Robert Kurz
L’« Effondrement de la modernisation » ‒ 15 ans après
Interview pour le magazine Reportagem, São Paulo
Octobre 2004
Paru initialement sur Lundi.matin, n°284, 19 avril 2021
À l’occasion de la traduction de L’Effondrement de la modernisation. De l’écroulement du socialisme de caserne à la crise du marché mondial, de Robert Kurz (aux éditions Crise et Critique), nous publions ici un entretien avec ce dernier datant d’octobre 2004 pour le magazine Reportagem de São Paulo. Il revient sur l’émergence du courant désormais appelé « critique de la valeur-dissociation », qui débute avec la publication en allemand de ce même livre en 1991. Théoriquement, il s’agissait de se dégager du marxisme traditionnel, tout en revenant à Marx, pour refuser en bloc toute la logique de la valeur et du travail. Il indique ensuite l’apport essentiel de la critique de la dissociation, apporté par Roswitha Scholz (« La valeur, c’est le mâle », 1992), qui insiste sur le tout structurellement scindé formé par la valeur, la marchandise et le travail abstrait (qui prétendent à la totalité) d’un côté et le dissocié souvent « déclassé » et attribué aux femmes de l’autre. Enfin, il explique les tensions au sein du groupe Krisis qui se scinde au début des années 2000 avec la formation de la revue Exit ! et termine par des considérations sur la crise mondiale de la modernisation à laquelle n’échapperont pas, selon lui, les pays alors en pleine croissance comme la Chine de l’époque.
Lorsque le mur de Berlin est tombé en 1989, tu faisais déjà partie depuis des années d’un groupe travaillant sur une théorie critique radicale. Peu après, ton livre L’Effondrement de la modernisation est paru. Dans quel contexte social avez-vous fondé la critique de la valeur du système moderne marchand ?
Dès le départ nous avons refusé de nous inscrire dans une démarche académique. Nous étions tous des militants de mouvements sociaux de gauche. Au début des années 1980, nous avions le sentiment que les idées de la « nouvelle gauche » de l’époque avaient été épuisées depuis 1968. Il y avait un élan pour réévaluer de manière critique notre propre histoire. Nous ne voulions plus participer au « cycle maniaco-dépressif » des campagnes politiques. La théorie ne devait plus être liée à la pratique politique dans une sorte d’immédiateté, c’est-à-dire qu’elle devait perdre son caractère de fonction de légitimation et être prise au sérieux dans son autonomie. Cela signifiait le fait de prendre de la distance avec la gauche politique.
Malgré toutes ses critiques à l’égard du stalinisme, la « nouvelle gauche » a largement échoué à remettre en question le caractère socialiste et post-capitaliste de l’Union soviétique. Les quelques rares théoriciens qui parlaient plutôt de « capitalisme d’État » étaient pour la plupart orientés vers le maoïsme chinois et ne dépassaient pas une théorie sociologiquement tronquée du « pouvoir de la bureaucratie ». Une étude théorique plus approfondie a toutefois révélé que le véritable problème du socialisme dit réel était tout à fait différent. Les ordres sociaux qui avaient émergés à partir de la révolution russe et du mouvement de libération anticolonial restaient des « modes de production basés sur la valeur » (Marx). La forme sociale du système moderne marchand n’a pas pu être surmontée. Toutes les catégories du capital étaient maintenues ; elles devaient simplement être gérées et contrôlées sous une forme nationale par la politique de l’État. Tout comme en Occident, les humains étaient soumis au système du « travail abstrait » (Marx). Ce n’était pas une transformation qui dépasserait le capitalisme, mais exactement le contraire, une transformation dirigée vers une affirmation de celui-ci. Cela correspondait à la situation historique réelle de l’Est et du Sud. Ces sociétés n’avaient pas atteint les limites du développement capitaliste, mais étaient à la traîne de ce développement, à la périphérie du marché mondial. Ainsi, malgré leur nomenclature marxiste et anticapitaliste, les révolutions de l’Est et du Sud étaient en réalité des révolutions bourgeoises de retardataires historiques ; des régimes de « modernisation de rattrapage » en sont issus. La bureaucratie était une conséquence de cette constellation, et non la cause initiale des conditions répressives dans les sociétés post-révolutionnaires. Au fond, des phénomènes qui avaient caractérisé les débuts de l’histoire du capitalisme absolutiste et bourgeois-révolutionnaire du capitalisme du XVIe au XIXe siècle se répétaient sous une forme idéologique différente.
D’une part, les dernières décennies du XXe siècle ont apporté une crise qualitativement nouvelle, qui exigeait une critique du réformisme traditionnel et du néolibéralisme. Dans un premier temps, cela a conduit principalement à une critique du « travail abstrait » en tant que catégorie fondamentale de la reproduction du système marchand, car la crise était l’expression de la borne interne que la « société de travail » avait atteinte. D’autre part, après que le marxisme structuraliste a abouti à une impasse et que la pensée postmoderne a prévalu dans les universités, toute analyse qui s’inscrivait dans la continuité de Marx était taxée d’économicisme.
