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Le tabou de l'abstraction dans le féminisme

 Comment on oublie l’universel du patriarcat producteur de marchandises

 par Roswitha Scholz

« Sa dignité est d’être ignorée »
Jean-Jacques Rousseau

Devenue « théorie du genre », la théorie féministe déboucha dans les années 1990 sur un changement de paradigme : au lieu de stigmatiser les projets théoriques pour leur neutralité quant au genre, on se focalisa désormais sur la construction – ou plutôt la déconstruction – de la masculinité et de la féminité, sans tenir compte du fait que dans les conceptions androcentriques (qui règnent plus que jamais sur la pensée dominante) l’homme est posé tout bonnement comme l’universel. La critique féministe antérieure tombait à présent elle-même sous le soupçon de reproduire à nouveau, de par sa désignation même, le rapport de genre asymétrique.

 

Jusque vers la fin des années 1980, ce féminisme avait encore tenté (quoique, selon moi, de manière bien souvent problématique) d’affirmer son opposition à la thèse de la « contradiction secondaire » défendue par la gauche. Mais la fulgurante ascension des études de genre et de la théorie queer s’accompagna d’un intérêt nouveau pour une analyse sociologique descriptive dont les tenantes, avec leurs descriptions précises des contradictions, différences, ambivalences et autres décalages, faisaient montre de la plus grande rigueur scientifique. Tout effort au plan du concept passe depuis lors pour une complication inadmissible et, au fond, se voit taxé de façon plus ou moins subliminale d’« essentialisme ». On rend ainsi impossible une nécessaire théorisation et remise en cause radicale de ces rapports de genre hiérarchiques qui, même en l’actuelle période de déclin mondial du patriarcat producteur de marchandises, continuent de prévaloir.

1. Bref historique de la construction théorique féministe depuis « 68 »

Après le jet de tomates de Helke Sander en 1968, qui visait à faire comprendre aux camarades du sexe masculin que les femmes ne sont pas juste bonnes à préparer le café, se constitua en Allemagne un nouveau mouvement féministe d’envergure qui, au cours de la décennie suivante, mit au cœur de sa réflexion le rapport entre un patriarcat supposé mondial et le capitalisme. Dans ce contexte, il s’agissait entre autres de savoir si les activités domestiques créent de la valeur. Mais les débats portant directement sur cette question eurent surtout pour résultat de mettre en lumière le réductionnisme économiste sous-jacent à ce genre d’hypothèses. Tâches ménagères, amour, éducation des enfants, soin et souci des autres possèdent une qualité propre qu’il n’est pas aisé de traduire en termes économiques.

Au milieu des années 1970, les « nouveaux mouvements sociaux » (alternatifs, féministes, écologiques, pacifistes) commencèrent à faire parler d’eux. Si la politique à la première personne avait déjà bonne presse depuis les événements de 1968 – le mot-clé de l’époque était : anti-autoritarisme –, elle n’en devenait à présent que plus à la mode. Au plan scientifique-féministe on discutait ardemment des postulats méthodologiques de la recherche féministe formulés par Maria Mies, et dont le noyau consistait en ce fameux concernement qui n’est qu’un autre nom pour désigner le fait de prendre parti. Lors des débats autour de la Maison des femmes de Cologne, les activistes/chercheuses féministes et les femmes battues se déclarèrent personnes concernées et de mêmes droits, dans l’esprit de la recherche-action (qui soulevait alors pas mal d’enthousiasme, et pas seulement dans les milieux féministes). On espérait de cette façon faire apparaître au grand jour le rapport du sujet à son objet scientifique. À mon sens, et même si certaines féministes d’obédience marxiste allaient bientôt défendre l’objectivité de la science bourgeoise, cette perspective immédiate du concernement, aux yeux de laquelle il n’existe en fait pas la moindre espèce de totalité sociale supra-individuelle, n’a au fond jamais été abandonnée ; sous la forme de théories du point de vue, on en a bien plutôt élargi la portée en la transposant à la diversité des positions situées (des femmes) à l’échelle internationale.

En Allemagne ce sont surtout les « Bielefeldiennes » qui firent ici beaucoup parler d’elles en étendant la notion de tâches ménagères exploitées aux pays colonisés, à la nature et même aux hommes se retrouvant au chômage. Le rapport de genre hiérarchique était repensé comme une sorte de nouvelle contradiction principale. En termes de praxis politique, cela s’articulait avec la diffusion d’une perspective de la subsistance, à savoir une « autosuffisance » à petite échelle, gérable, fondée sur des « qualités propres aux femmes ». Bien que problématique à maints égards, ce féminisme axé sur la différence entre les sexes conserva dans l’ensemble un statut hégémonique jusqu’au cœur des années 1980. On polémiquait autour du livre de Carol Gilligan Une voix différente, qui faisait état chez les femmes d’un sens de l’équité direct, personnel et concret, en net contraste avec celui, abstrait et stérile, éprouvé par les hommes. On eut même droit à l’époque à des débats nourris sur le matriarcat, et vers la fin de la décennie parurent quantité de travaux et d’articles de « philosophie féministe » se rattachant à ce courant de pensée différentialiste.

Mais d’autre part émergeait alors peu à peu dans les années 1980, autour du rapport entre classe et genre, un débat qui, contrairement à celui des Bielefeldiennes, exigeait absolument une construction théorique (marxiste) rigoureuse. Dans une optique sociologiste on y érigeait le genre en principe structurel sur le modèle de la classe. Cela s’accompagnait déjà de ce discours du gender devenu entretemps hégémonique et qui, en opposition frontale avec un féminisme différentialiste stigmatisant la neutralité quant au genre, prenait pour base de départ la (dé)construction radicale du genre. Depuis lors, les théories de référence relèvent essentiellement de l’analyse de discours foucaldienne, quoique certaines approches interactionnistes et ethnométhodologiques soient également très prisées.

À partir de la seconde moitié des années 1980 commença en outre à circuler largement le thème des « différences entre les femmes ». On se mit à proclamer la stricte contextualité historique et culturelle du genre. C’était, disait-on, les objections provenant des femmes non blanches, « autres », qui avaient contraint le mouvement féministe blanc antérieur à s’autolimiter. Le concernement, en fin de compte, ça nous connaît. Gudrun-Axeli Knapp parla, à la fin de la décennie, de « différence oubliée ». On peut toutefois conjecturer que le mouvement féministe occidental lui-même, fort des douteux droits de participation obtenus, et confronté à la multiplication postmoderne et consumériste des projets de vie, perdait au fond intérêt pour sa propre cause. Les théories de la complicité, voire de la responsabilité des femmes, qui se firent jour entre 1985 et 1990, notamment en lien avec les débats sur le national-socialisme en Allemagne, ne représentaient ainsi qu’une étape transitoire d’une pompeuse vacuité : sous le mot d’ordre du gender, les femmes allaient bientôt apprendre à se contenter modestement de ce qu’elles avaient acquis. Ça n’est donc pas non plus un hasard si, un peu plus tard, les fameuses « femmes-alpha » (peut-être largement critiquées par le féminisme du gender aussi parce que celui-ci se reconnaît en elles) connurent une telle vogue : elles problématisaient certes le rapport de genre, mais uniquement sous l’angle d’un intérêt particulier immanent. De cette manière pitoyablement axée sur le particulier, des femmes s’efforcent d’atteindre à une bien triste universalité immanente et de s’insérer dans la ronde capitaliste de la concurrence.

