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L’Exhumation de dieu

De la Nation sacrée au Royaume céleste global

« Si tu n’aimes pas ton image dans le miroir, ne casse pas le miroir mais ton visage »

(vieux proverbe persan)

Ernst Lohoff

*

 

   Si les fondamentalistes musulmans et hindouistes, tout comme leurs frères chrétiens, se réfèrent à des motifs religieux antérieurs au processus d’occidentalisation, ce qui constitue l’essentiel de ces mouvements n’est pas la diversité des religions redécouvertes, mais le détournement en termes d’idéologies identitaires dont les diverses traditions religieuses font l’objet, indépendamment de leur signification traditionnelle. Sortie du contexte qui l’a faite naître, la confession religieuse se change en quelque chose de structurellement différent de la religiosité transmise : à savoir en religionisme ‒ phénomène tout à fait propre à la société de la valeur. Dans le religionisme, des professions de foi et des singularités religieuses servent de points de départ à l’élaboration de « communautés imaginaires » anonymes (Benedict Anderson) qui sont pensées comme des sujets collectifs fermés et homogènes. C’est cependant l’Occident qui détient le copyright de cette idée folle. Aussi grande que soit la ferveur avec laquelle les adeptes d’un « islam authentique et pur » définissent leur construction identitaire par rapport au passé, celle-ci n’a rien de commun avec les sociétés islamiques traditionnelles réelles. Au même titre que le moteur à explosion, l’idée fixe de sujets collectifs hermétiquement fermés appartient à ces « biens culturels » qui ont contribué, d’abord en Occident, à instaurer des conditions basées sur la forme-valeur, qui ont pu ensuite se répandre à l’échelle globale.

 

Bonnes feuilles de l’ouvrage

Groupe Krisis – Karl-Heinz Lewed, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle

L’Exhumation des dieux. Pour une théorie critique de l’islamisme et du fondamentalisme des « valeurs occidentales » à l’ère du capitalisme de crise, Albi, Crise & Critique, 2021.

Paru en février 2021, 17 euros. 

Pages 21-58 de l’ouvrage

1.

 

A

vec la société basée sur la valeur on a vu se former, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une société mondiale. Si les sociétés n’obéissant pas encore à la forme-valeur restaient limitées à certaines régions du monde, cela fait deux cents ans que l’universalisme réel de la valeur lamine à l’échelle planétaire toutes les relations sociales obsolètes, créant  un contexte systémique global. Or, loin de déboucher partout sur un nivellement des conditions de vie, la domination de la valeur engendre, au contraire, des inégalités extrêmes et une fragmentation sociale. Mais celles-ci constituent des polarisations et des fragmentations au sein d’un seul et même contexte négatif. Aux quatre coins de la planète, ce sont toujours les mêmes formes sociales fondamentales qui soumettent les hommes et définissent le cadre de leur existence.

Ce processus d’uniformisation ne date cependant pas d’hier. Mais si ses débuts remontent à plusieurs centaines d’années, c’est au cours du dernier quart de siècle qu’il a atteint un stade nouveau et connu une accélération considérable. Au début du XXe siècle, le pouvoir colonial permettait encore aux pasteurs nomades d’Afrique orientale de mener, dans une large mesure, ce que l’on peut appeler une existence traditionnelle. Les descendants de ceux-ci, en revanche, qui, cent ans plus tard, vivotent dans des camps de réfugiés grâce à l’aide internationale ou se battent pour survivre dans les bidonvilles urbains, participent au monde de la subjectivité moderne non pas dans une moindre mesure que les traders des bourses de New York ou de Shanghai, mais différemment. S’il existe encore au fin fond de l’Amazonie et de la Nouvelle-Guinée quelques centaines individus appartenant à des peuples prétendument « primitifs » et dont on pourrait dire qu’ils vivent dans leur « propre monde », les autres six milliards d’êtres humains doivent s’orienter et agir au sein du même système de références.

Les discours inflationnistes sur les différences culturelles fondamentales censées expliquer aussi bien les conflits au sein de la société mondiale que l’inégalité des conditions de vie globales, sont profondément idéologiques et renversent sur la tête la corrélation réelle. Il n’y a plus eu de cultures indépendantes les unes des autres depuis que le rouleau compresseur de la valorisation s’est mis à laminer la surface du globe. Ce ne sont pas telle ou telle différence culturelle essentielle qui séparent les individus et les dresse les uns contre les autres, mais leur subjectivité commune placée sous le signe de la forme-valeur.

Le triomphe du mode de production capitaliste est, sans doute, un des aspects fondamentaux de la « marche victorieuse du rapport-valeur ». De plus, le déplacement vers la scène internationale (en particulier en ce qui concerne l’économie) est tangible. Avec l’érosion du pouvoir intermédiaire qu’était l’État-nation, le marché mondial a accédé, au cours des dernières décennies et jusque dans les derniers recoins du globe, toujours davantage au rang de l’instance qui choisit directement qui va participer à la production et distribution de la richesse. Mais ni la « marche victorieuse de la valeur » en général, ni le processus d’uniformisation accéléré de notre  époque en particulier, ne peuvent être réduits à la dimension économique. Elle désigne plutôt l’unité d’un processus de remodelage qui englobe toutes les sphères de la société marchande. Les courants idéologiques qui, aujourd’hui, luttent pour la souveraineté interprétative, ne peuvent être expliqués, tous autant qu’ils sont, que dans le contexte de la société-monde négative, et cela vaut aussi pour la culture moderne de la violence qui s’intègre, comme un de ses aspects, à la civilisation universelle négative de la valeur. Personne ne peut prédire le rôle particulier que des formes d’assimilation irrationnelles de la crise joueront dans la désintégration du système de référence global qui est celui de la société de la valeur. De la même façon, on ne peut extrapoler qu’en partie la profondeur et le tracé exact des lignes de conflit qui, au cours de ce processus de désagrégation, émergeront entre les sujets marchands. Mais il est une chose que l’on peut pronostiquer sans problème : les conflits de l’époque qui commence sont des conflits intérieurs au sein d’un même continuum et donc le contraire d’une « guerre des mondes ». Déjà pour Ernst Nolte, les deux guerres mondiales, menées entre États nationaux, étaient désignées par le terme de « guerre civile européenne ». Quoi que l’on pense de cet usage métaphorique de la notion de « guerre civile », il est sûr que les conflits du XXIe siècle où des acteurs post-étatiques jouent un rôle prépondérant, revêtent, dans un sens tout à fait non-métaphorique et immédiat, le caractère de « guerres civiles mondiales ».

2.

Géographiquement parlant, c’est sur le versant occidental du continent eurasien que la valorisation de la valeur a commencé sa marche triomphale. Depuis le XIVe siècle, les sociétés de cette région du monde avaient traversé une longue série de profonds processus de transformation. Pour toucher les domaines sociaux les plus variés, ces processus n’en allaient pas moins dans la même direction en ce que tous préparaient le terrain à la dynamique de la socialisation objectivée, et peuvent être compris comme faisant partie de l’histoire d’instauration de la domination de la valeur. En fait partie, entre autres, la disparition de l’ordre féodal fondé sur des relations de dépendance personnelle, remplacé par l’État territorial avec une langue et une administration unifiées. De ce contexte relèvent également la Réforme protestante et la Contre-réforme qui libérèrent la Foi chrétienne de tout ce qui s’y opposait à  l’esprit capitaliste. Cette transformation complexe et diversifiée s’accompagnait du développement d’une nouvelle conception de l’espace et du temps, congruente avec la logique de la valeur. Une révolution qui allait jusqu’à s’emparer du sens musical lequel, à partir du XVIIe siècle, se mit à suivre la « cadence de l’argent »[1]. Quelque chose de fondamentalement nouveau se mit à remplacer les vieilles sociétés européennes déchues : une structure sociale et culturelle qui rendait possible le déchaînement de la valeur et se développait en syntonie avec la dynamique de celle-ci. C’est ainsi qu’est né ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’« Occident » : une civilisation non seulement étalonnée, toujours et en tout lieu, sur la richesse matérielle qu’elle transforme en richesse abstraite, mais capable de soumettre la réalité toute entière à ses principes-formes et ses lois-formes universels.