À cet égard, comment avez-vous repris de manière critique les catégories économiques du marxisme traditionnel et dans quelle mesure votre nouvelle théorie de la crise se distingue-t-elle de ces analyses ?
Cette nouvelle interprétation de l’histoire de la modernisation au XXe siècle a soulevé le problème de savoir comment il était seulement possible d’y parvenir « à contre-courant » du marxisme. Car il faut toujours exiger des innovations en matière de théorie sociale, qu’elles puissent expliquer leur propre raison d’être. C’est là qu’intervient la nouvelle théorie de la crise. La théorie marxiste antérieure n’avait toujours considéré les crises que comme des interruptions temporaires de l’accumulation capitaliste, c’est-à-dire essentiellement comme des crises cycliques ou comme des ruptures structurelles dans la transition vers un nouveau modèle d’accumulation. Ainsi, aussi bien la théorie de la crise que l’idée et la pratique du socialisme politique d’État restaient biaisée et bloquée dans l’horizon du « travail abstrait » et donc des formes sociales du système moderne de production de marchandises. Soit une borne interne absolue à l’accumulation n’était pas du tout considérée comme possible ou soit, à quelques exceptions près (comme chez Henryk Grossmann), elle n’était pas rapportée au « travail abstrait » en tant que « substance du capital » (Marx). À l’inverse, notre nouvelle théorie de la crise développe désormais la thèse d’une borne interne absolue à l’accumulation par la « désubstantialisation » du capital lors de la troisième révolution industrielle, qui est la révolution de la microélectronique. Pour la première fois dans l’histoire capitaliste, la rationalisation de la force de travail se fait plus rapidement et à plus grande échelle que l’expansion des marchés par l’abaissement du prix des produits. Ainsi, le mécanisme de compensation de la crise, jusque-là en vigueur, s’enraye. Le capital ne fuit plus seulement de manière cyclique, mais structurellement de l’accumulation réelle vers le « capital fictif » (Marx) des bulles financières, qui doivent cependant finir par éclater. En raison du fait que la borne historique de l’accumulation se révèle dans cette crise d’une nouvelle qualité, le système marchand du « mode de production basé sur la valeur » (Marx), devient aussi obsolète que le « travail abstrait » et l’ancienne ontologie marxiste du travail.
De cette façon, le positionnement historique propre de la nouvelle critique, beaucoup plus fondamentale, du capitalisme a été déterminée en termes de théorie de la crise. Mais c’est seulement dans le livre L’Effondrement de la modernisation qu’aussi bien la critique du concept d’un socialisme basé sur le « travail abstrait » et la production de marchandises que la nouvelle théorie de la crise pouvaient être systématiquement fusionnés. La crise des formes fondamentales communes du système marchand a dû d’abord se manifester parmi les retardataires historiques, mais elle finira par se frayer un chemin jusqu’aux centres occidentaux du capital. La fin de la « modernisation de rattrapage » est le début de la fin de la modernité et de manière générale de son « travail abstrait », donc également la fin de la politique comme forme de régulation et la fin de la nation comme espace de référence du système de production marchand, comme le prouve dans la pratique le processus de mondialisation marqué par la crise. Toutes les interprétations qui veulent comprendre la chute de l’Union soviétique et la fin du socialisme réel comme une « victoire » du capitalisme occidental sont hors de propos. Pour le XXIe siècle, la tâche d’une nouvelle critique radicale de la société est ainsi fixée, à savoir transformer la critique de la crise du « travail abstrait », de la forme-valeur, de la production marchande, de la régulation politique et de la limitation nationale en une critique consciente et un dépassement de cette forme-rapport de la société moderne.
Il s’agit donc d’une critique qui ne se réfère plus seulement à la catégorie du travail. Elle révèle plutôt à quel point, sur fond de crise, des formes de pensée et de pratique ‒ qu’elles soient sociales, économiques ou politiques ‒, s’accrochent à l’ontologie moderne sans saisir la puissance de la négativité exprimée par la crise. Ici, au Brésil, par exemple, lors des premières discussions sur L’Effondrement de la modernisation, des expressions comme « arguties métaphysiques », « faux pas » et « catastrophisme » ont été utilisées. Quelles ont été les résonances de ton analyse dans ce qu’on appelle l’« opinion publique » en général, et plus précisément, quelle a été la réception dans la gauche traditionnelle ?