En même temps, c’est évidemment aux femmes que revient de facto de plus en plus le rôle de gestionnaires de crise et de « femmes des décombres », de sorte qu’elles se retrouvent en charge des questions à la fois d’argent et de survie, et ce aussi bien au plus bas niveau de l’échelle – par exemple en tant qu’initiatrices de groupes d’entraide (et pas seulement dans le 
« Tiers-monde ») – qu’en économie et en politique, où désormais des mesures administratives les invitent instamment à prendre place nolens volens à tous les échelons dès que l’ordre masculin-capitaliste périclite. On pourrait interpréter cette tendance en termes de « révolution passive », selon l’expression par laquelle Frigga Haug, se référant à Gramsci, désigne la tournure qu’ont prise les rapports de genre postmodernes jusqu’à présent. Depuis le krach financier de 2008, l’appel à un système de quotas et à une participation des femmes à l’exercice du pouvoir se fait entendre avec une vigueur bien suspecte si l’on songe à tout ce que cet appel sous-entend en termes d’aptitudes « féminines » présumées pour la cogestion désintéressée des crises – sans même parler des stéréotypes sexuels traditionnels.

À l’aube des années 2000 on se mit à étudier davantage le thème de l’« intersectionnalité », c’est-à-dire le lien entre « race », classe et genre essentiellement, auxquels on ajoute parfois le handicap et l’âge. C’est signe que l’on a entretemps reconnu la pertinence des autres déterminants ; la toile de fond toutefois reste inchangée à base de concernement, d’identité, d’appartenance sociale et culturelle à un lieu précis etc., même si tout cela est examiné désormais sur le plan mésologique des structures sociales. Chez Knapp, par exemple, dont le rôle éminent dans le paysage de la sociologie féministe allemande n’est à cet égard pas surprenant, la société apparaît, à la faveur d’une interprétation particulière d’Adorno et d’un réductionnisme sociologiste, comme un simple concept relationnel, un ensemble d’imbrications historiques, un rapport réciproque entre les sphères sociales (économie, politique, science, sphère privée) – sans qu’il y ait au fond aucun principe essentiel et formel l’emportant sur tout le reste. La critique radicale du capitalisme et du patriarcat se retrouve ainsi enfermée dans une compréhension de la société qui se révèle inoffensive en termes de théorie sociale, et oppositionnelle seulement en apparence puisque fondamentalement compatible avec le mauvais état des choses.

Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié des années 2000 que l’on voit poindre à nouveau une certaine réflexion sur le rapport de genre fondamental dans le cadre d’une critique du capitalisme, ce que l’on doit sans doute à une aggravation de la situation sociale mais également, dans ce contexte, à une indéniable renaissance de Marx consécutive à l’éclatement de la crise sur une vaste échelle à la fin de la décennie. Le « Femmes, pensez en termes économiques ! » de Nancy Fraser et d’autres slogans similaires furent lancés à partir de ce moment. Même au sein du mouvement queer on s’attache désormais (de manière simplificatrice, selon moi) à redécouvrir les études antérieures sur le rapport entre sphère de la production et sphère de la reproduction, en vue de définir théoriquement le rapport de genre hiérarchique. Néanmoins c’est toujours un penser à base de contradictions, ambivalences, différences, particularités etc., qui domine le discours de la théorie féministe, y compris à l’intérieur de cette réflexion nouvelle. À considérer l’histoire récente, il semble que le féminisme se soit franchement entiché du modeste, de l’individuel, du particulier, et reste à mille lieues de reconnaître le rapport de genre hiérarchique comme principe social fondamental au niveau d’abstraction adéquat.

2. Le féminisme et sa manie de l’autorelativisation. La valeur-dissociation comme principe fondamental du patriarcat producteur de marchandises

Un certain nombre d’éléments nous conduisent à relier ces tendances, ce pli pris visiblement depuis le début des années 1990, à l’essor du néolibéralisme et à l’effondrement du bloc de l’Est. Marx était alors considéré comme à jamais fini, et on remettait en cause les grandes théories en général. Gauche postmoderne et chercheurs des disciplines concernées se tournaient désormais essentiellement vers les théories post-structuralistes ; tous ou presque ne juraient que par Foucault. Du fait du processus de mondialisation, les conceptualisations indécises à base de « trans- » et d’« inter- » paraissaient en outre quasi incontournables – ce qui convenait probablement tant que l’on se cantonnait au plan des phénomènes sociaux superficiels. La disparition progressive de la philosophie féministe avant d’avoir jamais été mise correctement à l’ordre du jour pourrait également être analysée dans ce contexte, disparition qui, du même coup, mettait fin à sa prétention de confronter au rapport de genre hiérarchique la théorie sociale, l’histoire des idées, la théorie de la connaissance, l’esthétique etc., et surtout de mettre au jour un certain nombre de schémas de pensée androcentriques cachés.

Du reste, par suite des tendances postmodernes à l’individualisation, beaucoup de gens dans les années 1990 considéraient la question du genre comme pratiquement résolue, au point qu’une telle revendication leur paraissait désormais obsolète. Même si les femmes restaient en charge principalement des activités de reproduction, il était indéniable qu’elles se voyaient de plus en plus intégrées au domaine professionnel, que leur niveau d’études rejoignait celui des hommes, que des possibilités de carrières s’ouvraient à elles, au moins aux échelons intermédiaires, avec pour conséquence que les représentations traditionnelles de la féminité commençaient à être ressenties comme un carcan insupportable : ça n’est pas moi ! Ce ressenti contribua-t-il à l’essor du déconstructionnisme ? On pourrait d’une certaine façon défendre une telle idée sur le terrain de la sociologie de la connaissance, c’est-à-dire à partir d’une position dont je montrerai un peu plus loin le caractère borné. À la même époque un certain nombre d’hommes, partisans du gender à l’esprit plus ou moins ouvert et autres sympathisants du féminisme apparemment sincères, s’invitèrent dans le débat.

Je pense toutefois que ces tendances sociales et ces ressentis ne suffisent pas à expliquer pourquoi on a gaspillé avec tant d’empressement et d’ardeur la chance qui s’offrait à nous de pouvoir clarifier le rapport de genre hiérarchique au plan théorique et – peut-être pour la première fois dans l’histoire – d’un point de vue féministe, ni pourquoi une neutralisation par les théories du discours ou du langage a presque été perçue comme salvatrice. Étant purement construit, le rapport de genre pouvait dès lors être détrôné de sa position centrale et passer pour un rapport inégalitaire parmi beaucoup d’autres. On voyait précisément reparaître ici, à travers l’hypothèse d’une pure construction du genre, cette prédisposition des femmes pour le modeste, le détail, la différence etc., que leur intérêt privilégié pour les concepts tournant autour de la subsistance, entre autres, avait déjà mise en évidence. Michèle Barrett et Anne Phillips, au début des années 1990, le résument ainsi : « Dénonçant les modèles faussement universalisants, surgénéralisants et par trop ambitieux du libéralisme, de l’humanisme et du marxisme, nombre de féministes se sont trouvé des atomes crochus avec les projets critiques post-structuralistes et postmodernistes. Et dans ce cadre elles ont souvent opté pour une analyse du local, du spécifique et du particulier ».