Ce processus historique de rupture allait bouleverser de fond en comble non seulement la vie intérieure des sociétés européennes, mais également leur rapport avec le reste de l’Humanité. Le monde d’avant la forme-valeur avait été un monde de coexistence culturelle. Certes, il y avait toujours eu des contacts entre les cultures et des emprunts osmotiques de conceptions  et de techniques nées ailleurs[2], de même qu’il y avait toujours eu des conquêtes ; mais c’est seulement la civilisation occidentale soumise aux impératifs de la valeur qui force l’ensemble des sociétés à s’unir pour la première fois dans un contexte global. Avec l’Occident est née une civilisation dont les protagonistes ont été poussés à sillonner la Terre toute entière, une culture conditionnée pour imposer ses propres modes de penser et formes de médiation sociale au reste de l’Humanité[3]. Obnubilé par la logique de la valeur, l’Occident était programmé à anéantir toute culture autonome qui ne se soumettrait pas au dictat de la valeur.

La domination de la valeur s’est emparée du globe sous la forme de la domination de l’homme blanc occidental. Surtout en ce qui concerne la production de moyens de destruction, la transformation fondée sur la valeur conféra rapidement à l’Occident, et ce malgré son fractionnement, une supériorité technique et mentale telle que les ressources humaines et naturelles du monde extra-européen se virent bientôt sous l’emprise écrasante des puissances européennes, et que l’homme blanc put gratifier toute l’Humanité de ses conceptions et de ses idées. Si jusque-là l’appendice occidental du continent eurasien avait été une région globale parmi d’autres, les sociétés européennes et leurs rejetons d’outre-Atlantique (États-Unis) acquirent une prédominance absolue.

Confrontées à ce traumatisant déséquilibre des forces, les sociétés non-occidentales se sont trouvées devant trois issues. D’abord il y avait la capitulation, et l’intégration comme objet d’exploitation et de domestication dans l’ordre dominé par l’homme blanc. Ensuite, la perspective de façonner soi-même sa propre société afin de la rendre compatible avec la forme-valeur, pour saper les bases de la domination de l’Europe et des États-Unis. Enfin, la destruction physique. Si l’on met de côté cette dernière, elles avaient donc uniquement le choix soit de se soumettre en tant qu’objet à l’homme blanc lui-même asservi à la logique de la valeur, soit de devenir sujet d’une soumission choisie au chemin historique frayé par l’homme blanc. Cela supposait toutefois une rupture avec la propre culture d’origine, rupture nécessairement plus radicale que celle survenue dans l’histoire européenne. Au final, ce processus de transformation ne laisserait subsister de la « propre culture d’origine » guère plus qu’un habillage folklorique de la civilisation universelle de la valeur.

L’époque coloniale fut synonyme d’intégration des sociétés non-européennes dans la structure de la société basée sur la valeur, mais cette intégration restait relativement superficielle. La véritable acculturation/soumission à la domination de la valeur commence là où, arrachés à la structure sociale traditionnelle, les colonisés ou ceux qui sont menacés de l’être se mettent à développer à leur tour des modes de pensées et d’agir qui sont ceux de la société de la valeur.

3.

Ce processus d’acculturation peut se dérouler suivant plusieurs variantes. La première est celle de l’« acculturation imitatrice-identificatrice » où les colonisés reprennent à leur compte le point de vue du seigneur colonial (d’autrefois), considèrent que les cultures non-occidentales sont arriérées et dépourvues de validité, et aspirent à être membres à part entière du monde occidental enchâssé dans la civilisation universelle de la valeur. Ce sont tout particulièrement les élites autochtones collaborant avec l’Occident qui choisissent pour modèles les modes de consommation, les conceptions morales et les institutions et courants idéologiques dominants à tel ou tel moment au centre du système-monde de la valeur. Pour l’« acculturation imitatrice-identificatrice », le progrès et le statut social s’incarnent dans les standards définis par le monde occidental. Pour ce qui est de la deuxième variante, la variante oppositionnelle, on n’y est pas « associé » mais ennemi de la suprématie occidentale. La variante oppositionnelle se décompose, à son tour, en deux variantes idéologiquement antagonistes. L’une d’elles mobilise délibérément des idées occidentales contre l’Occident, l’autre, en revanche, affirme idéologiquement l’« identité » de la culture « autochtone », ce qui la distingue de l’Occident, mais seulement pour entamer un programme de façonnage censé mettre, en accéléré, cette culture propre au même niveau que la concurrence occidentale supérieure, effaçant ainsi précisément l’autonomie de cette culture et son caractère original.

Pour l’« acculturation imitatrice et identificatrice », le concept d’« occidentalisation » s’est imposé. Il fait le constat que la position impériale de l’Euro-Amérique dans l’économie et la politique trouve sa continuation dans la suprématie culturelle et idéologique directe de cette région globale.

Quant à l’« acculturation syncrétique » à des modèles de pensée, d’action et d’organisation qui sont celles de la forme-valeur, elle mérite également le terme d’« occidentalisation ». C’est qu’aucun des mouvements opposés à la suprématie occidentale n’a inventé la roue une seconde fois. Dans leurs efforts visant à façonner la société autochtone et à se démarquer idéologiquement de l’Occident, ils se servent eux-mêmes sans cesse de conceptions et d’idées importées. Tous les ingrédients de la subjectivité-valeur, toutes ses conceptions idéologiques se basent sur des canevas euro-américains. Le ciel des idées surplombant la civilisation universelle de la valeur est peuplé uniquement de conceptions d’origine occidentale, et de leurs différents rejetons ou mutants.

La première sous-variante d’occidentalisation oppositionnelle, qui a marqué le XXe siècle, est connue. Dans le cas des deux produits d’exportation phares de l’époque de la modernisation de rattrapage, le nationalisme et le socialisme, l’univers d’où ils proviennent n’est un secret pour personne. Même des idéologues culturalistes comme Samuel Huntington admettent que les mouvements anticoloniaux suivaient les traces de l’Occident et de son héritage en bâtissant nations africaines ou asiatiques sur le modèle européen.

Il en va de même pour les courants religieux fondamentalistes que l’on a vu occuper le devant de la scène dans différentes régions de ce monde à partir de la fin des années 1970. Même si l’interprétation culturaliste du monde entoure ce fait d’un brouillard idéologique, il n’en reste pas moins qu’avec ces courants, ce sont encore des revenants de l’esprit occidental qui s’imposent sur la scène de l’Histoire. Si les fondamentalistes musulmans et hindouistes, tout comme leurs frères chrétiens, se réfèrent à des motifs religieux antérieurs au processus d’occidentalisation, ce qui constitue l’essentiel de ces mouvements n’est pas la diversité des religions redécouvertes, mais le détournement en termes d’idéologies identitaires dont les diverses traditions religieuses font l’objet, indépendamment de leur signification traditionnelle[4]. Sortie du contexte qui l’a faite naître, la confession religieuse se change en quelque chose de structurellement différent de la religiosité transmise : à savoir en religionisme ‒ phénomène tout à fait propre à la société de la valeur. Dans le religionisme, des professions de foi et des singularités religieuses servent de points de départ à l’élaboration de « communautés imaginaires » anonymes (Benedict Anderson[5]) qui sont pensées comme des sujets collectifs fermés et homogènes. C’est cependant l’Occident qui détient le copyright de cette idée folle. Aussi grande que soit la ferveur avec laquelle les adeptes d’un « islam authentique et pur » définissent leur construction identitaire par rapport au passé, celle-ci n’a rien de commun avec les sociétés islamiques traditionnelles réelles. Au même titre que le moteur à explosion, l’idée fixe de sujets collectifs hermétiquement fermés appartient à ces « biens culturels » qui ont contribué, d’abord en Occident, à instaurer des conditions basées sur la forme-valeur, qui ont pu ensuite se répandre à l’échelle globale.

Selon le credo des courants religionistes, le socialisme tiers-mondiste et le nationalisme séculier de rattrapage évoluaient dans l’orbite de la pensée occidentale. Face à cela, le religionisme islamique (les courants islamistes) et des mouvements similaires se considèrent eux-mêmes en rupture radicale avec la tradition néfaste de l’occidentalisation. Si le reproche adressé à ces prédécesseurs est tout à fait juste, la conception que le religionisme a de lui-même est, elle, absurde. Avec le religionisme islamique, l’« acculturation oppositionnelle » aux modèles occidentaux n’a pas trouvé sa fin, loin s’en faut, mais une suite logique. Le problème ne provient cependant pas de la seule orientation fondamentalement identitaro-logique. L’anti-occidentalisme constitutif du religionisme islamique et de courants de la même espèce, est un fruit authentique de la pensée européenne. Ce n’est pas en Afrique et en Asie que sont nés les conceptions anti-occidentalistes que l’Occident y rencontre à présent, mais au beau milieu de l’Europe. Là où l’Occident s’est heurté, au cours du XXe siècle et aujourd’hui de manière accrue, à un refus d’ordre culturaliste, ce n’est nullement la résistance d’une culture autochtone étrangère qu’il rencontre, mais sa propre haine de soi, retournée contre lui-même. La différence entre, d’un côté, le nationalisme séculier ou le socialisme et, de l’autre, le religionisme strictement anti-occidentaliste, ne réside pas dans le fait que les uns ont adopté des modes de pensées occidentales et que les autres les refusent. Les deux courants puisent plutôt des éléments différents dans la même pensée occidentale. L’« occidentalisation imitatrice » tient aux idées des Lumières, tout comme en son temps la variante socialiste de l’« occidentalisation oppositionnelle ». L’anti-occidentalisme, en revanche, renoue avec une tradition au sein de la pensée occidentale qui, de la philosophie idéaliste et du romantisme, conduit aux Contre-Lumières. Cela vaut aussi pour le religionisme islamique, cette variante de la pensée anti-occidentaliste qui  nourrit aujourd’hui en Occident les plus grands fantasmes d’ennemis extérieurs ou intérieurs. Ce courant a bien évidemment ses modèles historiques et ses racines intellectuelles, mais ils se trouvent moins là où ses partisans et ses adversaires ont l’habitude de les chercher, c’est-à-dire dans le Coran, que chez des penseurs célèbres tels que Rousseau et Fichte. 