L’apparition de cette nouvelle analyse et de cette critique, si complètement opposée aux vues dominantes, a provoqué l’étonnement. Des intellectuels clairvoyants, tels que Hans Magnus Enzensberger en Allemagne et Roberto Schwarz au Brésil, ont estimé que la nouvelle théorie critique méritait d’être portée à la connaissance d’un public plus large ; sinon, L’Effondrement de la modernisation n’aurait pu ni paraître ni être traduit. La réception, aussi bien de la part de l’opinion public en général que de la gauche en particulier était mitigée. Pour certains, il s’agissait d’une explication cohérente de l’effondrement de l’Est et de la crise de l’Ouest pris dans le même moule ; pour de nombreux intellectuels d’Allemagne de l’Est en particulier, qui avaient sombré dans la dépression après la fin de la RDA, la nouvelle interprétation est apparue comme une lumière salvatrice au bout du tunnel, car elle leur offrait la possibilité théorique de ne pas avoir à traiter la fin de « leur » socialisme comme une acceptation inconditionnelle du capitalisme occidental. Pour les autres, cette nouvelle théorie et interprétation de la réalité sociale mondiale était complètement aberrante, « ésotérique » et plus ou moins « folle » ; en particulier, la théorie radicale de la crise était dénoncée comme une pure « vision apocalyptique ».
Il est frappant de constater que l’accueil tant positif que négatif de L’Effondrement de la modernisation se réfère presque exclusivement au niveau analytique, tandis que les fondements théoriques, la critique du « travail abstrait » et de la forme-marchandise, n’ont pas été perçus du tout, ou pas seulement, comme une sorte d’« OVNI » théorique. Il est devenu étonnamment clair à quel point la conscience théorique, à travers le spectre des positions philosophiques et politico-économiques, est profondément encastrée dans l’immanence des formes sociales modernes. À cet égard, les critiques négatives de l’ouvrage, avec leurs cris de colère sur l’« ésotérisme » et la « vision apocalyptique », étaient encore plus proches de la question, car ils soupçonnaient au moins qu’ici l’ontologie de la modernité était radicalement remise en cause. Une partie de la gauche qui avait accepté la nouvelle analyse n'a pas tardé à s'en rendre compte. En particulier, l’intelligentsia socialisée en RDA est devenue beaucoup plus réservée dès que la critique radicale de l’ontologie marxiste du travail, de la forme-politique et de la nation est apparue comme un moment intégral de la nouvelle théorisation. En conséquence, le marxisme traditionnel en Allemagne a tenté à plusieurs reprises de mener la bataille contre la nouvelle approche de la « critique de la valeur » (l’étiquette désormais courante pour la nouvelle théorie critique), qui a été vécu comme une destruction de sa propre identité.
Même une partie du public libéral qui avait initialement identifié la nouvelle approche à une sorte de « jeu de perles de verre intellectuel intéressant » est devenue plus dédaigneuse et fermée dans la mesure où la crise s’est manifestée dans la pratique et a commencé à pénétrer réellement les centres occidentaux. D’un autre côté, de plus en plus d’idéalistes, d’obscurantistes et de sectaires tentaient de se rattacher à la nouvelle théorie ; des « réformateurs de l’argent » dans le sillage de Silvio Gesell aux nationalistes de droite, aux antimodernes réactionnaires, qui se plaignaient toutefois (comme bon nombre de marxistes traditionnels) de la critique de la nation, comme si celle-ci n’était pas une composante nécessaire de la critique de l’ontologie moderne.
Jamais une nouvelle théorie a pu devenir socialement efficace, sans se confronter au durcissement de la conscience dominante, au rejet véhément des positions anciennes et obsolètes de la critique sociale, aux réceptions partiellement éclectiques et obscures et aux malentendus grossiers. Dès que la théorie critique commence à avoir un écho un tant soit peu plus important, de tels phénomènes sont inévitables. C’est pourquoi la réaction contradictoire à L’Effondrement de la modernisation sur un plan large ne pouvait qu’inciter à développer et à concrétiser davantage la nouvelle théorie. Il existait déjà un nombre suffisamment important de médiateurs, de traducteurs et de collaborateurs intellectuels qui reprenaient indépendamment les nouvelles théories. En dehors de l’Allemagne et de l’Autriche, des cercles de discussion et des groupes « critiques de la valeur » se formaient au Brésil, en Italie, en France, en Espagne et au Portugal.
Dans le développement continu de vos réflexions, de nouveaux contenus ont été intégrés à cette théorie critique. Il est apparu plus clairement comment l’ontologie moderne, malgré la crise, continue d’influencer les aspects les plus divers de la pensée et de la compréhension. Quels nouveaux éléments ont été incorporés dans la théorie critique et comment la critique de la valeur a-t-elle été développée par la suite ?
La nouvelle théorie s’est d’abord concentrée sur un développement plus poussé de la critique de l’économie politique. La théorie de la crise et la critique du système de production des marchandises, y compris les formes de la politique et de la nation, étaient des contenus nouveaux, mais la réflexion sur ces contenus restait dans le cadre d’une conception traditionnelle de la théorie. Le caractère universel-abstrait de toute formation théorique dans le monde moderne, en tant que moment de son ontologie, n’a pas été considéré, tout comme le concept du sujet et le rapport moderne de genre qui lui est lié. Suivant le modèle de la philosophie hégélienne, la nouvelle approche a suivi une procédure de « dérivation logique », dans laquelle le rapport entre l’essence et l’apparence devait se résoudre comme une équation mathématique. Cette pensée abstraite et universaliste de toute théorie moderne enracinée dans la philosophie des Lumières s’est combinée à un attachement obstiné tout aussi irréfléchi à la métaphysique de l’histoire des Lumières : le système moderne de production de marchandises a été remis en question pour l’avenir sur la base de la théorie de la crise, mais pour le passé, il a continué à être compris comme un prétendu « progrès » au-delà de l’obscurité, de la naturalité et de l’animalité présumées du monde agraire pré-moderne. Dans le sillage de Marx, la théorie de la critique de la valeur a abordé le fétichisme de l’ère moderne supposée rationnelle d’une manière nouvelle ; cependant, comme Marx lui-même, elle a inscrit justement cette nouvelle découverte dans la philosophie idéologique de l’histoire de cette « fausse rationalité ».