Mais par-là se manifeste justement, hélas, une structure du penser que, dès le XVIIIe siècle, l’universalisme androcentrique avait assignée à ces êtres présumés intellectuellement inférieurs qu’étaient les femmes. Ainsi Adolphe de Knigge, l’aristocrate des Lumières, écrivait-il en 1788 : « Je demande à une femme un esprit de détail [!], de l’indulgence, de la tolérance, de la patience ». L’inclination pour le spécifique et le particulier, pour le détail qui n’a pas l’arrogance de prétendre à l’universalité, devait donc ajouter aux charmes de la féminité dans un esprit de « tolérance » et de « patience ». En des termes sensiblement plus élaborés, Georg Simmel (et il ne fut pas le seul) confirmait un siècle plus tard ce trait de la « psychologie des femmes » : « Là où […] il n’est pas possible, sans une abstraction autonome plus élevée, d’atteindre à une compréhension de certaines idées, et de montrer de l’intérêt pour ces idées, alors la femme échoue également à comprendre comme à s’intéresser : à la science, à des idéaux politiques plus élevés, à cette morale qui néglige le plus proche et le plus modeste pour servir les cercles plus vastes ». Un peu plus loin il note que les femmes « parviennent également à s’accommoder plutôt de relations imparfaites, indécises, à se contenter volontiers – et cela est probablement lié, de façon profonde, à la qualité de leur raison théorique – de notions dépourvues de séparations claires, nettes. Une situation aussi indécise, synonyme seulement de transition, telle que l’offrent les fiançailles, que l’homme trouve lui-même peu satisfaisante et malaisée, dans le meilleur des cas, et dont il souhaite autant que possible l’écourter, est pour les jeunes femmes, en règle générale, emplie d’une félicité parfaite : c’est qu’elles peuvent, en mobilisant la totalité de leur teneur spirituelle, s’adapter à la demi-mesure même ».

Le paysage féministe décrit par Gudrun-Axeli Knapp et Angelika Wetterer au début des années 2000 va tout à fait dans le sens de telles « relations imparfaites, indécises » : 

Le débat sur les implications normatives de la critique féministe, où l’on a bien souvent généralisé les expériences d’une certaine catégorie de femmes (les femmes blanches et hétérosexuelles de la classe moyenne), a mis en branle dans les discussions du féminisme international une dynamique de réflexivité qui n’a pas sa pareille dans les autres branches des humanités et des sciences sociales : qui réclame la parole au nom de qui, à partir d’où et sur la base de quelles expériences ? De quelle manière la situation sociale de chacune affecte-t-elle sa perception du monde ? Qu’est-ce qui est généralisable et pour quelles raisons ? […] Le grand écart entre critique normativo-politique et réflexivité autocritique qu’exécute actuellement la théorie féministe équivaut pour elle à un test de résistance à la rupture. Mais, considéré positivement, il faut reconnaître qu’il ouvre aussi des opportunités pour l’avenir, si nous parvenons à maintenir vivante la valeur scientifico-culturelle et sociale de cette constellation unique de travaux liés entre eux sur la différence et l’inégalité. […] Le “nous” contenu en perspective dans la revendication féministe suppose des horizons de problèmes partagés qui, à mesure que l’on creuse la question de l’inégalité et de la différence, ne peuvent que se voir toujours plus finement différenciés, concrétisés, mis en relations, relativisés et redéfinis.

Les féministes ont souvent, et à raison, taxé Simmel d’« essentialisme » et de reproduction des rapports de genre traditionnels. Toutefois, au vu de l’évolution du féminisme ces dernières décennies, on ne peut que constater combien ce mouvement est lui-même au plus haut point prisonnier de telles structures. Dans la postmodernité, et tout particulièrement dans la déconstruction de la féminité, se reproduit une fois de plus le penser différentialiste que l’universalisme androcentrique dominant a toujours attribué aux femmes. Cette pensée se perd dans l’idée de « multiples femmes », et même de « multiples genres » jusque, dans les milieux queer-féministes, aux identités transgenres.

Il peut paraître étrange, pour ne pas dire grotesque, de prêter justement à Judith Butler une sorte de refus obstiné de quitter le temps des « fiançailles » évoqué par Simmel. À y regarder de plus près, cependant, on s’apercevra non seulement que Butler s’y sent parfaitement à l’aise, mais qu’elle est même la théoricienne par excellence de cette phase transitoire comprise comme le chiffre d’une ontologisation de l’état intermédiaire que les théories queer accordent au genre. Cette passion pour les « états intermédiaires », ainsi que la répugnance à l’égard des notions aux « séparations claires, nettes » que Simmel tient pour un état mental fondamental chez les femmes, ont l’obligeance d’apparaître tout à fait explicitement dans l’article récent où Christina Thürmer-Rohr formule les principes essentiels de la théorie du genre version Butler : 

La théorie du genre déconstructionniste ne se contente pas de dénier tout caractère naturel à l’ordre sexuel bipolaire ; elle démolit également les catégories bien établies telles que “masculin”, “féminin”, “lesbien”, “gay”, “hétérosexuel”, “bisexuel” etc., barrant par conséquent la route à toute espèce de classification rattachée au critère de l’hétéronormativité. Le potentiel critique consiste à donner les mêmes chances à des formes de vie différentes et à prendre au sérieux l’objet “genre” dans sa pluralité et sa complexité. [Un tel penser] implique de devoir faire toujours une “autre tentative”, rester toujours dans l’inachevé, le spéculatif, le périlleux, et recommencer sans cesse depuis le début […]. En ce sens, on pourrait aussi comprendre la queer theory, cette variante la plus provocante dans le discours fréquemment conservateur sur les sexes, comme un projet antitotalitaire cherchant à relier pluralité et égalité […]. Il incite […] à défendre le principe fondamental selon lequel nous n’avons pas d’“accès privilégié à la vérité” et n’en voulons pas […]. Les intentions décatégorisantes [!] n’ont pas pour but de promouvoir un “troisième sexe”, mais visent de façon générale à en finir avec le penser à base de grandes catégories, et à saisir l’entre-deux comme “valeur ajoutée” et non comme manque. 

Retenons bien : on préconise ici de remettre en question de façon générale un penser à base de grandes catégories qui, moyennant un réductionnisme phénoménologique, est assimilé à des catégorisations sexuelles ! Thürmer-Rohr, oubliant apparemment qu’elle a elle-même jadis violemment critiqué l’accent mis sur le modeste et le proche dans la pensée féministe, paraît à présent, à mesure qu’elle s’adapte à la postmodernité, vouloir satisfaire au diagnostic simmelien.

Dans l’espoir de renforcer le crédit de ce type de raisonnement, on essaye même aujourd’hui de traîner l’entre-deux en question, la supposée « valeur ajoutée » (catégorie elle-même on ne peut plus problématique), jusqu’au plan de la biologie et des sciences de la nature, comme si justement la biologie, en tant que toile de fond de la théorie sociale, n’avait pas de tout temps servi à légitimer la domination. Un louche besoin d’« assise » scientifique voudrait ainsi conférer du sérieux même à des contraintes postmodernes déguisées en libertés.