4.

Ni la formation du mode de production capitaliste dans son ensemble, ni son étape la plus récente, le passage à la domination immédiate du marché mondial, ne se laissent comprendre comme des développements isolés. L’une et l’autre font partie intégrante d’un processus global qui s’étend à toutes les sphères sociales : ils procèdent de l’asservissement général aux conditions de la logique de la valeur. L’idée d’un développement social global apparaît comme familière, presque banale. Dans le domaine des sciences sociales, à peu près toutes les approches se fondent sur une interdépendance des évolutions économiques, des changements en termes d’histoire des mentalités et des transformations institutionnelles. Il s’agit même d’une hypothèse qui s’est solidifiée linguistiquement. Non seulement les débats sur la théorie sociale, mais également ceux sur la politique quotidienne, opèrent sans cesse avec des concepts qui supposent un développement allant au-delà des différentes sphères, tout en demeurant cohérent en lui-même. Introduite depuis longtemps, la formule de la « modernisation » interprète les changements survenant dans des domaines divers comme les aspects d’un ensemble englobant. Cela vaut aussi pour l’étape la plus récente du processus de modernisation, qui connaît depuis plusieurs années un label correspondant : le concept de mondialisation. Ce concept de mondialisation se réfère non seulement à la vie économique, mais aussi, entre autres, à la culture, aux idéologies et aux modes de vie.

Or, l’analyse en termes de prédominance de la société de la valeur qui sous-tend cet essai se distingue fondamentalement des concepts de modernisation courants par le fait que ceux-ci se bornent à mettre en relief tel ou tel aspect particulier du processus de formation de la socialisation par la valeur. La modernisation est un concept à forte charge idéologique, et là où il est utilisé, le côté obscur et irrationnel du rapport-valeur est systématiquement escamoté. Dès qu’il est question de modernisation, le mouvement par lequel s’instaure la logique de la valeur se trouve toujours séparé en deux parties dont l’une est mise sur le compte du mouvement de modernisation, tandis que l’autre demeure éludée en tant qu’archaïsme.

Ce mécanisme de scission et d’escamotage apparaît sous deux variantes rivales. Le concept techniciste de modernisation considère celle-ci exclusivement par rapport au domaine des ressources matérielles. Selon ce concept, le processus de modernisation renvoie aux méthodes de production ou d’administration ainsi qu’aux biens produits, mais non au domaine des idéologies et des valeurs, et pas davantage aux sujets. Le concept de modernisation normative, au contraire, déplace vers l’univers des idéologies et des normes la ligne de partage entre la partie de la réalité sociale mondiale saisie par le processus de modernisation et celle qui en a été épargnée.

Le concept techniciste de modernisation jouit actuellement d’une très grande popularité, notamment au sein des courants culturalistes. L’islamisme distingue ainsi strictement, d’une part, la technologie et l’administration modernes et, de l’autre, la culture occidentale « décadente ». Déjà ses pères fondateurs prônaient l’adoption sans réserves des premières, tout en exhortant les fidèles à ne pas se laisser souiller par cette dernière. Mais le culturalisme  occidental lui-même se fonde aussi sur ce modèle de distinction. Si Samuel Huntington admet, puisque les innovations techniques se répandent très rapidement sur la surface du globe, l’existence d’un processus de modernisation à l’échelle globale, il nie farouchement l’idée que, parallèlement à cela, la distance entre les aires civilisationnelles diminuerait ne serait-ce que d’un pouce[6]. Pour utiliser les mêmes médias de communication et les mêmes voitures, les membres des différentes cultures n’en resteraient pas moins, dans leurs pensées et leurs ressentis, par nature aussi étrangers les uns aux autres que leurs ancêtres d’il y a mille ans. La seule réalité qui compte pour Huntington et compagnie, c’est le « monde des valeurs » et les « civilisations ». Cette réduction de la modernisation à sa dimension technique permet ainsi au culturalisme de pérenniser le programme formulé au XIXe siècle par l’écrivain anglais Rudyard Kipling : « L’Orient, c’est l’Orient, et l’Occident, c’est l’Occident, et les deux ne se rencontrent jamais ». L’antagonisme entre Orient et Occident s’accompagne de l’idée que l’Humanité ne peut que se scinder en aires civilisationnelles étrangères par nature les unes aux autres. La conception que se fait Huntington des « valeurs occidentales » est à l’avenant. Selon lui, celles-ci ne sont nullement les valeurs universelles d’un processus de modernisation à l’échelle globale, mais des principes spécifiquement chrétiens-occidentaux. Pour Huntington, ces principes ne peuvent par définition être généralisés au-delà de l’« aire civilisationnelle euro-américaine », contrairement à ce que prétendait la tradition éclairée.

À l’inverse du concept techniciste de modernisation, la vision normative de la modernisation considère un certain nombre de valeurs et d’idées comme « authentiquement » modernes. Mais tous les courants intellectuels ayant participé ou participant au mouvement d’instauration de la socialisation par la valeur ne méritent pas ce sceau de qualité : il reste réservé aux courants qui se réfèrent de manière positive à l’image libérale et éclairée qu’ont d’elles-mêmes les sociétés occidentales. Ce qui seul est moderne, c’est l’individualisme, les Droits de l’homme, la Raison et le monopole de la violence étatique qui assure la concurrence paisible. En revanche, les meurtres de masse organisés par l’État, le collectivisme et les idées dirigées contre l’esprit des Lumières ne sauraient être imputés au processus de modernisation.

Le mode de fonctionnement de ce concept normatif de modernisation peut être étudié de façon exemplaire chez les tenants d’une « modernité réflexive ». Ainsi Ulrich Beck, l’un des représentants les plus connus de ce courant en Allemagne, affirme dans son livre l’Invention du politique, paru en 1993, que la « modernité culturelle » est synonyme d’individualisme, de Raison et de paix, tandis que toute forme de collectivisme, d’irrationalité et de violence lui serait étrangère par nature. Beck n’ignore pas, bien sûr, le rôle joué par le nationalisme et, au-delà, la construction de communautés imaginaires dans l’histoire du XIXe et du début du XXe siècle, pas plus qu’il n’ignore à quel point les guerres et l’irruption de l’irrationnel ont contribué à marquer cette époque. Ces faits, Beck va même jusqu’à les évoquer longuement, mais l’écart entre développement réel et concept de modernisation ne l’amène nullement à modérer sa conception emphatique de la modernisation, ne serait-ce qu’au détour d’une phrase ; au lieu de cela, l’existence de la folie nationaliste et militariste lui fait simplement constater que l’on doit refuser aux sociétés industrielles du XXe siècle le titre honorifique de « modernes ». Leurs affinités avec le collectivisme et la violence démontreraient, au contraire, qu’elles n’étaient que des sociétés « semi-modernes » ou « modernes-hybrides »[7].

Contrairement à d’autres représentants d’un concept normatif de modernisation, Beck se montre par ailleurs tout à fait critique à l’égard de l’évolution des sociétés occidentales ; c’est de façon d’autant plus frappante que son programme d’avenir pour une abolition de la semi-modernité et l’instauration définitive de conditions réellement modernes fait apparaître le problème fondamental du concept normatif de modernisation. Dans l’emploi du terme de « modernisation », tout ce qui est incompatible avec la conception de soi éclairée et libérale, est a priori banni du développement historique du XXe siècle et imputé à une autre réalité. L’argumentation de Beck est circulaire. Cependant il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’un problème spécifique à son approche, mais du problème plus général que pose le concept emphatique de modernisation. L’ardeur à défendre idéologiquement la modernité est liée à la désagrégation de son unité au sein du développement historique réel.