Ce mode de théorie n’a pas été brisé de l’intérieur, mais de l’extérieur, à savoir par une intervention « féminine ». Ce n’est pas une coïncidence si l’approche théorique abstraite-universaliste correspondait à une structure de confrérie d’hommes dans le groupe central de formation de la théorie critique de la valeur, dans lequel il n’y avait aucune femme. L’autrice Roswitha Scholz, issue de la théorie féministe, critique depuis le début des années 1990 la conception hégélienne et universaliste de la théorie de la critique de la valeur comme étant androcentrique. Avec la théorie complexe de la dissociation, elle a essayé de faire éclater la logique hermétique et apparemment monolithique de la logique de dérivation de cette compréhension.
L’essai de Roswitha Scholz « La valeur c’est le mâle », fondamental pour le développement de la théorie de la dissociation et publié au Brésil en 1996, fortement recommandé par Roberto Schwarz, dans la revue Novos Estudos CEBRAP, est – étonnamment – resté quasi totalement ignoré ici. Peux-tu nous expliquer ce que signifie le concept de la dissociation, quel statut théorique il a par rapport à la critique de la forme-marchandise, et enfin, quelle est la signification de la dissociation pour la critique de la valeur et du sujet.
Selon son approche, la dissociation signifie que, bien que la structure de la valeur (de la forme-marchandise) en tant que forme de base du processus de valorisation prétende à la totalité, alors qu’en réalité, de grandes parties de la reproduction sociale, tant en termes matériels (« tâches ménagères », soins, éducation, etc.) qu’en termes socio-psychologiques et culturels-symboliques (« amour », empathie, affection, etc.) ne peuvent être saisies par les formes de la valeur et du « travail abstrait ». Ces moments ont donc été séparés de la socialité officielle et attribués historiquement et socialement aux femmes. À cet égard, les femmes sont, selon un terme repris du débat féministe, « doublement socialisées » : d’une part, elles appartiennent également au contexte officiel qui instaure des rapports formels par la profession, la forme-argent, etc. ; d’autre part, elles sont structurellement responsables de tous les moments de la vie qui ne sont pas inclus dans ce contexte officiel. Cependant, parce que ces moments, qui ne se fondent pas dans le « travail abstrait » et la forme-valeur/forme-argent, sont considérés comme inférieurs du point de vue de la forme dominante, le statut des femmes dans le système marchand de la modernité est également structurellement inférieur : en règle générale, elles sont moins payées, ont beaucoup moins de chances de se trouver à des postes de direction que les hommes, sont considérées comme « irrationnelles », moins capables de s’affirmer et souvent identifiées à des appendices des hommes. Ce qui est dissocié n’est pas une « sphère » distincte et bien délimitée, mais la dissociation traverse toutes les sphères de la société. Il est vrai que dans le processus évolutif capitaliste, certaines parties dissociées ont été incorporées dans l’univers officiel de la forme-marchandise par la marchandisation ou l’étatisation. Mais d’une part, il reste toujours un important résidu de conditions de vie qui ne peuvent pas être saisies par l’argent et l’État ; d’autre part, dans la crise, de nombreux moments vitaux de la reproduction sortent à nouveau de la logique de la forme-marchandise et sont (re-)délégués au rapport de la dissociation à connotation féminine. Le rapport-valeur, ou dit autrement, le rapport de valorisation n’est pas du tout concevable sans un rapport simultané de dissociation ; par conséquent, les concepts désignant ces deux aspects de la société moderne se situent au même niveau d’abstraction théorique, et ce n’est qu’ensemble, en tant que rapport de valeur-dissociation, qu’ils forment le concept intrinsèquement contradictoire de l’essence de la modernité.
À la lumière de la théorie de la dissociation, l’univers apparemment neutre du « travail abstrait » et de la forme-marchandise s’avère être un univers déterminé comme structurellement « masculin ». L’illusion d’optique de l’universalisme abstrait découle d’une réflexion tronquée à l’égard de la sphère de la circulation dans laquelle apparemment tous les chats sont gris. Si, toutefois, l’analyse ne se limite pas à la surface de la circulation (ce que l’on appelle l’«abstraction de l’échange »), il devient évident que le rapport de la dissociation englobe la totalité du processus de reproduction sociale. À l’échelle mondiale, une grande partie de l’humanité non occidentale est exclue également du faux universalisme. Le sujet apparemment neutre de la modernité est en réalité le sujet mâle, occidental et blanc (en abrégé MOB).