Le fait qu’en termes d’études les femmes se soient aujourd’hui hissées au même niveau que les hommes, voire bénéficient à certains égards d’un meilleur niveau d’instruction (les acrobaties conceptuelles du féminisme post-structuraliste notamment, dont l’engourdissement ces derniers temps n’est d’ailleurs nullement dû au hasard, requièrent des capacités d’abstraction sociologique non négligeables) n’empêche cependant pas la théorie féministe de déboucher essentiellement sur de simples descriptions des disparités, relationnalités, « spécificités locales » etc., et de rester manifestement incapable de saisir in abstracto le rapport de genre hiérarchique lui-même. Si, dans le livre cinquième de son Émile, une partie qu’il consacre à « Sophie ou la femme » et qui manque significativement d’élan, Rousseau écrivait que la « dignité [de la femme] est d’être ignorée », phrase que j’ai choisie pour introduire le présent texte, il semble que, pour les féministes, cette fameuse « dignité » soit désormais tout entière dans le renoncement à saisir sur le plan des concepts fondamentaux le rapport de genre asymétrique.

Comme les femmes, contredisant les idéologies du vieux patriarcat, ont prouvé depuis longtemps qu’elles sont en principe parfaitement aptes à la pensée abstraite, il faut nécessairement que cette incapacité à saisir correctement le rapport de genre, ou plutôt cette mauvaise volonté, réside en autre chose qu’un simple pouvoir d’abstraction insuffisant ; il faut qu’elle soit ancrée dans des structures patriarcales touchant au plus profond de notre société régie par la valeur-dissociation, et susceptibles d’expliquer pourquoi la charge des activités de reproduction, de l’amour, de la sollicitude et du soin au sein de l’entourage proche est censée incomber essentiellement aux femmes, tandis que celle du travail abstrait, de la production de valeur, de l’universalité économique et politique doit échoir essentiellement aux hommes.

On a dissocié de la socialité officielle les éléments liés à la reproduction, non ou difficilement représentables en termes de travail abstrait et de survaleur/argent mais néanmoins nécessaires ; ils ont été bannis dans le concret, l’immédiat, le non-généralisable, et dévolus historiquement aux femmes. Que ces dernières soient de plus en plus intégrées à la sphère du travail abstrait et de la production de valeur (sans, du reste, perdre leur assignation au dissocié) ne change rien d’essentiel à ce rapport fondamental. Il ne faut donc pas chercher la dissociation dans un domaine particulier, pas même celui du proche, du privé etc. ; elle est plutôt elle-même – bien qu’on répugne à l’admettre – un principe universel passant par toutes les sphères. Ce qui veut dire qu’elle prend part aussi au changement et doit être conçue comme un processus historique montrant un visage différent à différentes époques du développement capitaliste, y compris en cette ère postmoderne caractérisée entre autres par un assouplissement des représentations traditionnelles en matière de rôles sexuels. Néanmoins la dissociation, en tant que principe, demeure bien présente à travers les mutations ; elle transparaît aujourd’hui notamment dans la concentration des activités professionnelles féminines sur la sphère du care, dans les rémunérations inférieures même au sein des domaines professionnels connotés non féminins, et ainsi de suite. On voit donc que le travail abstrait (ou la survaleur) et la dissociation des genres se tiennent l’un envers l’autre dans un rapport dialectique qu’il nous faut nécessairement théoriser en termes de principe fondamental de la valeur-dissociation l’emportant sur tout le reste ; sans préjudice de ses multiples transformations et différenciations, dont on ne pourra rendre compte que sur l’arrière-plan de cette conceptualisation de base.

Le caractère fondamental du rapport de valeur-dissociation se reconnaît précisément au fait qu’on peine à le penser de façon suffisamment fondamentale et universelle. Car de même que les sphères publiques-universelles de l’économie, de la politique et de la science sont connotées « masculines », de même cette attribution se reproduit-elle au niveau de la compréhension de la théorie en tant que telle, les hommes, par principe, recevant aussi en partage l’« empire du concept ». Et de même que la présence de femmes depuis toujours dans les sphères publiques n’empêche pas la dissociation de se manifester, de même au plan du développement conceptuel et de la construction théorique a-t-on coutume de ne laisser aux femmes grosso modo que ce qui relève du non-généralisable – et elles l’acceptent apparemment avec gratitude. Là encore, dans cette reproduction au plan théorique de la compétence pratique qu’on leur a attribuée pour les activités dissociées de la reproduction, les femmes se voient d’une certaine façon identifiées au care ; exactement comme, sur le plan privé et dans le secteur de la finance, elles sont réputées plus fiables en matière de remboursement d’emprunt. Aussi apparaissent-elles mieux à même que les hommes de gérer les crises d’un capitalisme en plein effondrement, dans la mesure où elles se refusent à conceptualiser l’« universalité abstraite » (Marx) et, partant, se montrent incapables de la critiquer, en particulier sous l’angle du rapport de genre.

Comme on le voit, si les contextes historiques ont changé, l’essence de la valeur-dissociation n’en continue pas moins d’apparaître aux plans pratique et théorique, une essence qu’il nous faut nommer sans justement laisser de côté pour autant les manifestations actuelles de la valeur-dissociation. Car, en niant le lien avec l’époque actuelle, on nierait du même coup la vérité de cette « essence » en tant que processus devant d’abord être déterminé pour que, de façon générale, on puisse établir un lien épocal. Dans le même ordre d’idée, il vaudrait aussi la peine de s’intéresser de manière plus détaillée à un inconscient social androcentrique au sens de la psychologie sociale, et de se demander en particulier dans quelle mesure sa structure sous-jacente rend possible des rapports patriarcaux-capitalistes encore aujourd’hui sous une forme modifiée. Je ne peux développer cette question ici, mais il est clair qu’elle reste à étudier. L’examen attentif d’un tel inconscient social, en effet, pourrait probablement apporter des éclaircissements sur la question de savoir d’où vient ce penchant pour le particulier et le modeste qui continue à brider le féminisme actuel, et pourquoi on s’efforce plutôt d’esquiver la problématisation de grandes structures déterminant tout le reste, y compris lorsqu’on prétend étudier le rapport de genre hiérarchique. À cet égard, on ne peut qu’être frappé.e par la propension des féministes à choisir plutôt pour théoriciens de référence des penseurs (masculins) qui certes, de leur côté, rendent hommage aux différences, aux contradictions, au particulier, etc., mais fondent toutefois cette orientation même en termes généraux et universalistes – serait-ce sur l’arrière-plan du langage et du discours pour ce qui est des approches post-structuralistes.

Pour l’analyse du caractère patriarcal propre à l’ère moderne, la lecture (critique) de Simmel me semble en somme largement plus instructive que celle de Butler, la seconde se contentant de succomber à la structure mise en évidence par le premier, quand bien même il la formule lui aussi sous les espèces douteuses d’une structure quasi ontologique. Mais l’historisation critique de l’attribution que Simmel, dans une certaine mesure, naturalise n’est possible que si l’on prend au sérieux le « carcan d’universalité » d’une structure assez profonde pour atteindre jusqu’à l’inconscient, et si l’on s’oppose à son affirmation au lieu de la masquer et, ce faisant, de la reproduire purement et simplement.

3. Le problème de fond du relativisme et le caractère incontournable de l’abstraction dialectiquement médiatisée, vus sur l’arrière-plan de la critique de la valeur-dissociation

La perspective limitée à la petite échelle que privilégient des pans entiers du féminisme nous empêche de bien voir que la plupart des sociétés à l’ère moderne sont constituées sur la base d’une hiérarchie des genres. Il reste à établir jusqu’à quel point c’était le cas antérieurement, mais les études portant sur un certain nombre de cultures ont d’ores et déjà montré qu’il n’en va pas nécessairement toujours ainsi et que la domination masculine ne représente pas une constante anthropologique.