5.

 

Le cadre de référence à l’intérieur duquel les sujets de la marchandise pensent et agissent, peut être défini comme un système différencié de dichotomies. L’apparition d’une société basée sur la valeur coïncide avec l’émergence d’antinomies telles que : économie et politique, capital et travail, espace public et espace privé, nature et culture, droit et violence, etc. Les pôles de ces antinomies vont logiquement de pair, en tant que moments d’un même ordre social. D’un point de vue historique, ils sont non seulement nés simultanément, mais n’existent que dans leur interaction, et ne peuvent être abolis qu’en même temps[8]. Concernant certaines de ces dichotomies, la conscience interne de la société de la marchandise est en partie lucide, dans la mesure où elle reconnaît les deux côtés comme également nécessaires. S’agissant du marché, par exemple, un large consensus veut que celui-ci ne puisse pas exister seul, et qu’il a besoin de l’État comme contre-instance. Il n’y a guère qu’une poignée de libéraux purs et durs pour défendre l’idée qu’une société décomposée en sujets marchands isolés réussirait mieux sans le pendant d’une universalité abstraite. Pour le reste, la dispute porte sur le poids précis à donner à l’État ou au marché.

Toutes les antinomies ne sont cependant pas aussi réfléchies et admises par la pensée dominante. Dès qu’ils se penchent sur les dichotomies attribuées à la tension existante entre Lumières et contre-Lumières, les protagonistes bornés par l’horizon intellectuel de la société de la valeur ont tendance à sublimer les oppositions relatives, c’est-à-dire celles situées au sein même du système de référence de la société de la valeur, en oppositions absolues. Chez les tenants de la tradition éclairée, cette mystification découle en droite ligne du concept normatif de la modernisation. D’après ce dernier, l’individualisme, le rationalisme et la concurrence forment un univers clos, tandis que le collectivisme, l’irrationalisme et la violence ouverte relèvent d’un contre-monde, proviennent d’une autre planète. Le parti adverse anti-occidentaliste, inspiré par l’esprit des contre-Lumières, en arrive à une évaluation diamétralement opposée : pour lui, tous les maux de ce monde sont dus à l’égoïsme échevelé et à l’insignifiance d’une existence sociale réduite aux simples rapports d’argent. À cette décadence de l’Occident, l’anti-occidentalisme oppose la construction d’une identité collective basée sur une communauté (Gemeinschaftlichkeit) organique, et le culte de l’héroïsme. Cette inversion ne change toutefois rien au modèle argumentatif de base. Un côté de la socialisation-valeur apparaît dans tout l’éclat de sa splendeur, tandis que les affres de la socialisation-valeur sont imputées à l’antipode, le lien entre les deux pôles étant chaque fois occulté.

Projeter et externaliser les aspects repoussants de la forme de socialisation dominante afin de mieux la légitimer, voilà un classique de la production idéologique. Quant au maillon le plus récent d’une longue chaîne contestataire, le culturalisme contemporain à tendance religioniste, il se distingue de ses prédécesseurs à double titre. D’une part, le degré de refus du réel atteint avec lui un sommet difficilement dépassable. Il y a quelque chose de grotesque à voir les contradictions internes de cette civilisation universelle redéfinies en antagonismes entre de grandes civilisations étrangères les unes aux autres par nature, et ce à une époque où le remodelage par la valeur a réduit, à un degré plus important que jamais auparavant dans l’histoire de cette formation sociale, les différences culturelles à des contrastes au sein d’une seule même civilisation universelle. D’autre part, c’est le rapport à la sphère religieuse qui a changé, si l’on compare à des phases antérieures de la modernité. Depuis le début du XIXe siècle, l’antagonisme interne entre les Lumières a-religieuses et les contre-Lumières était construit d’emblée soit comme contradiction extra-religieuse, soit comme opposition entre Lumières a-religieuses et contre-Lumières imprégnées de religion. Les maîtres à penser du nouveau culturalisme, de Samuel Huntington à Abdallah Azzam[9], encodent le pôle et l’anti-pôle de la dichotomie de la société de la valeur comme des religions universelles différentes, redéfinissant ainsi le rapport de tension politique-culturel de celles-ci en rapport de tension intra-religieux. À cet égard, c’est en particulier l’islam qui apparaît comme l’incarnation d’une religion incompatible avec les Lumières, tandis que l’antipode chrétien fait figure de religion compatible, ou devenue compatible, avec les Lumières. Ainsi, christianisme est censé rimer, selon la variante occidentale du nouveau culturalisme, avec individualité, paix et Raison. L’islam en revanche serait le bastion du collectivisme, de la violence et du fanatisme. Ex oriente nox !

 

6.

    Depuis les débuts de la société de la valeur, la région globale que l’Islam a contribué à former, existe dans une version double. D’un côté, il y eut, et il y a toujours bien évidemment, les sociétés réelles de cet espace géographique et leur évolution. De l’autre, il y avait l’« Orient » comme Autre de l’Occident, lieu privilégié des désirs et des peurs qui naissaient à l’Ouest à chaque nouvelle étape de la pénétration de la société de la valeur[10]. À l’époque des « grandes découvertes », par exemple, la puissance militaire de l’empire ottoman était perçue en Europe en premier lieu à travers le filtre d’un récit de salut, le « Turc » passant pour être « le fléau de Dieu et le suppôt du Diable » (Luther). En ce temps marqué par des peurs apocalyptiques, les défaites militaires face aux Ottomans paraissaient liées à l’attente du « règne de l’Antéchrist » qui commencerait avec eux, et, selon l’évangile de Saint-Jean, devait précéder le Royaume millénaire. Quelques centaines d’années plus tard, l’« Orient » fut investi du rôle bien différent de lascif pays des rêves. L’idéal de la famille bourgeoise qui allait s’imposer au cours du XIXe siècle trouva son antipode dans le harem : la femme européenne domestiquée devenait le pendant de la femme du harem. L’image de l’Orient fut ainsi l’objet de modifications riches d’enseignements qui en disent plus long sur la société occidentale et ses métamorphoses que le portrait qu’on prétendait dresser de la religion universelle et de son évolution. La découverte récente d’un péril islamique ravive cette tradition projective dans la mesure où, là aussi, la réalité sociale disparaît derrière une anti-construction de l’identité occidentale. Sauf que cette fois, ce n’est pas la réalité d’un monde non pénétré par la logique de la valeur qu’on recouvre, mais une partie de la réalité de la société marchande universelle elle-même. 

La construction de l’Islam à laquelle procède l’imaginaire occidental de crise frappe d’abord par son approche extrêmement sélective, sa focalisation sur un phénomène bien spécifique. L’« islam politique », et notamment son aile djihadiste, est toujours intercalé comme filtre de perception, dès qu’il s’agit de tourner le regard sur une région mondiale de 1,2 milliards d’habitants, ou alors sur les 3,3 millions d’habitants de la RFA dont les parents ou grands-parents, venant de pays musulmans, ont immigré en Allemagne. Quand le culturalisme occidental annonce la confrontation entre musulmans opérant sous le drapeau vert du Prophète et « Occident », c’est-à-dire la lutte entre d’un côté, le collectivisme archaïque et, de l’autre, une culture moderne dévouée à l’individu, l’image de soi s’en trouve aussi déformée que celle de l’ennemi.

