-dire qu’elle a toujours déjà eu lieu.
Frank Grohmann, octobre 2021
Source : Grundrisse : Psychanalyse et capitalisme
Extrait de l´article en allemand paru sur exit-online.org sous le titre « Der gewöhnliche Gang der Dinge aus dem Schlupfloch. Eine Lektüre der theoretischen Grundannahmen von Søren Maus Stummer Zwang ». Une version complète de l'article, à paraître en français dans Jaggernaut, n°4, Crise & Critique, 2022.
[1] S. Mau, Stummer Zwang. Eine marxistische Untersuchung der ökonomischen Macht des Kapitalismus, Berlin, Karl Dietz, 2021.
[2] Ibid., p. 189.
[3] K. Marx, Das Kapital 1.1. Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses, Berlin 2009, p. 68; http://www.trend.infopartisan.net/trd0114/resultate.pdf, p. 20.
[4] S. Mau, Stummer Zwang, op. cit., p. 48.
[5] Ibid., p. 49.
[6] K. Marx, Manuscrits de 1857-58 dits « Grundrisse », éditions sociales, 2011, p. 543.
[7] Ibid., p. 579.
[8] K. Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1993 [1867], p. 173.
[9] K. Marx, Manuscrits de 1857-58 dits « Grundrisse », op. cit., p. 271.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 272.
[12] S. Mau, op. cit., p. 49.
[13] Ibid., p. 53.
[14] Ibid., p. 49.
[15] Ibid., p. 53.
[16] Ibid., p. 53.
[17] Ibid., p. 53 et sq.
[18] K. Marx, « Manuskripte 1863-67 », MEW 25, p. 406. Souligné par FG.
[19] Voir aussi notre article « La domination de la chose sur les humains »,
[20] K. Marx, Das Kapital 1.1. Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses, op. cit., p. 68; http://www.trend.infopartisan.net/trd0114/resultate.pdf, p. 20 (Trad. FG).
[21] K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 85.