Bien que les déconstructionnistes elles-mêmes ne cessent d’insister pour que le rapport de genre soit examiné dans son « infinie variété et [sa] monotone similitude », tout le monde semble s’être mis d’accord pour ne plus étudier que le premier de ces deux aspects, sans jamais se préoccuper de l’universel au sein duquel les choses « varient ». Il est au contraire crucial d’appréhender le patriarcat producteur de marchandises tel qu’il est réellement et dans son caractère mondial – et ce, bien sûr, avant tout indépendamment d’une hypostase des différences culturelles à laquelle le féminisme a souvent du mal à renoncer. Faute de quoi cette « monotonie » constatée en passant risque bel et bien, si elle demeure impensée, de faire le lit d’un insidieux présupposé considérant les rapports de genre comme constitués au fond sur un plan anthropologique.

Par là je ne veux nullement contester qu’il y ait toutes sortes de différences ; seulement, celles-ci ne peuvent être déterminées que si l’on a auparavant clarifié la question de savoir par rapport à quelle structure universelle et dans quelle logique de formation historique elles prennent place. Or, dès qu’il s’agit du plan structurel justement, le féminisme n’atteint au mieux qu’à des intrications et des recoupements (dans les concepts liés à l’« intersectionnalité » par exemple) sur l’arrière-plan d’une représentation confuse et purement « relationnelle » de la société. Le Tout n’est plus pensé, à tout le moins pour ce qui a trait au rapport de genre. Au fond les points de départ sont encore et toujours des « points de vue », que l’on élève désormais purement et simplement du plan de l’identité immédiate à celui de la conceptualisation sociologique. À partir de tels postulats fondés sur une logique locale, on parvient à donner raison à tout le monde sans jamais faire entrer en ligne de compte la moindre totalité sociale.

Ce penser, en dernière analyse, trouve son fondement épistémique dans une sociologie de la connaissance qui connut une grande vogue dans l’Allemagne du début du XXe siècle – ce qui, déjà à l’époque, avait à voir avec l’échec des représentations propres au marxisme vulgaire. Cette sociologie de la connaissance s’appuyait elle aussi sur un postulat de base considérant la vérité comme quelque chose de toujours relatif puisqu’invariablement fondé en termes de « logique du point de vue ». À la faveur d’un raisonnement anhistorique et idéologiquement nébuleux, on arrivait dès lors à la conclusion que la seule manière de préserver l’universel, ce qui détermine tout le reste, était d’insérer les différences dans le courant ontologique de la culture, de « la vie » et, pour finir, de la « communauté du peuple allemand », fondement ultime de tout. On a beau aujourd’hui rejeter avec horreur les implications spécifiquement allemandes auxquelles cela donna lieu dans l’entre-deux-guerres, l’ancrage épistémique dans le relativisme (les différences de point de vue) et le culturalisme (les motifs issus de la philosophie de la vie) n’en est pas moins tout à fait similaire aujourd’hui, même si l’on ne veut rien savoir de cette affinité ou si l’on se refuse à l’admettre.

De telles postures ont régulièrement été combattues même au sein du féminisme (quoique rarement ces derniers temps). Ainsi Cornelia Klinger écrivit-elle : « La nécessité de situer le savoir, la connaissance dans son contexte sociohistorique est incontestable, mais l’absolutiser conduirait en revanche, faute d’un correctif philosophique, à quelque chose de tout à fait absurde. La “situation” deviendrait un enfermement sans issue, et on perdrait du même coup ce que l’on tient habituellement pour la supériorité du concept de savoir situé sur la “view from nowhere” qui reconnaît la relativité des positions propres à chacun.e ».

Du reste, Adorno (auquel Klinger aussi, d’une certaine manière, aimerait se rallier) jugeait déjà pareille critique, telle qu’on la trouve dirigée également contre une sociologie de la connaissance plus traditionnelle, « bien piètre » dans son argumentation s’appuyant sur la logique formelle. Selon lui, en effet, la critique purement formelle du relativisme confond « la négation universelle d’un principe avec sa propre érection en affirmation, sans tenir compte de la différence spécifique d’emploi de ces deux choses. Il serait peut-être bien plus fécond de reconnaître dans le relativisme une figure bornée de la conscience. Ce fut d’abord celle de l’individualisme bourgeois qui considère comme ultime la conscience individuelle médiatisée de son côté par l’universel, et qui pour cette raison confère un droit égal aux opinions de tous les individus particuliers, comme s’il n’existait aucun critère de leur vérité. […] Mais le relativisme est nul parce que ce qu’il tient d’une part pour arbitraire et contingent et de l’autre pour irréductible, a en fait pour origine une objectivité – justement celle d’une société individualiste – et est à déduire comme illusion socialement inévitable. Les manières de réagir qui, selon la doctrine relativiste, sont propres à chaque individu particulier, sont préformées, presque toujours moutonnières ; et en particulier le stéréotype de la relativité. […] La thèse abstraite de la conditionnalité de tout penser est, dans son contenu, tout à fait à rapporter à la propre conditionnalité de cette thèse : à l’aveuglement envers le moment supra-individuel par lequel seule la conscience individuelle devient penser. Derrière cette thèse se tient le mépris pour l’esprit au profit de la prédominance des conditions matérielles considérées comme ce qui seul compterait ». Et le fait que Pareto, par exemple, ramène cette même perspective relativiste à des intérêts de groupe, ou que Mannheim, arguant d’un « enracinement dans l’être » inhérent aux différents points de vue, aille jusqu’à vanter la supériorité de l’« intellectuel sans attache », participe bien du même problème aux yeux d’Adorno : « En vérité, les perspectives divergentes ont leur loi dans la structure du processus social considéré comme un tout préétabli ». Un « tout préétabli » qui précisément, en tant que contexte historiquement déterminé, est masqué par la sociologie de la connaissance. Si je ne peux guère m’étendre ici sur tout ce qui sépare sociologie de la connaissance traditionnelle et manières de voir postmodernes-structuralistes, il est en revanche évident qu’elles ont une multitude de points communs et que l’on retrouve en tout cas cette même vision relativisante dans le féminisme d’aujourd’hui – et, qui plus est, à une échelle internationale – à travers le discours sur la diversité des femmes, des groupes de femmes et des situations vécues par les femmes. Là encore, la vérité est tenue pour quelque chose de toujours en suspens, quelque chose qui ne peut jamais être que relatif.

Naturellement, même Adorno, en dépit de sa critique légitime et pas simplement formelle du relativisme, demeure lui aussi prisonnier d’un penser androcentrique. À y regarder de plus près, il n’est question chez lui que de l’individu masculin des centres capitalistes, auquel la doctrine relativiste permet d’oublier sa propre universalité, elle-même conçue en termes androcentriques. C’est au niveau d’abstraction du Tout social qu’il faudrait déterminer conceptuellement le rapport dialectique que cet individu entretient avec le féminin dissocié. Mais l’idéologie féministe du local, à l’inverse, se croit bien au-dessus de l’universalisme androcentrique justement parce qu’elle s’imagine avoir découvert un relativisme vierge et immaculé, sans voir que celui qu’elle prône avec une joie féministe naïve est en réalité lui-même ancré dans un penser androcentrique (en l’occurrence celui de la sociologie de la connaissance).