La conception selon laquelle l’Occident incarnerait l’antithèse des idées collectivistes et ignorerait le phénomène des masses fanatisées, frappe d’abord par sa totale méconnaissance de l’histoire. L’histoire européenne raconte tout autre chose. Affirmer qu’avec la désagrégation de la structure sociale traditionnelle de l’Europe on aurait assisté à l’émergence d’une société individualisée, c’est dire une demi-vérité. Du XVIIIe siècle jusqu’à une époque avancée du XXe siècle, le processus d’individualisation fut accompagné et complété par la formation de l’État moderne, elle-même indissociable de l’invention de « communautés imaginaires » (Benedict Anderson) pour lesquelles s’est forgé le terme de Nation. Le passage d’une structure sociale caractérisée par des rapports de dépendance personnelle à la domination impersonnelle de la valeur n’a nullement relégué à l’arrière-plan tout principe d’identité collective, loin s’en faut. Celle-ci, en réalité, est même née avec la domination de la valeur. Pour que cette construction puisse se former et devenir une force historique, il a fallu un certain degré de décomposition de structures corporatistes obsolètes, ainsi que l’émergence d’un contexte fonctionnel anonyme formé par des sujets marchands libres et égaux. Or, la marche en avant du rapport-valeur n’a pas seulement rendu possible l’invention de la « communauté nationale » : cette dernière a été absolument nécessaire à son instauration et à sa généralisation. La transformation progressive des êtres humains en sujets isolés de la concurrence générale aurait fatalement abouti à des conditions sociales anomiques si la violence étatique n’avait pas endossé le rôle d’instance juridique médiatrice. Parallèlement à la transformation des relations sociales en rapports entre propriétaires concurrents de marchandises, on assista, au cours des XIXe et XXe siècles, à la formation de l’État territorial moderne. Celui-ci avait pour fonction d’équilibrer les intérêts des différentes catégories de propriétaires de marchandises, et de représenter l’universalité sociale face au marché mondial, ainsi qu’aux yeux de ses propres citoyens. Mais il était impossible de mettre en place un État sur un territoire sans définir ce au nom de quoi il est censé agir et qui lui est présupposé, telle qu’une communauté préexistante, prétendument naturelle. L’universalité abstraite de l’État trouve ainsi son pendant indispensable dans l’entité pseudo-concrète du « peuple ». Le fait que l’État-nation se soit imposé comme la figure idéale de l’État moderne n’est pas dû au hasard, mais renvoie directement à ce lien. En tant que capitaliste collectif, l’État remplit la fonction objective d’un gérant, mais il demeure lié, accomplissant cette tâche, au fantasme d’une méta-communauté homogène. Au cours de certaines phases historiques, à l’époque néolibérale par exemple, ce lien a été relégué, en Europe occidentale, au second plan. Mais la communauté imaginaire nationale ne s’est pas évaporée pour autant ; elle est seulement restée latente. Aujourd’hui on s’aperçoit qu’au fur et à mesure que, face à la crise de la société marchande, l’attente de salut passe du marché à l’autorité de l’État, l’invocation du « Nous » national regagne en virulence. Il est difficile d’extrapoler le poids exact qu’aura la communauté imaginaire nationale dans l’assimilation du processus de crise à venir. Mais il faut  une énorme capacité de refoulement pour oublier le rôle-clé que la Nation a joué dans le passé de l’Europe. Ni la formation de l’État territorial moderne à partir du XVIIe siècle, ni son ascension au rang de garant omniprésent des conditions générales de la société marchande au cours du XXe siècle n’ont été les résultats des seules nécessités rationnelles, et encore moins économiques – a fortiori en ce qui concerne l’Europe centrale et orientale, restées à la traîne de la partie occidentale du continent. Il a fallu, pour qu’elles aient lieu, des forces sociales supplémentaires qui ne se laissent pas réduire au calcul d’intérêt immédiat des sujets individuels de la marchandise, et c’est précisément dans ces circonstances qu’il faut comprendre la mobilisation pour le « Nous » collectif national.

Or, le culturalisme occidental ne fait pas seulement disparaître le rôle que la folie du « Nous » national a eu et a encore dans la constitution de la société marchande. Quand il pose au gardien d’une civilisation dévouée à la liberté individuelle, il inverse son rôle historique présent et marche sur la tête. La prétendue défense des droits individuels est, nous le disions déjà, grotesque en ce qu’elle représente le virage vers une nouvelle variante de politique identitaire collective. L’invention du « choc des civilisations » marque le tournant historique où, après la phase néolibérale et son culte affiché de l’individualisme, le balancier de l’histoire part dans l’autre sens, y compris en Occident, et où les identités collectives retrouvent leur position dominante. Mais ce n’est plus la Nation qui est au cœur du culturalisme occidental. La construction d’une communauté imaginaire (imaginäre Gemeinschaftlichkeit) issue de la désagrégation du cadre de référence fourni par les économies nationales, nous entraîne désormais vers un fantasme de puissance impériale collective baptisée « communauté de culture et de valeurs ». 

Tout comme chez son prédécesseur le nationalisme, le front contre un « adversaire extérieur » implique pour le culturalisme la mise au pas de « l’intérieur ». La mobilisation idéologique frappe d’abord les « mauvais clients » de son propre camp, c’est-à-dire ceux qui refusent de participer à la liquidation projective des contradictions de la société marchande. À l’inverse de sa déclaration de guerre à l’égard de ceux parmi les Occidentaux qui auraient « oublié leur culture », c’est une relation des plus chatoyantes que le culturalisme occidental entretient avec son adversaire officiel, la variante islamique du religionisme, identifiée à l’« Islam ». Avec la culture islamique, il construit un ennemi (Feindbild) qui prend en même temps figure de modèle. Cette ambiguïté est manifeste chez Huntington. Ce maître à penser se sert de la prétendue menace de la culture étrangère afin de justifier l’urgence d’une prise de conscience par l’Occident de son « Nous » culturel, et ce, en adoptant toutes les méthodes d’auto-affirmation attribuées à l’adversaire. « Culture is to die for »[11] lance Huntington à l’adresse de l’Occident devenu trop mou à ses yeux, déclarant ainsi dès 1993 que l’adoption de la disposition, attribuée à l’« Oriental », à se sacrifier et mourir, est la condition préalable pour sauver l’Occident dans le « choc des civilisations » en cours.

Les culturalistes d’ici s’affirment les défenseurs déterminés de la liberté individuelle et opposent à la culture communautaire « archaïque » islamique, un retour à leur propre culture dévouée à l’individu. Dans cette confrontation, l’image de soi est au moins aussi délirante que la représentation du parti adverse, non seulement pour ce qui est des sociétés versées dans l’« aire civilisationnelle islamique » mais aussi, et avant tout, pour ce qui concerne le religionisme islamique. Classer ce courant comme un mouvement qui entendrait interrompre le processus d’individualisation au profit d’un rétablissement des formes de vie communautaires traditionnelles, revient à le mettre cul par-dessus tête. Ce qui vaut pour le religionisme en général, vaut pour sa variante islamique : il s’agit d’un courant anti-émancipateur lui-même pris dans le temps universel. C’est-à-dire que cette variante islamique est elle-même à la fois moment et moteur d’un processus d’individualisation virant au processus de désocialisation. Elle fait partie des manifestations les plus avancées de ce processus non seulement au sein des pays et des communautés où elle a de l’influence, mais également sur la scène mondiale. Tout comme dans le culturalisme occidental, collectivisme et individualisme s’imbriquent dans le religionisme islamique, quoique d’une façon différente. Alors que le premier procède, au nom de la liberté individuelle, à un tournant (compatible avec le libéralisme) vers un nouveau « Nous » collectif, la refondation de l’oumma, de la communauté des croyants, mute dans le religionisme islamique en une forme d’instauration d’un mode de pensée strictement individualiste[12]. C’est dans ce contexte que s’intègrent également les réseaux terroristes. Sous le sigle obsolète du djihad, Al-Qaida et compagnie mettent en scène l’amok de citoyens du monde isolés contre leur propre société-monde – entreprise cruelle mais qui n’est en rien archaïque.

7.

   Le religionisme islamique relève authentiquement de la société de la valeur. Quand il recourt à des motifs relevant de la tradition islamique, c’est seulement pour réinventer ceux-ci de fond en comble afin qu’ils s’intègrent à un cadre de référence entièrement neuf, dans une forme de production identitaire adaptée aux conditions de l’époque de la mondialisation. Si l’on se réfère à un concept de modernisation dépourvu de charge emphatique, le religionisme islamique s’avère lui-même un agent du processus de modernisation, et représente une étape qui vise l’au-delà de l’objectif intermédiaire positif de formation d’un État national et d’une société de travail, et qu’il est devenu impossible de distinguer de la désocialisation et de l’autodestruction sociale.

Comme le phénomène religioniste dans son ensemble, sa variante islamique s’intègre dans l’histoire de la modernisation, et ce à double titre : comme poursuite directe d’une occidentalisation anti-occidentale, elle recourt à des modèles de pensée caractéristiques de ce grand mouvement de modernisation qui avaient occupé une place importante lors de phases de développement antérieures. Dans le même temps, l’anti-occidentalisme trouve dans le religionisme islamique une figure adaptée aux conditions spécifiques d’une époque marquée par la crise du travail et de la forme de l’État-nation. Notre essai veut tenir compte de ce mélange de continuité et de transformation, de modèle de base général et de contexte historique spécifique et comprend le religionisme comme argumentant de conserve avec le Coran. Il s’attachera d’abord à examiner les caractéristiques que le religionisme partage avec l’anti-occidentalisme des XIXe et XXe siècles qui s’appuyait principalement sur la Nation. Ensuite, il cherchera à cerner ce qu’il y a de qualitativement nouveau dans ce courant, ce qui en fait une forme d’assimilation des contradictions spécifiques de l’époque actuelle qui la distingue des précédentes.