De même, la théorisation abstraite-universaliste de la modernité, fondée sur la logique de dérivation, ne se réfère depuis les Lumières, en réalité qu’à la structure interne de la forme-marchandise déterminée comme mâle, occidentale et blanche (MOB). Ce qui est dissocié est refoulé et n’a pas de concept. La théorie de la dissociation s’inscrit ainsi dans la continuité de la critique d’Adorno du concept moderne de théorie. Un concept ne fonctionne pas selon les mêmes critères que la résolution d’équations mathématiques, il doit être reflété dans sa brisure. La critique de la valeur, de la marchandise et du « travail abstrait » doit donc être étendue à la critique de la dissociation. Dans ce contexte, le dissocié ne présente pas la « meilleure moitié » où la « non forme-valeur » qui pourrait être investie positivement, mais seulement le revers tout aussi négatif de la médaille. Le dépassement émancipateur du système moderne de la production marchande inclut le dépassement du rapport de la dissociation dans lequel les femmes (et de même l’humanité non-occidentale) sont considérées comme inférieures. Cette infériorisation n’est pas à réévaluer idéologiquement, mais à abolir en même temps que le rapport de valeur.
Mais cette approche n’a pas été acceptée à l’unanimité et sans contradiction par l’ensemble du groupe, n’est-ce pas ?
Dans le contexte de la critique de la valeur en vigueur jusqu’à lors, en tant que formation théorique androcentrique et universaliste, structuré en tant que confrérie masculine, la théorie de la dissociation n’a été reprise qu’avec une grande résistance et de façon générale, elle n’a pas été intégrée. Elle a cependant servi de base à l’essai « Domination sans sujet » (1993)[1], dans lequel, pour la première fois, la crise et la critique du système de la production marchande ont été définies théoriquement comme une crise et une critique du sujet moderne et de son concept positif, et ce, au-delà des tentatives postmodernes tièdes et dépourvues de concepts de « travail abstrait » et de forme-marchandise. Cette approche a été élargi dans la grande étude historique Le Livre noir du capitalisme (1999[2]) en une critique empiriquement étayée des Lumières et de leur philosophie de l’Histoire. Pour la première fois, dans le contexte de l’élaboration théorique de la critique de la valeur, le système moderne de la production marchande n’apparaît plus comme un « progrès », même dans le passé. En même temps, cette critique se distancie explicitement de tout regard romantique sur la société agraire pré-moderne. Il ne s’agissait pas d’une évocation réactionnaire des conditions passées, mais d’une critique radicale de la pensée ontologique. La théorie de la crise a été élargie pour inclure la dimension de la crise du sujet mâle, occidental et blanc (MOB) et a été poursuivie pour aboutir à une critique explicite (jusqu’alors simplement implicite, réduite à la critique de l’économie politique) de l’ontologie moderne et de l’ontologie des rapports-fétiche en général. Cependant, cette expansion est restée essentiellement limitée à la réflexion théorique de certains individus et à des œuvres individuelles ; elle n’était plus entièrement partagée par tous les participants à la théorisation critique de la valeur antérieure, de telle sorte que les dissensions émergentes apparurent ouvertement.
Dans ce moment de la phase hybride ambiguë d’« intégration non intégrée » de la théorie de la dissociation, quel rôle la publication du Manifeste contre le travail a-t-elle joué en termes de sédimentation du contexte de crise, ou éventuellement en termes de divisions internes de différentes perspectives individuelles ?
Dans la coexistence de positions déjà opposées de manière sous-jacente, la critique du « travail abstrait » a été à nouveau formulée dans un projet commun sur un autre plan, qui n’était plus purement théorique. Le débat social sur la « crise de la société de travail », les mesures socialement répressives de la gestion capitaliste de la crise et les premiers signes d’un nouveau mouvement social ont suggéré de faire connaître à un plus large public la critique de la valeur encore assez confidentielle. Le résultat de ces réflexions a été le Manifeste contre le travail (1999[3]), qui a rapidement fait grand bruit, a connu une forte diffusion et a été traduit dans de nombreuses langues. Les auteurs eux-mêmes ont été surpris par son succès. Il s’agissait d’un ballon d’essai, qui a manifestement touché une corde sensible dans la société en crise. Il a exprimé ce qui était généralement ressenti mais n’avait pas de voix.