Ainsi – et quand bien même, comme je vais y venir dans un instant, la théorie de la valeur-dissociation telle que je la défends possède indéniablement la particularité de se comprendre aussi comme étant forcée de s’autolimiter –, nous devrions faire de la valeur-dissociation le principe social fondamental, l’abstraction suprême en quelque sorte, à l’instar du « moment supra-individuel » dont parle Adorno. Au lieu de quoi il me semble que, dans le féminisme, on affectionne et on célèbre comme peut-être nulle part ailleurs un penser de la différence relativiste et impuissant à produire la moindre critique décisive.

La critique de la valeur-dissociation trouve sans conteste dans la théorie critique d’Adorno l’un de ses principaux préalables, mais elle ne saurait s’en contenter. Un paradoxe fondamental se fait jour ici lorsqu’il s’agit d’étudier le rapport de genre hiérarchique en tant que tel. Dans l’optique de son autolégitimation scientifico-théorique, la théorie féministe se voit dans un premier temps contrainte de recourir à des constructions conceptuelles androcentriques. Puisque depuis les Lumières on a qualifié d’« autre de la théorie » le féminin et le rapport de genre, les faisant par conséquent automatiquement disparaître du champ, il devient nécessaire de les étudier eux-mêmes en tant que principe social fondamental à un haut niveau d’abstraction, comme s’y efforce la théorie de la valeur-dissociation ; c’est la seule manière pour la vérité de dépasser ce qualificatif d’« autre », même si, formulée comme un universel purement androcentrique, elle entraîne du même coup sa propre non-vérité. On fait en revanche tout à fait fausse route lorsque, face à ce problème de l’universalisme, on se rabat avec trop d’empressement sur le particulier, le modeste, les différences, le « concret », la « vie pleinement pratique » etc., tout ce qui idéologiquement, en tant que supposé fondement ultime de l’être dans le patriarcat producteur de marchandises, a effectivement toujours constitué le lot des femmes. Seul le niveau d’abstraction qui est aussi celui des constructions conceptuelles dominantes peut permettre de formuler en toute rigueur la critique de la valeur-dissociation, et ce méta-niveau est le seul où elle puisse apporter à une universalité abstraite fermée sur elle-même un rectificatif étranger au penser androcentrique-universaliste.

4. Une théorie qui ne se renie pas mais s’affirme, pour à partir de là se relativiser

Mais pour le moment il y a dans le féminisme, nous l’avons vu, une immense réticence à problématiser le rapport de genre hiérarchique au niveau d’abstraction approprié. On préfère se soumettre platement à l’entreprise académique en se réfugiant dans des études de genre sans doute rigoureuses au plan scientifique mais sans grand intérêt en termes de théorie sociale, et qui risquent tout bonnement aujourd’hui d’être supprimées sans avoir, à vrai dire, jamais dérangé personne. En attendant, le (post)féminisme peut avec opiniâtreté se laisser aller à ses mauvais penchants, aveuglé qu’il est par la « grande luminosité », à savoir la visibilité des femmes à tous les niveaux de cette mascarade postmoderne actuelle qui n’offre qu’un simulacre de liberté féminine. À cela s’ajoute une tendance à rendre à nouveau invisible le problème de fond que représente le rapport de genre asymétrique. En recourant sans cesse essentiellement à des différences, ambivalences, particularités, spécificités locales etc., le féminisme ne fait pas seulement le lit de telles tendances : celles-ci s’expriment à travers lui. Dans ces conditions il n’est guère surprenant de voir que l’on s’oriente aujourd’hui vers l’évacuation du féminisme et de la thématique du genre elle-même, comme cela se dessine très nettement à l’Institut für Sozialpsychologie de Hanovre notamment, mais comme cela se manifeste aussi sous la forme d’un refus général de prendre en compte les résultats issus des études de genre, par exemple au niveau de la sociologie des organisations.

Si nous tenons à maintenir une perspective émancipatrice, nous devons par conséquent refuser de voir conceptuellement abandonné, dissout dans des relativisations, le principe fondamental que représente le rapport de genre hiérarchique. Il faut renverser cette vision qui prédomine aujourd’hui. Car la sphère du féminisme, qui a toujours été extrêmement marginale, risque de se désagréger de l’intérieur si, de façon précipitée et théoriquement insuffisante, on prend prétexte de la « multiplicité » des femmes et des rapports dans le monde pour déclarer cette sphère incapable de se fonder elle-même en termes généraux-universalistes. Pour parer à ce risque, nous devons poser l’affirmation du rapport de valeur-dissociation comme un principe de base qui, en tant que rapport constitué au plan social-sociétal et déterminant tout le reste, représente une grandeur abstraite, historiquement spécifique au capitalisme en général, et dont l’universalité ne peut plus, par là même, être saisie dans une dimension biologico-anthropologique.

En même temps que le concept de valeur-dissociation, cependant, celui de totalité/universalité, ce concept fermé sur lui-même propre à l’universalisme androcentrique, se retrouve brisé sur le plan général, de sorte que notre approche théorique est non seulement en mesure de faire droit sans difficulté aux différences (et à leur position hiérarchique), aux particularités impossibles à amener dans un « rapport de dérivation » simple, etc., mais se voit même obligée de les prendre en considération pour ainsi dire à partir d’elle-même. Pour la théorie de la valeur-dissociation, c’est en effet la seule manière d’apporter un nécessaire démenti interne d’elle-même en tant qu’universel provenant fatalement du penser conceptuel androcentrique, sans pour autant devenir « fausse » et « non vraie » dans son universalité (négative) qu’il faut malgré tout maintenir. Et c’est uniquement sur cet arrière-plan qu’il lui est possible de se relativiser en tant que formulation fondamentale d’une situation de paradoxe – une autorelativisation devenant même indispensable sur le plan des grands concepts, ce qui signifie toutefois que la théorie de la valeur-dissociation peut, dans sa spécificité, satisfaire matériellement et substantiellement aussi bien à tel ou tel « concret », tel ou tel particulier (les plans dits micrologiques), qu’à l’analyse critique de la position hiérarchique des différences déjà évoquée (ce que la sociologie examine sous la rubrique « perspective différentialiste et perspective de l’inégalité »).