Il ne faut pas chercher bien longtemps pour découvrir ce qui les relie. Un simple regard critique sur les idées censées identifier le religionisme islamique à une force extra-territoriale vis-à-vis de la modernité à caractère occidental nous le fait apparaître. Ce sont précisément les idéologèmes passant pour être spécifiques à l’islam qui s’avèrent tous des répliques de modèles européens. Ils proviennent en premier lieu du fonds d’idées créé à l’époque romantique par le département anti-Lumières du grand camp de la modernisation.

Que le religionisme islamique veuille qu’on prenne son objectif pour le rétablissement de l’ordre social prétendument en vigueur du temps de Mahomet et de ses successeurs immédiats, voilà qui devrait le moins nous irriter. Il va de soi qu’il ne faut pas confondre le tableau que le religionisme islamique dresse du premier islam avec la réalité historique de celui-ci : le passé est inventé par rétroprojection. Mais, surtout, cette invocation d’un état originel dont on réclame le rétablissement relève elle-même d’une pensée caractéristique de la société de la valeur. Cette figure a accompagné toutes les idéologies ayant accompagné les stades de développement du capitalisme. Elle s’enracine bien avant la scission du ciel des idées de la société de la valeur en hémisphère des Lumières et hémisphère anti-Lumières, au moment de la conception classique du droit naturel. Rousseau, par exemple, dénonçait l’ordre corporatiste comme artificiel, légitimant la réorganisation de la société de la valeur comme rétablissement d’un état naturel ; ce qui était prétendument naturel se présentait pour lui comme ce qui était historiquement originel.

L’introduction de macro-sujets collectifs à partir du XVIIIe siècle fut presque toujours liée à une telle mystification. Par besoin de cohérence, les sujets collectifs, qui dans la conscience de la société de la valeur composaient par nature l’humanité, furent définis comme des entités très anciennes, et ainsi annonçait-on le retour à une unité jadis existante mais oubliée. Un exemple ancien et concret de cette nouvelle figure de la pensée nous est fourni par Novalis dans son essai « Europe ou la Chrétienté » paru en 1799. Il y formule le rêve apparemment ultra-moderne d’une Europe unie dans la paix, appelée en tant que sujet collectif civilisateur à répandre ses bienfaits sur toutes les parties du globe. Ce programme d’une mise au pas à la fois interne et externe tirait sa légitimité du fait que Novalis le présentait comme une restauration. L’Église catholique avait soi-disant déjà unifié une première fois l’Europe en un « vaste royaume spirituel », avant le péché originel de l’« insurrection protestante ». Formant un sujet collectif théocratique, les habitants de ce continent avaient alors vécu un incomparable « épanouissement de toutes les facultés humaines » ainsi qu’une « floraison partout d’un intense commerce des biens spirituels et matériels, au sein même de l’Europe et jusqu’aux Indes lointaines »[13]. Ce sujet collectif théocratique devait désormais réapparaître dans « des formes plus riches et fécondes »[14]. Le projet de Novalis ne rencontra qu’un écho limité, le catholique converti étant en avance sur son temps quant au choix de la chrétienté comme méta-sujet spécifique. Deux cents ans après le surgissement des valeurs des Lumières, comprises à l’origine comme antireligieuses, c’est sous le signe du « choc des civilisations » et de la réinterprétation de ces valeurs en spécificités de l’« aire civilisationnelle occidentale-chrétienne », que l’on voit aujourd’hui, dans la compétition entre communautés imaginaires, une construction similaire occuper le devant de la scène. Des imitateurs zélés s’emparèrent, dès le XIXe et le XXe siècle, de la méthode de Novalis, consistant à doter les communautés imaginaires d’un passé mythique créateur d’identité. La Nation est le macro-sujet qui a enregistré le plus de succès au cours de la phase ascensionnelle du système-monde producteur de marchandises. Et c’est précisément au cours de la construction des Nations qu’on eut recours, souvent, à des mythes historiques proches de ceux développés par Novalis, et qui détournaient les faits historiques avec la même désinvolture. Que la Grande Nation se célèbre comme la réincarnation de l’esprit de liberté gaulois des Vercingétorix et compagnie, ou qu’on légitime l’État national serbe comme le rétablissement de l’État féodal de l’Ouest balkanique du XIVe siècle en le redéfinissant en Empire Grand-Serbe, le canevas est chaque fois le même : la construction moderne de l’identité nationale est conçue comme reprise, et reçoit ainsi une sorte de « certificat d’authenticité » : son instauration se légitime comme restauration.

Dans le monde arabe également, l’invention d’un passé imaginaire dans le contexte de la production d’identités collectives modernes eut lieu bien avant l’émergence du religionisme islamique, avec l’invention de la Nation. Ce fut Sati al-Housri, le maître à penser du nationalisme arabe séculier, qui en formula sans doute, dans les années 1920 et 1930, la version la plus élaborée. L’argumentation exemplaire d’al-Housri permet d’étudier le mode de fonctionnement (évoqué au paragraphe 3) de l’acculturation « syncrétiste-oppositionnelle », développée contre le mode de pensée occidental dominé par la forme-valeur. Sati al-Housri donna à la construction moderne de la nation un habillage arabe en recourant à la philosophie historique et sociale d’Ibn Khaldoun, probablement le penseur arabe le plus important du XIVe siècle, dans l’œuvre duquel il s’ingénia à lire les objectifs des conceptions de la nation européenne. Ibn Khaldoun s’était penché, 650 ans auparavant, sur la question de savoir ce qui maintient des ensembles sociaux humains. Il supposa l’existence d’une force de cohésion sociale générale qu’il appela ‘asabiyya, en référence à un mot de la langue arabe classique – terme difficile à traduire dans les langues européennes mais qui, dans les littératures qui le citent, revêt le sens de « sentiment de solidarité ». Ibn Khaldoun, pour qui l’opposition entre le mode de vie rural-bédouin et le mode de vie urbain-sédentaire, était le conflit central déterminant le développement social, attribua le degré le plus élevé de ‘asabiyya aux nomades primitifs. Sati al-Housri a fait siennes ces deux idées, identifiant en même temps la ‘asabiyya d’Ibn Khaldoun à l’identité nationale moderne, et accomplissant ainsi deux prouesses d’adaptation d’un seul coup : d’une part, la détermination du concept de Nation, né en Europe, comme fruit d’un esprit authentiquement arabe, en facilitait considérablement l’adaptation ; d’autre part, le projet de constitution d’une Nation arabe gagna ainsi un point de référence historique qui n’avait pas à craindre la comparaison avec la concurrence. En identifiant l’aspiration à l’unité nationale des Arabes au concept khaldounien de ‘asabiyya, on prônait un retour à leur esprit communautaire prétendument originel, et d’autant plus glorieux que les tribus de la péninsule arabique, vivant à l’origine en nomades, avaient pu conquérir après la mort de Mahomet, et en seulement quelques décennies, un immense empire s’étendant de l’Espagne à l’Afghanistan[15].

8.

 

Le rôle-clé de la référence à Ibn Khaldoun dans l’argumentation d’al-Housri n’empêcha pas toutefois ce dernier de révéler les véritables sources intellectuelles de sa pensée. Selon al- Housri, pour bien comprendre l’auteur arabe classique, il fallait le lire avec les lunettes de Herder et surtout de Fichte. Le chemin direct, en termes d’histoire intellectuelle, menant à la découverte d’une Nation arabe, passait par la relecture du Discours à la Nation allemande de Fichte, paru en 1808.

L’idéalisme allemand est loin d’avoir seulement été la marotte personnelle de quelques intellectuels germanophiles isolés. Il s’agit là d’une référence courante parmi les maîtres à penser de la constitution nationale de rattrapage partout sur la planète, et pour cause. Fichte exerça une énorme force d’attraction, dans la mesure où il réussit à transformer la faiblesse de sa propre nation d’alors en promesse d’une puissance future – prouesse que, sous une forme ou une autre, tous les idéologues de la construction nationale de rattrapage avaient à accomplir. L’ouvrage de Fichte, publié alors que l’Europe centrale était intégrée à l’Empire napoléonien, contient, sous la forme d’un système philosophique clos sur lui-même, le plan de construction originel de la communauté (Gemeinschaftlichkeit) nationale imaginaire. Ce système mérite une analyse plus approfondie, dès lors qu’il s’agit de passer en revue les éléments fondamentaux de la communauté imaginaire, pour comprendre les caractéristiques spécifiques de la reconfiguration de ces éléments dans la variante islamique du religionisme.