Cependant, la rédaction du manifeste n’a pas été sans conflit. Cela n’est pas seulement dû à la forme stylistiquement peu familière, qui a nécessité de nombreuses réécritures. Ce n’était pas un hasard que le point sur le rapport de genre n’ait été inséré qu’après coup. Mais c’étaient avant tout les attentes concernant la fonction du manifeste qui ont été très divergentes. Pour les uns, il s’agissait d’une concrétisation ponctuelle et d’une mise en forme littéraire de la théorie de la critique de la valeur et celle de la critique de la dissociation, afin de les faire connaître à un public plus large et de susciter un intérêt à la réflexion théorique chez les militants des mouvements sociaux en prise avec les problèmes de la crise de la société de travail ; indépendamment de cela, le processus de théorisation devait, sans devoir tenir compte des prétendues exigences pratiques, se poursuivre dans un élan sans restriction aucune. Pour d’autres, en revanche, avec le manifeste, un point culminant et un tournant vers la pratique sociale avait été atteint ; il devait « prendre de l’ampleur » d’une manière complètement différente, à savoir comme une réorientation fondamentale de l’activité critique de la valeur, afin d’arriver, au travers de la critique du travail comme centre de gravité, à s’implanter dans les nouveaux mouvements sociaux de manière « anti-politique » et de façon directe par la voie journalistique.
Dans ton livre L’Effondrement de la modernisation, publié en 1991, tu anticipes de 10 ans l’attentat du 11 septembre 2001 en écrivant que le fondamentalisme et l’« idéologie secondaire islamique [...] donnent naissance à des entreprises kamikazes et commandos agressives ». Après le 11 septembre, on constate un renforcement des aspects conservateurs dans la gauche européenne, ce qui a probablement aussi renforcé les conflits internes de l’équipe éditoriale de « Krisis ». Comment ces conflits se sont-ils développés et quel rôle ont joué la critique de la forme-sujet et la critique de la dissociation dans ce moment ?
Les contradictions internes, même à petite échelle, sont souvent accélérées par des « événements historiques » externes majeurs. La terreur du 11 septembre 2001 à New York a ébranlé les centres occidentaux sur le plan socio-psychologique. Dans les grandes zones de crise et d’effondrement de la périphérie, le 11 septembre n’a pas été perçu de manière aussi intensive ; peut-être parce que la barbarie y est depuis longtemps devenue monnaie courante. Pour les États-Unis et l’Europe de l’Ouest, ces attaques terroristes ont toutefois constitué un choc et un signal indiquant que le mode de vie antérieur touchait à sa fin et que le maelström de la crise s’emparait également de la vie quotidienne avec une violence sans bornes. Cette perception symbolique a libéré de nombreux conflits cachés et refoulés à tous les niveaux de la société, dans les courants politiques et les groupes théoriques ainsi que dans les relations personnelles. La gauche s’est polarisée comme elle ne l’avait pas fait depuis des décennies. Face aux sombres menaces, l’intelligentsia a soudain découvert les « valeurs occidentales » et une partie de la gauche a invoqué la prétendue « promesse bourgeoise de bonheur » qu’il fallait défendre contre la « barbarie du tiers-monde ». La métaphysique historique des Lumières est montée à la surface comme une flatulence intellectuelle.
Jusqu’alors, la nouvelle élaboration théorique de la critique de la valeur et de la dissociation s’était centrée sur la revue Krisis, qui a également acquis une renommée internationale. Le climat idéologique et socio-psychologique tendu après le 11 septembre a finalement aussi fait danser les contradictions au sein du contexte de Krisis. La théorie de la dissociation déterminée aussi bien sociologiquement comme rapport de genre qu’au niveau culturel-symbolique n’a pas été adoptée de manière égale par tous les participants, mais seulement courtisée et tolérée en apparence par certains. Par-dessus tout, le fait que les concepts de la forme-valeur et de la dissociation soient au même niveau d’abstraction et de rang égal est resté une épine dans le pied des théoriciens mâles chevronnés. Pour autant que la thématique de la dissociation a été accepté, elle est apparue, à des degrés divers, comme une « sphère » subordonnée à la totalité « véritable » du système de la production marchande, au lieu de saisir la dissociation elle-même comme une catégorie de la totalité (simultanément avec la forme-valeur ou la forme-marchandise) dans une conceptualisation nouvelle, brisée, qui n’est plus hégélienne. Dans les textes de référence jusqu’à ce jour, le rapport de la dissociation est le plus souvent conçue uniquement comme un « phénomène » historico-empirique et comme une « sphère » supposée délimitable et subordonnée (au lieu d’être un moment du concept d’essence) et donc théoriquement tronquée. Mais reste ainsi également tronquée la critique du sujet, c’est-à-dire de la forme-sujet mâle, occidental et blanc (MOB), à nouveau à des degrés divers. De manière ouverte ou cachée, l’idée est que certains éléments de ce sujet « doivent » être emportés vers un futur émancipé. Dans la même mesure où l’ontologie moderne n’est pas systématiquement critiquée, des vestiges de la métaphysique de l’histoire des Lumières subsistent également. Tout comme chez Adorno, le concept imprécis d’« abstraction de l’échange » est étroitement lié à cela. Le « travail abstrait » et la dissociation apparaissent comme des résultats de cette « abstraction de l’échange » ; ce ne sont donc pas le « travail abstrait » et la dissociation qui se constituent comme les catégories essentielles et englobantes, mais la circulation apparemment « neutre ». Mais une fausse conception de la circulation en tant que prétendue essence de la société et en tant que rapport qui englobe la société, constitue la source principale de toute l’idéologie des Lumières bourgeoises.