On l’aura compris, il s’agit donc de reformuler en termes féministes la dialectique négative d’Adorno, qui ne parvint lui-même à articuler sa critique qu’en termes androcentriques-universels, en incluant certes le rapport de genre (notamment dans La Dialectique de la raison) mais de façon purement descriptive. À présent c’est la valeur-dissociation elle-même qu’il faut penser comme l’abstraction suprême. Seulement, à cet égard, en tant que critique immanente de l’universalisme androcentrique affrontant celui-ci à son propre niveau d’abstraction sans le reproduire purement et simplement, la théorie de la valeur-dissociation est obligée, qu’elle le veuille ou non, de « penser contre elle-même » afin de pouvoir être elle-même et se dépasser ainsi en une médiation négativement dialectique. Dans cette mesure elle rejoint à nouveau Adorno lorsqu’il écrit que « la théorie de la seconde nature, déjà teintée de critique chez Hegel, n’est pas perdue pour une dialectique négative. Elle prend telle quelle l’immédiateté non médiatisée, les formations que la société et son développement présentent à la pensée, pour en dégager par l’analyse les médiations, selon le critère de la différence immanente des phénomènes d’avec ce que d’eux-mêmes ils prétendent être ». Partant, il est exact aussi que « dans la mesure où la logique hégélienne a d’emblée toujours affaire au médium du concept et réfléchit elle-même de façon seulement générale au rapport du concept à son contenu, le non-conceptuel, elle est déjà assurée à l’avance de l’absoluité du concept qu’elle se fait fort de démontrer. Mais plus on perce à jour d’un regard critique l’autonomie de la subjectivité, et plus on en prend conscience comme de quelque chose de médiatisé pour sa part, plus vaut l’obligation pour la pensée de se mesurer avec ce qui lui confère cette solidité qu’elle n’a pas en elle-même. Sinon il n’y aurait même pas cette dynamique avec laquelle la dialectique met en mouvement la charge de ce qui est solide. Il ne s’agit pas de nier purement et simplement toute expérience se présentant comme première ». Mais a fortiori faut-il saisir l’immédiateté elle-même comme médiatisée : « Pour la dialectique, l’immédiateté ne reste pas ce pour quoi immédiatement elle se donne. Au lieu d’être fondement elle devient moment ».

Notons au passage que cette manière de procéder implique aussi de déhiérarchiser plan formel universel et surface empirique. Si cependant, au lieu d’évacuer le plan formel universel, on insiste sur la médiation des deux, ils ont alors tous deux leur légitimité. On se gardera en revanche de les poser comme ne faisant qu’un ou comme étant interchangeables. D’autant plus qu’une théorie fondée sur la critique de la valeur-dissociation ne peut de toute façon plus s’assurer le « vieux » statut androcentrique de sujet. Dans notre optique, les différences de « race », classe, genre, orientation sexuelle etc., avec leurs effets cumulatifs, ont toujours leur place également, que ce soit sur le plan micrologique des identités ou sur un plan mésologique traité par la sociologie ; à condition toutefois d’être vues sur l’arrière-plan de ladite médiation, en connexion avec un contexte d’ensemble qu’il faut aussi déterminer conceptuellement comme tel. Une critique de la valeur-dissociation doit, de ce fait, toujours déjà trouver en elle-même de quoi répondre aux objections fondées sur des préjugés sexistes, racistes, antisémites ou relatifs à des disparités économiques.

On ne saurait donc comprendre le contexte de la valeur-dissociation comme un simple concept sociologique borné se rapportant strictement au rapport de genre ; il doit au contraire être saisi comme un contexte d’ensemble qui l’emporte d’emblée sur le reste et détermine le Tout social, mais qui pour autant, en tant que contexte brisé en lui-même, ne peut constituer une nouvelle « contradiction principale » au sens que le marxisme du mouvement ouvrier donne à ce terme. Voilà pourquoi il importe aujourd’hui, alors que l’ère de l’hypostase de la différence et de la relation touche à sa fin, de renouer avec l’étude de la valeur-dissociation comme principe social fondamental ; et ce, bien sûr, en dépassant dans le féminisme l’instrumentalisation d’un universel interprété de façon tronquée dans le sens des intérêts de la couche moyenne blanche, et en laissant la théorie du Tout brisé en lui-même, une théorie dès lors débarrassée de son caractère androcentrique-affirmatif, faire droit, rien qu’à partir d’elle-même, aux différences et à ce qui est séparé d’elle. Paradoxalement c’est là la seule manière pour la théorie de la valeur-dissociation d’exister vraiment. Mais comme telle, en revanche, elle devient irrécusable dans la détermination du principe fondamental négatif l’emportant sur tout le reste.

5. Le patriarcat producteur de marchandises oublié

Si, comme on l’a vu, le concept de valeur-dissociation est à considérer en quelque sorte en tant que grandeur philosophique, au sens d’un principe social fondamental déterminant la société (mondiale) tout entière et devant par conséquent être étudié par-delà les intérêts particuliers du féminisme, alors, bien entendu, on ne saurait non plus se contenter à nouveau d’examiner cette problématique simplement dans le contexte particulier du débat féministe. Ladite grandeur philosophique, en vertu du fait qu’elle détermine tout le reste, devrait bien plutôt former la base de la théorie critique en général. De cette manière seulement il apparaîtrait clairement que la question posée par la valeur-dissociation ne se limite pas au rapport de genre hiérarchique dans une acception étroitement sociologique, mais concerne l’ensemble du rapport social. On ne peut plus non plus, de ce fait, traiter la valeur-dissociation en simple « aspect » de la construction théorique générale et sur le seul plan de la constitution du sujet, comme le croient bon nombre de théoricien.ne.s, notamment parmi les représentants d’une critique de la valeur comprise d’ailleurs en termes universalistes. L’enjeu n’est rien de moins que la vérité du faux Tout, une vérité que nous devons à présent complètement repenser.

Cela n’a rien à voir avec un quelconque besoin purement moral de « s’afficher » comme féministe, qui pousserait même des hommes axés jusqu’ici sur l’universalisme marxiste à prendre, dans leur infinie bonté, fait et cause en faveur des pauvres femmes discriminées. Les concepts théoriques fondamentaux doivent d’emblée rendre compte de la chose même. Nous sommes donc loin d’une théorie féministe centrant les discussions sur le seul plan du sujet et visant plus ou moins explicitement à une « libération de la femme » qui n’entend pas sortir du cadre capitaliste. Certes il s’agit de libérer la femme, mais il s’agit aussi de bien davantage. Significativement on voit se tenir aujourd’hui des congrès de la gauche radicale – « Pas de sortie ? Du (post)opéraisme à la critique de la valeur » à Francfort en 2007, « Travail et crise » à Berlin en 2010, « Congrès du communisme » à Berlin la même année avec Slavoj Žižek, Toni Negri et Alain Badiou – sans presque la moindre participation féminine de quelque « race » ou classe que ce soit. Les travaux de synthèse s’inscrivant dans le courant de la « nouvelle lecture de Marx » ne contiennent pour ainsi dire aucune reformulation de la théorie marxienne sous l’angle du féminisme. Tout cela ne présage rien de bon pour un processus de construction théorique innovant dans ce domaine, même si la dimension féministe court toujours le risque de n’être introduite qu’à titre d’alibi et non au plan fondamental de la théorie sociale.

Déjà au début des années 1980, l’Américaine Heidi Hartmann notait que « le mariage du marxisme et du féminisme a été semblable à celui de l’homme et de la femme dans la jurisprudence anglaise : marxisme et féminisme ne font qu’un, et ce un est le marxisme ». Partant, il faudrait interroger les élargissements du féminisme, à la théorie de la régulation notamment, et se méfier en général de toutes ces représentations de l’économie, de l’État, du droit et du genre qui laissent croire certes qu’elles ont intégré superficiellement la critique issue de la prise de conscience du problème de l’« hétéronormativité » par exemple, mais où il s’avère que cette prise de conscience ne se situe pas le moins du monde au plan des déterminations sous-jacentes de la forme sociale.