Comme pour ses futures copies balkaniques, japonaises ou autres, l’invention d’un passé imaginaire créateur d’identité constitue, dans sa version originelle, un moment intégral de la construction du méta-sujet national. L’argumentation de Fichte se détache cependant de celle de ses divers adeptes en ce que, chez lui, l’une et l’autre s’intègrent dans une argumentation téléologique-historique aussi folle que sophistiquée[16]. Fichte réalise la jonction entre la pensée du progrès à visée universaliste du XVIIIe siècle et l’apothéose du Peuple et de la Nation, et attribue à la formation de la Nation allemande un rôle-clé dans l’histoire universelle de l’humanité. Selon lui, l’histoire humaine se fractionne en cinq stades. L’humanité progresse de l’« état d’innocence de l’espèce humaine » dominé par l’instinct, en passant par les stades que sont l’« état du péché naissant et l’état du péché accompli », puis l’« époque de la science de la raison », pour enfin trouver son achèvement dans l’époque de l’« art de la raison »[17]. Sa propre époque représente, aux yeux de Fichte, le stade final du « péché accompli » où règne l’« intérêt sensible ». De ce point de vue, la soumission de la « germanité » à la « xénomanie », qui culmine dans la domination française, ne renvoie pas simplement à la suprématie d’une nation sur une autre ; sur le plan moral, elle marque le niveau le plus bas de l’évolution de l’humanité, et son dépassement représente le tournant vers le règne de la raison. C’est que, pour Fichte, l’« intérêt sensible » est une caractéristique essentielle de la civilisation française, tandis que la « germanité » constitue l’accès de l’être humain au spirituel suprasensible en lui rappelant l’état perdu de son innocence originelle.

Cette confrontation hasardeuse, et cette détermination de l’essence d’une « germanité », Fichte les fonde au moyen d’une argumentation philosophico-linguistique acrobatique qui représente la version primitive du point de vue anti-occidentaliste. La langue respective de tel ou tel peuple constitue selon lui son essence spécifique immuable, et reste par conséquent identique à elle-même, tout comme le peuple lui-même. Bien sûr, Fichte n’ignore pas que les langues évoluent, mais ces changements ne concernent, dans sa lecture, que l’« aspect extérieur » ; ils obéissent à des déterminations rigoureuses et procèdent de la « force naturelle de la langue » toujours essentiellement identique à elle-même. Or, c’est de cette théorie de la double identité[18] que Fichte déduit une différence qualitative entre la langue allemande et les langues latines[19]. Les peuples parlant des langues latines, peuples dont Fichte fait remonter l’origine aux conquérants germaniques des invasions barbares, se seraient définitivement coupés de la « force naturelle » de leur langue en adoptant celle des peuples qu’ils ont soumis. L’« aliénation vis-à-vis de l’état originel »[20] a condamné les peuples latinisés, en particulier les Français, à une existence bornée qui ne dépasse pas le sensible immédiat et le vil intérêt personnel. Tout comme le latin, ses rejetons ont, eux aussi, tout le caractère de langues mortes. Ainsi les Allemands, qui ont conservé leur langue, ne forment pas un peuple parmi d’autres, mais représentent le « peuple originel, le peuple entendu absolument »[21]. Eux seuls peuvent accéder au royaume de la raison vivante, et c’est pourquoi libérer la « germanité » de toute « xénomanie »[22] est une condition pour que l’Humanité puisse sortir de l’époque du « péché accompli ». 

Pour Fichte, l’esprit français incarne le monde de l’« intérêt personnel » opposé à la « germanité » désintéressée qui aspire à des objectifs plus élevés. Au cours des cent trente années à venir, le rôle de l’ennemi principal (Hauptfeindbild) sera d’abord joué par le peuple marchand anglais, puis par l’américanisme[23] (Heidegger). Dans leur structure de base, les auto-attributions et les hétéro-attributions demeurent inchangées et trouvent dans l’opposition entre « culture allemande » et « civilisation occidentale » une formule populaire globale. Plus remarquable cependant que cette souplesse dans le choix de la surface de projection, est la diffusion planétaire que devait connaître le schéma d’interprétation dans son ensemble. La glorieuse « germanité » de Fichte est échangeable à loisir. Dans les régions mondiales dominées par la modernisation de rattrapage[24], toutes sortes de communautés imaginaires en prirent la place, laissant les auto-attributions pour l’essentiel inchangées. Même la composante eschatologique, à savoir la conception fichtéenne d’une nation allemande qui va « régénérer et rénover le monde »[25], s’est révélée transposable. C’est ainsi que Tolstoï par exemple traduit l’attente rédemptrice chrétienne en une eschatologie russo-nationaliste quand il écrit : « Je suis convaincu que le peuple russe, qui est moins civilisé que d’autres, c’est-à-dire moins corrompu sur le plan intellectuel et encore capable d’une vague compréhension des grands principes de l’enseignement du Christ, que ce peuple, et en particulier les agriculteurs, saura au moins comprendre où se trouve la voie du salut et sera le premier à s’y engager » [26]. Si l’on se penche sur leur rôle historique réel, il y a bien entendu un abîme entre le nativisme russe du XIXe siècle[27], le nationalisme africain des guerres de libération et l’empire japonais impérialiste. On peut néanmoins constater d’étonnants parallèles dans leur construction d’une identité collective propre. Que ce soient les courants slavophiles, qui opposent l’« authenticité des paysans russes » à l’« artificialité occidentale », ou Léopold Sédar Senghor et son concept de « négritude », c’est toujours le caractère organique et holiste de la communauté imaginaire qu’on invoque. Celle-ci réconcilie en elle-même nature et intellect, et s’élève au-dessus du calcul utilitaire. Même les projets de « grand espace » échafaudés par l’empire japonais furent encore célébrés par les apologètes de l’impérialisme japonais comme un contre-projet à la « dégoûtante civilisation matérialiste » de l’Amérique, contre-projet censé réaliser le rétablissement d’un Orient traditionnellement holiste et de sa communauté spirituelle organique[28].

9.

 

Chez qui passe en revue la longue série historique de concepts offrant une perspective anti-occidentale du monde, l’étude de la vision du monde religioniste islamique provoque, à bien des égards, une impression de déjà-vu. Que ce soit, comme chez Fichte, l’époque de la Réforme[29] qui sert de « passé imaginaire », ou bien l’islam primitif qu’auraient pratiqué Mahomet et ses compagnons, que la communauté imaginaire ait pour nom germanité ou qu’on l’appelle oumma, le changement de personnel et de costumes ne touche pas le modèle de base. Contrairement au maître à penser du nationalisme arabe Sati al-Housri, aucun sans doute des idéologues du religionisme islamique n’était familier des écrits de Fichte, mais cela ne les a nullement empêchés d’évoluer sur les chemins intellectuels déjà empruntés par le père fondateur de l’anti-occidentalisme. L’un des textes-clés, sinon le texte-clé du religionisme islamique, Jalons sur la route[30], écrit dans les années 1960 par Sayyid Qutb, se lit presque comme un remake du Discours à la nation allemande de Fichte, notamment en ce qui concerne l’argumentation historico-téléologique. La vision qu’a Qutb de l’état actuel de l’humanité coïncide pour l’essentiel avec le tableau que Fichte avait dressé de son époque : « De nos jours, si l’humanité est au bord du gouffre, ce n’est pas en raison de la menace de destruction qui plane sur sa tête (cela en effet n’est que le symptôme du mal, non le mal lui-même), mais bien plutôt à cause de sa faillite dans le domaine des ‘‘valeurs’’ sous l’égide desquelles l’homme aurait pu vivre harmonieusement et évoluer. […] Telle est l’évidence : considérons le monde occidental, où n’ont plus cours aujourd’hui les ‘‘valeurs’’ qu’il donne en exemple à l’humanité. […] Or, à l’Est, la situation est la même »[31]. Effectivement, le « socialisme réel » s’adonnait au même matérialisme « sans âme » que la concurrence occidentale. Quant au monde nominalement musulman, il a lui aussi, à cause de l’« intoxication occidentale »[32], sa part dans la corruption totale de l’époque actuelle. Pour celle-ci, Qutb a introduit un terme qui a pris une importance tout à fait centrale dans le religionisme islamique : la jahiliyya. Dans la théologie islamique, le terme de jahiliyya désigne l’état d’ignorance religieuse ayant régné parmi les Arabes avant la prophétie de Mahomet. Qutb transfère la jahiliyya à l’époque présente et la détache de son contexte arabe : « De nos jours, le monde entier vit dans un état de jahiliyya si l’on se réfère à la source à laquelle il puise les règles de son mode d’existence »[33]. Avec cette redéfinition, il rejoint d’une double façon les chemins intellectuels empruntés avant lui par Fichte. Le terme de jahiliyya, formule désignant la décadence morale universelle, est un équivalent de l’« époque du péché accompli » de Fichte. On retrouve également la vision du monde manichéenne de Fichte : comme chez l’Allemand, il existe pour Qutb deux types de société. « Est jahilite toute société qui n’est pas musulmane de facto, toute société où on adore un autre objet que Dieu et Lui seul. […]  Ainsi, il nous faut ranger dans cette catégorie l’ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre »[34]. De même que chez Fichte, la rédemption de l’humanité réside dans la « vie divine dans son unité »[35] de l’Esprit qui s’incarnera dans une « germanité » à recouvrer, le religionisme islamique trouve son salut dans l’islam qui s’« incarne dans une société, dans une oumma »[36]. Et à l’instar de la « germanité » fichtéenne, cette oumma a, elle aussi, le caractère d’un retour à une harmonie originelle : « Cette oummaa cessé d’exister depuis que l’on ne gouverne plus nulle part sur terre selon la loi de Dieu »[37].