La critique qui a initialement encore été formulée en commun et qui concernait la réaction occidentale face au méga-terrorisme et aux guerres d’ordre mondial en Afghanistan et en Irak, n’est restée qu’à la surface ; dans les couches plus profondes de l’élaboration théorique, cependant, une compréhension complètement opposée à la critique du sujet, des Lumières et de l’ontologie moderne s’est formée, qui a éclaté au grand jour dans l’atmosphère empoisonnée après le 11 septembre. Lorsqu’au printemps 2002 devaient être publiées dans Krisis, sous le titre « Raison sanglante »[4], les thèses, fondées sur le théorème de la dissociation, contribuant polémiquement et de façon tranchante à la critique des Lumières et de leur renouveau idéologique actuel dans le courant mainstream de l’intelligentsia occidentale, pour la première fois dans l’histoire au sein de l’élaboration théorique de la critique de la valeur, on a tenté d’empêcher l’impression du texte d’un auteur central par des moyens formels. En conséquence, le noyau de l’ancien contexte d’élaboration théorique s’est scindé en deux groupes, qui, provisoirement, continuaient à opérer sous l’égide commune de « Krisis ». Cette scission a été associée à des ruptures personnelles sur fond d’attitudes concurrentielles et d’affirmation de soi de la part de ceux qui, à bien des égards (mais pas de manière constante et uniforme), étaient restés bloqués dans l’ancien mode androcentrique-universaliste d’élaboration théorique. Dans la même mesure où les femmes ont été admises dans le cercle restreint, certains hommes se sont retirés. Enfin, en février 2004, dans un coup de théâtre, les « modèles de fin de série » se sont emparés de l’étiquette « Krisis » en instrumentalisant le niveau formel de l’association de soutien, selon le rituel de la politique classique de parti et du pouvoir et en chassant la majorité de l’équipe éditoriale (y compris les femmes).
Avec cette « prise de pouvoir » purement formelle, l’ancien état des vieux travaux théoriques ne pouvait cependant pas être récupéré. La poursuite de l’élaboration théorique de la critique de la valeur et de la dissociation est désormais assurée par l’équipe éditoriale majoritaire et par les nouveaux arrivants dans la revue théorique Exit ! autour de laquelle un nouveau contexte organisationnel a également été constitué. Le reste du groupe usurpateur de « Krisis », par contre, a très vite visé à tirer la critique de la valeur vers le bas, qui stagne à un niveau d’une « approche théorique » obsolète, en la transformant en une « praxis » journalistique et propagandiste, comparable à celle qui s’ est déjà manifestée à la suite de la publication du Manifeste contre le travail. Ce faisant, la dimension de la critique idéologique est largement abandonnée pour gagner en influence le plus facilement possible dans les nouveaux mouvements sociaux, selon une manière qui est plutôt usuelle dans la gauche traditionnelle. Exit ! rejette par contre tout opportunisme face aux mouvements et toute banalisation de la part d’une critique tronquée du capitalisme pour mettre plutôt l’accent sur l’intervention à travers une critique d’idéologie vis-à-vis des mouvements sociaux naissants, des projets, etc., sans les nier en tant que tels.
Votre exclusion du comité de rédaction de Krisis, qui selon toi résulte de divergences pratico-théoriques concernant la théorie de la dissociation et la critique du sujet des Lumières, peut-elle également être analysée dans le contexte plus large du développement de la crise croissante de la société marchande ?
La scission de l’ancien contexte de Krisis s’inscrit clairement dans le cadre d’une intensification de la crise dans les centres occidentaux, mais aussi dans la périphérie. Partout, il ne s’agit plus seulement d’opinions, de considérations théoriques « intéressantes », etc., du point de vue du spectateur, mais de la simple survie sous les conditions de la situation d’effondrement. La précarisation touche également les sphères intellectuelles et académiques, le journalisme et l’édition, comme des infrastructures étatiques. Après les « producteurs immédiats » agraires et industriels, la « nouvelle classe moyenne » est également plongée dans le maelström de la crise mondiale de la troisième révolution industrielle. Il se démontre dans la pratique que toutes ces sphères n’ont pas de base économique indépendante dans le cadre de l’accumulation capitaliste, mais qu’elles dépendent de la redistribution de la survaleur du centre industriel. Si cette dépendance structurelle a été masquée pendant un temps par l’économie des bulles financières, elle s’affirme aujourd’hui violemment. Ainsi, l’ensemble du système éducatif et de recherche, de la même manière que les médias, sont également réorganisés de manière négative et soumises à la réduction budgétaire, selon le modèle de la crise industrielle.