Les idées en matière de théorie sociale et de critique sociale qui sévissent à nouveau tout à fait ouvertement aujourd’hui, ces idées où théorie et critique sont comprises de façon largement androcentrique (dans le principe en tout cas), ont du reste largement reçu le concours, tout au long des dernières décennies, d’un féminisme déconstructionniste du gender et de la différence qui se cantonnait de bon cœur au plan mésologique de la sociologie qu’on lui avait laissé. Tacitement on fait l’impasse sur une logique d’attribution qu’avaient pourtant explicitée Poullain de La Barre dès le XVIIIe siècle, puis Georg Simmel, Simone de Beauvoir et, pour finir, les féministes pré-gender. Ainsi reproduit-on à nouveau (et d’autant plus) une logique androcentrique que le déconstructionnisme pensait surmonter justement en la « dé-nommant » ; c’est-à-dire une structure dont en réalité on ne peut pas venir à bout avec des modèles structurels sociologico-philosophiques conventionnels, ce que certaines théories plus anciennes savaient encore parfaitement, alors même que leur réflexion s’arrêtait à mi-chemin. Nous pouvons citer ici encore une fois Simmel. Voici en effet comment il décrit la structure en question : « Puisque le facteur différentiel, le facteur de masculinité dans les images représentatives et les positions de normes, dans les œuvres et les combinaisons de sentiments disparaît plus facilement de la conscience de ses protagonistes que ce n’est le cas du facteur de féminité – car pour l’homme en tant que maître, à l’intérieur des activités de sa vie, il faut qu’il n’ait dans sa relation au féminin aucun intérêt aussi vital que ne doit en avoir la femme dans sa relation au masculin –, les expressions de l’être masculin s’élèvent facilement pour nous à la sphère d’une objectivité et d’une validité supra-spécifique et neutre (dont la coloration spécifiquement masculine, là où elle est remarquée, est subordonnée comme quelque chose d’individuel et de contingent) ».

La neutralisation idéologique du genre dans le féminisme déconstructionniste offre aujourd’hui à des structures de Männerbünde la possibilité d’exister à nouveau sans être inquiétées. Du côté de la gauche en particulier, on semble à cet égard avoir senti le vent tourner et on ne se prive plus, lorsque la théorie en vient aux choses « sérieuses », de signifier une fois de plus aux femmes qu’elles doivent en quelque sorte se faire toutes petites, l’heure étant à nouveau aux problématiques et dimensions « universelles » et quasi « objectives » – en dépit par ailleurs (ou peut-être justement à cause) de toutes les tendances à la « femme-au-foyérisation » que recèle l’actuelle précarisation de la condition masculine. Au début des années 1920 déjà, le célèbre apologiste Männerbünde Hans Blüher avait écrit avec une admirable franchise : « Puisque les grandes réalisations proviennent des Männerbünde et que celles-ci souffrent une complète distorsion si même une seule femme, la plus intelligente et la meilleure qui soit au monde, y est admise en tant que membre de plein droit et décidée à faire valoir ses droits, la moindre des revendications antiféministes doit être : repousser toute invasion des Männerbünde par les femmes ». À quoi Eva Kreisky ajoute que le concept de Männerbund « ne se résume pas aux seules associations se déclarant comme telles. Dans les sociétés modernes, en particulier, les Männerbünde prennent de multiples visages informels et latents, et bien souvent c’est seulement dans la pratique qu’elles font preuve de sexisme. […] L’exclusion des femmes et la réserve d’hommes peuvent être intentionnels mais peuvent aussi ne pas l’être. Il reste que dans les deux cas les femmes se voient exclues. Les Männerbünde sont des instruments au service de la compétition pour le pouvoir masculin et du maintien du pouvoir masculin. Passer sous silence certaines formes plus “relâchées” de Männerbünde limiterait considérablement les possibilités analytiques de ce concept ». Ce qui est évoqué ici – il vaut la peine de le souligner –, ça n’est pas une détermination essentielle de « la femme » et de « l’homme », mais bien une structure fondamentale androcentrique et historiquement déterminée, à laquelle les individus sont susceptibles de ne pas s’intégrer pleinement.

Par suite, la fonction de gestionnaires de crise assignée aux femmes, et ce jusqu’aux leviers de commande du pouvoir si d’aventure les structures élémentaires du patriarcat capitaliste se délitent, n’entre pas en contradiction avec cette structure fondamentale, mais induit au contraire franchement ce type de rapports néopatriarcaux. Des recherches en politique, en économie et dans autres domaines de l’espace public montreraient vraisemblablement que l’introduction des femmes dans ces domaines, une introduction forcée qui se fait par le haut et dans l’urgence de la crise, équivaut en fait encore pour elles, dans la mesure où les structures de sociétés masculines continuent d’exister, à passer sous les fourches caudines. Et en effet les plus récentes études ayant trait à la question de savoir si l’on constate plutôt une érosion ou une reproduction des rapports de genre traditionnels vont pleinement dans ce sens (même si, bien entendu, il n’y a généralement pas le moindre concept derrière ces recherches, qui tirent à hue et à dia sans jamais décoller du plan de l’analyse sociologico-descriptive) : les codifications traditionnelles des genres n’ont aucunement disparu, dans la vie quotidienne encore moins qu’ailleurs.
On en déduira éventuellement (de façon indirecte) que la guerre des sexes et la concurrence qu’elle implique font d’autant plus rage aujourd’hui en sous-main, mais on s’empressera de mettre en avant le concept sociologique quasi neutre (quant au genre) de marché du travail « bouché » – et ce dans un contexte confus, puisqu’on reconnaît par ailleurs une certaine perméabilité qu’offrent désormais aux femmes les domaines professionnels traditionnellement masculins, et tout particulièrement les positions de pouvoir intermédiaires. Il reste que de telles recherches réfutent en tout cas clairement l’idée que le (néo)libéralisme induirait une sorte d’évolution paisible vers une égalité des droits au sens de l’homo œconomicus, idée qui a toujours sous-tendu nombre de positions marxistes sur la question du rapport de genre.

Au demeurant, même les tendances sociales encodées comme universelles qui ont conduit à la relativisation postmoderne du rapport de genre hiérarchique doivent bien sûr être saisies elles aussi à partir de la dynamique de la valeur-dissociation comme « contradiction en procès » historique, dans (et en dépit de) tout son caractère brisé. Si chacun.e peut constater que les mots-clés de mondialisation, d’effondrement du bloc de l’Est, d’individualisation postmoderne, d’érosion des rapports de genre traditionnels, d’émergence des rapports « trans- » et des hybridités les plus diverses, etc., recouvrent des développements on ne peut plus réels, ces derniers en revanche ne sauraient être expliqués vraiment que sur l’arrière-plan d’un patriarcat producteur de marchandises saisi comme procès à l’échelle mondiale. Nous revenons ainsi au point de départ de nos réflexions. Tandis que Gudrun-Axeli Knapp réclamait en 1988 que l’on se penche sur la « différence oubliée », à savoir les différences entre femmes, c’est aujourd’hui à l’inverse vers le « patriarcat producteur de marchandises oublié » qu’il faut résolument tourner notre attention. Le statut conceptuel qui fut celui du féminisme jusqu’à présent, ce statut décoratif d’innocence et de neutralité dont le gender a fait un mode d’existence, est à de « multiples » égards intenable.

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Le tabou de l'abstraction dans le féminisme a paru dans le recueil de Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. "Masculinité" et "féminité" comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019. 

 

Tag(s) : #Genre et dissociation sexuelle de la valeur
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