[…] SUITE

 

Groupe Krisis – Karl-Heinz Lewed, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle

L’Exhumation des dieux. Pour une théorie critique de l’islamisme et du fondamentalisme des « valeurs occidentales » à l’ère du capitalisme de crise, Albi, Crise & Critique, 2021.

Voir aussi 

Pourquoi l'islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion

(Norbert Trenkle)

 


[1] Voir à ce propos le livre éponyme d’Eske Bockelmann, Im Takt des Geldes. Zur Genese modernen Denkens, Lüneburg,  Conzett Verlag, 2013 (2004).

[2] La culture est toujours un phénomène de métissage, et une « culture authentique » ne saurait exister sans emprunts. Quant à l’idée d’une « culture pure », il s’agit là d’une folle idée véritablement moderne. Il n’est pas jusqu’aux symboles de l’identité nationale qui n’aient, en règle générale, des origines interculturelles. L’exemple germanique l’illustre : Haydn s’est inspiré de la mélodie d’un chant populaire croate pour composer ce qui allait devenir plus tard l’hymne national allemand ; dans l’hymne national de la RDA, on pouvait reconnaître des motifs d’une chanson américaine des années 1940 ; enfin, concernant le fameux nain de jardin, il serait apparu d’abord sous les aspects d’un « gnome » anatolien : selon une des théories en la matière, cette décoration populaire des jardins allemands aurait été introduite par les musiciens militaires turcs que Frédéric le Grand, au XVIIe siècle, avait fait venir en Prusse, et qui ont joué un rôle notoire dans la naissance de la musique de marche allemande.

[3] Cette ignorance des « cultures étrangères », n’était pas l’apanage de la seule civilisation occidentale. Dans la Chine impériale, on vivait traditionnellement avec la conviction qu’au-delà de l’« Empire du Milieu » le monde était peuplé de barbares. Ce sentiment de supériorité allait toutefois de pair avec une orientation d’esprit fondamentalement défensive.

[4] Dans un certain sens, la discussion courante en tient compte au niveau linguistique. Le terme de « fondamentalisme » désigne, depuis longtemps, ce détournement identitaro-logique de la religiosité. À l’origine, ce furent les adeptes de la plus ancienne variante chrétienne de ce mode de pensée aux États-Unis qui s’appelaient « fondamentalistes ». Aujourd’hui ce terme s’est transformé en nom générique. Ce mot suggère, à juste titre, que les fondamentalismes concurrents ont plus de choses en commun entre eux qu’ils n’en ont avec leur religion nominale respective.

[5] Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2006 (NdÉ).

[6] Voir l’article de Norbert Trenkle « Feu et flammes pour la démocratie et la liberté. Du fondamentalisme des ‘‘valeurs occidentales’’ à l’époque de leur décomposition », dans ce même volume.

[7] Voir Ulrich Beck, Die Erfindung des Politischen  [L’Invention du politique], Francfort, Suhrkamp Verlag, 1993, p. 92.

[8] La rupture avec le rapport-valeur serait identique à l’abolition de l’ordre dichotomique.

[9] Abdallah Azzam passe pour avoir été le mentor spirituel d’Oussama ben Laden.

[10] Ce n’est pas non plus sur le plan géographique que les deux seraient identiques. La vision dominante de l’Islam est tournée unilatéralement vers le monde arabe, et fait une place à l’Iran et à la Turquie. La population musulmane du sous-continent asiatique n’y figure pas davantage que celle de l’Afrique noire.

[11] La culture mérite que l’on meure pour elle (NdT).

[12] Voir Oliver Roy, L’islam mondialisé, Paris, Éditions du Seuil, Points, 2015 (2004).

[13],Cité d’après Paul Michael Lützler (éd.), Europa-Analysen und Visionen der Romantiker, Francfort 1982, p. 60 sqq., en français dans Novalis, « Europe ou la Chrétienté », dans Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, 1975, p. 309.

[14] Ibid., p. 62  et p. 310.

[15] Le religionisme islamique invoque le même chapitre historique. Le recours au concept areligieux de ‘asabiyya renvoie cependant déjà à ce que distingue le nationalisme arabe du religionisme islamique. Le même passé glorieux est interprété par le premier d’abord comme le passé d’une ethnie, par le second comme le passé de l’Islam.

[16] Cette charge salvatrice ne se trouve bien entendu pas uniquement chez Fichte. Elle fait, au contraire, partie intégrante de l’architecture générale de toute communauté imaginaire. Fichte occupe une place à part en ce qu’il en développe systématiquement, sur le plan philosophique, la dimension téléologique-apocalyptique dont il la fait dériver. 

[17] Voir Johann Gottlieb Fichte, Grundzüge der gesamten Wissenschaftslehre, Hamburg, 1956, p.14 sq.

[18] Double, dans la mesure où Fichte identifie, d’un côté, la langue et le peuple, et de l’autre appréhende la langue comme une entité hermétique qui se développe à partir d’elle-même et se trahit partout où elle puise dans les autres langues. 

[19] La théorie du langage de Fichte se concentre sur le rapport entre la langue allemande et les langues latines. Quant aux autres langues européennes, soit il les subordonne à l’allemand (les langues scandinaves par exemple), soit il les déprécie comme langues néo-européennes de peuples incapables de toute évolution intellectuelle autonome (par exemple les Slaves). Les langues extra-européennes ne sont même pas mentionnées : leur infériorité et leur défaut de spiritualité vont de soi pour Fichte, comme pour la tradition des Lumières. 

[20] Fichte, op. cit., p. 123 et p.188.

[21] Fichte, op. cit., p.205.

[22] Fichte, op. cit., p.106.

[23] Ce concept montre qu’il ne s’agit pas, en premier lieu, des États-Unis comme facteur politique réel. Arthur Moeller van den Bruck a bien résumé cela dans les années 1920 en affirmant que l’Amérique qu’il combattait devait être davantage comprise sur le plan « intellectuel » que sur le plan « géographique ».

[24] Sur ce concept, voir Robert Kurz, L’Effondrement de la modernisation. De l’écroulement du socialisme de caserne à la crise du marché mondial, Albi, Crise & Critique, 2021 (NdÉ).

[25] Fichte, op. cit., p. 359.

[26] Cité d’après Ian Buruma, L’Occidentalisme. Une brève histoire de la guerre contre l’occident, Paris, Climats, 2006, op. cit., p. 85.

[27] En littérature, ce courant est représenté, outre Tolstoï, surtout par Dostoïevski.

[28] Voir Buruma, p. 11 sq.

[29] Pour Fichte, Luther incarnait l’« homme allemand ». Selon lui, le réformateur avait « établi la totalité de sa nation » (Fichte, op. cit., p. 95), en en réalisant l’unité intellectuelle contre la domination « xénomaniaque » d’alors : la soumission à la papauté.

[30] Cet écrit est, jusqu’à nos jours, le texte fondamental de loin le plus répandu de ce courant ; il est diffusé dans toutes les langues sur internet (NdÉ).

[31] Cité d’après Gilles Kepel, Le Prophète et Pharaon, Paris, Folio, 2012, p. 39-40.

[32] Cette formule n’est pas de Qutb, elle est née dans le contexte de la révolution iranienne ; cependant l’idée sous-tend toute l’œuvre de Qutb. 

[33] Voir Gilles Kepel, op. cit., p.41.

[34] Ibid., p.44.

[35] Voir Fichte, Discours à la nation allemande, op.cit. , p. 189.

[36] Kepel, op.cit., p. 41.

[37] Ibid.

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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