Comme c’est le cas depuis longtemps dans les classes inférieures, la fragmentation du rapport non dépassé de la dissociation à connotation sexuée se fait maintenant également sentir dans l’ancienne « nouvelle classe moyenne », sous la forme d’une sorte de « Femme-au-foyerisation de l’homme » (« Hausfrauisierung des Mannes » un terme issu de la théorie féministe allemande des années 1980). Mais aussi les « femmes de carrière » qui avaient pénétré la sphère publique structurellement « masculine », notamment dans le domaine universitaire, se voient maintenant exposées à la situation de crise. Jusqu’au sein des groupes qui se consacrent aux élaborations de théories radicales et émancipatrices, la fureur de la concurrence et la lutte pour la survie sont libérées sur le terrain du système de la production marchande. Mais la plupart de ceux qui coupent les ponts pour réussir d’une manière ou d’une autre et qui veulent saisir la dernière opportunité de carrière, s’engagent sur des navires qui vont sombrer.
Ici, au Brésil, après l’élection de Lula à la présidence, le climat social d’un optimisme soumis à la terreur et à la pression, y compris dans une partie de la gauche, fait constamment référence à la Chine comme exemple d’un avenir prometteur avec de prétendus potentiels de développement. Comment évalues-tu ces perspectives ?
Alors que la crise structurelle intrinsèque devient inextricable, la « pensée positive » s’accroche à l’espoir de supports externes d’une nouvelle ère d’accumulation. Après le Japon et les « bébés tigres », la Chine est désormais invoquée comme le nouveau moteur de la croissance mondiale et comme un modèle. Mais cet espoir est aussi trompeur que les précédents. Les taux de croissance élevés de la Chine sont uniquement dus à son faible niveau de départ. Une fois que le seuil de la croissance intensive, qui dépend d’investissements massifs dans les infrastructures et dans la modernisation de l’équipement dans le secteur de la microélectronique, sera atteint, les taux de croissance chuteront aussi fortement que pour les porteurs d’espoir antérieurs. En outre, la croissance chinoise est basée sur une industrialisation unilatéralement tournée vers l’exportation qui passe à côté de l’immense masse de la population et qui va détruire le corps de la reproduction sociale. Mais même l’industrialisation minoritaire pour l’exportation est entièrement tournée vers les États-Unis et dépend des structures mondiales de déficits centrées sur la dernière puissance mondiale. La crise chinoise sera pire que toutes les précédentes.
La borne interne du système mondial de la production marchande est globale, mais elle se heurte à des conditions de développement très différentes. De là, surtout dans la périphérie, naît sans cesse l’illusion optique qu’il pourrait encore y avoir un rattrapage du niveau qui est depuis longtemps obsolète même en Occident. Mais la « modernisation de rattrapage » n’a pas seulement échoué en tant que telle, elle se heurte aussi à la crise de l’Occident lui-même et ne peut plus s’orienter par rapport au développement occidental. L’ancienne « non-simultanéité » du développement a été nivelée, cependant pas positivement, mais négativement. La nouvelle « simultanéité » mondiale de la crise exige également une nouvelle perspective qui envisage, à partir de points de départ assez différents, un autre type de socialisation au-delà de la forme de la valeur et de la dissociation. L’humanité n’est pas préparée à cela, mais elle n’a pas d’autre choix.
Comme il est apparu clairement au cours de notre conversation, il est bien nécessaire d’adopter une position théorique qui fait preuve de discernement. Nous nous trouvons dans une crise à la fois sociale et catégorielle, qui met tous les concepts qui animent la reproduction issue de la modernité dans un tel état de dégradation qu’aucune théorie cohérente ne peut être créée avec de nouvelles catégories positives. Il est donc nécessaire de prendre la négativité comme point de départ. Alors que la crise continue de s’aggraver, qu’est-ce que cela signifie pour les différents mouvements sociaux qui prennent au sérieux une perspective d’émancipation de la société moderne de la production marchande ?
Pour la théorie, il est important de ne pas se laisser tromper et de faire face aux contradictions, au lieu de s’abandonner à une fausse réalité avec des recettes bon marché. Dans le quotidien des groupes théoriques, la solidarité et l’entraide sont appelées à s’appliquer sans emphase, mais il ne faut pas confondre cela avec l’idéologisation d’un concept diffus de « vie quotidienne » auquel on confère une apparente charge émancipatrice. Le dépassement émancipateur du système moderne de la production marchande et de la dissociation afférente nécessite une intervention sociale de haut niveau, à la préparation de laquelle l’élaboration théorique critique ne peut contribuer que si elle reste à distance des événements et ne cède pas à la pression d’une revendication de praxis dans une fausse immédiateté.
Traduit de l’allemand par Heike Heinzmann
[1] Robert Kurz, « Domination sans sujet. Remarques à propos d’une critique sociale tronquée », dans Raison sanglante. Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises, Albi, Crise & Critique, 2021 (à paraître le 28 mai).
[2] Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft, Frankfurt am Main, Eichborn, 2009 (1999).
[3] Groupe Krisis, Manifeste contre le travail, Albi, Crise & Critique, 2020 (1999).
[4] Robert Kurz, « Raison sanglante. Vingt thèses sur les Lumières et les ‘‘valeurs occidentales’’ », dans le recueil du même nom, Raison sanglante, op. cit.