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« Les marchandises ne vont pas seules au marché »

Fétichisme, sujet de la marchandise et sujet de l’inconscient

Bonnes feuilles de larticle de Sandrine Aumercier

*

Paru dans le n°3 de la revue Jaggernaut, 2020,

disponible dans les meilleures librairies ou sur le site des Editions Crise & Critique

 

            1./ L’autocompréhension de la subjectivité bourgeoise

           La question du fondement subjectif du capitalisme n’a jamais été résolue. Qui va donc au marché si les marchandises ne s’y rendent pas toutes seules ? Marx développe l’idée des masques de caractère que revêtent les individus au sein du mode de production capitaliste. Comme dans une pièce où chacun joue un rôle écrit d’avance, les sujets de la marchandise se placent sur le marché capitaliste et se mettent à exécuter les règles dont personne ne sait qui les a écrites, même si elles ont leurs idéologues de circonstances qui parfois même s’imaginent être de grands maîtres de cérémonie (ou sont imaginés comme tels), bien qu’ils ne maîtrisent rien du processus d’ensemble. Jusque dans l’opposition formelle entre temps de travail et temps libre, la socialisation capitaliste embrasse la totalité du temps de vie. Son prototype parfait en sont ces cités ouvrières du XIXe  siècle où le travail et l’habitat étaient conçus d’un seul tenant par des patrons paternalistes, ou bien ces start-ups du XXIe siècle qui financent des salles de sport et des heures de méditation à leurs travailleurs, tout en réquisitionnant ces derniers le soir et le dimanche par le moyen d’une connectivité ininterrompue. Les individus y naissent et y travaillent dans la crainte de subir le sort des perdants dont l’économie capitaliste entretient en permanence la figure répulsive, et ceci depuis le premier jour d’école. La contrainte objective de la « cage d’acier » (Max Weber) est donc la première réponse qui s’impose à la question du sujet de la marchandise.

            Elle est pourtant concomitante avec une célébration historiquement inédite de la « liberté individuelle ». Les deux pôles de cette forme de subjectivation ne doivent en aucun cas être pensés séparément, car ils forment le noyau même de l’aporie de l’émancipation. Nous avons à faire à une implacable contrainte qui se présente sous les traits de la liberté juridique bourgeoise, laquelle pourrait se résumer à la liberté ‒ apparemment infinie ‒ de choisir la manière dont on se fera dévorer, c’est-à-dire la manière dont chacun jettera son temps de vie dans le chaudron du temps social de travail abstrait. Encore cette « liberté » qui peut sembler fantastique à certains[1] n’est-elle que formelle, tant est surdéterminée la place que chacun croit occuper « librement » sur l’échiquier social et tant la masse de travail abstrait auquel chacun croit pouvoir prétendre se réduit-elle inexorablement au rythme des « disruptions technologiques ».

            Bien qu’enfermées dans leur indépassable caractère formel, les libertés bourgeoises continuent de se donner pour un bien universel qui fonctionne continûment comme « autojustification intellectuelle » (Robert Kurz). Vue de l’intérieur de ses enclaves sécurisées, la démocratie libérale serait à défendre comme le régime le moins pire, pour reprendre un mot célèbre, puisqu’elle favoriserait la « richesse des nations » et « l’État de droit ». Le citoyen de l’État bourgeois peut dans le principe faire valoir une série de droits formels dont il est entendu qu’il ne faut cesser de les améliorer, comme un excellent système qui aurait quelques aspérités à raboter. Le racisme endémique de la police ne serait après tout que le racisme de la police, analyse qui sera volontiers étendue à d’innombrables micro-situations sociales ‒ mais présentée ainsi, la dénonciation du racisme ne touche pas encore au rapport fondamental fondé sur une expropriation de l’immense majorité des régions de la planète, d’une part, et sur la mise au rebut de couches entières de la population mondiale, d’autre part. Celles-ci furent classées à l’aube de la modernité suivant une échelle des races dont le mot même est officiellement tabou[2] et en même temps réapproprié par le mouvement décolonial. La modernité capitaliste a fait passer le monde entier par le goulot d’étranglement d’une vision du monde intrinsèquement suprémaciste dont le fleuron idéologique est l’axiome du progrès. Elle n’a évidemment inventé ni l’esclavage, ni la ségrégation, ni la xénophobie, ni même l’impérialisme ; en revanche le siècle des Lumières a établi pour la première fois ‒ et c’est une nouveauté absolue ‒ une conception déterministe de l’histoire universelle sous laquelle allaient être subsumées toutes les histoires particulières. Pour la première fois aussi les races dites inférieures et les races dites supérieures furent classées sur la ligne du progrès à partir de critères biologiques qui seront affinés par le racisme scientifique (couleur de peau, taille du cerveau, morphologie...)[3]. L’idée de progrès put rallier aussi bien les théoriciens les plus racistes que les plus antiracistes, car les premiers y voyaient la preuve d’une infériorité irrémédiable de certains peuples, les seconds une justification de la mission de l’Europe chrétienne envers les cultures qu’il s’agissait de hisser jusqu’à soi. Cet impérialisme universaliste survit notamment aujourd’hui dans les discours sur le développement où les économies de la périphérie se soumettent aux indicateurs forgés à partir des supposées performances du centre.

            Or on propose de supprimer le racisme du langage et des interactions immédiates en tant que scories de l’esclavage ou de l’histoire coloniale (selon les contextes nationaux), mais pas de mettre en cause les fondements d’un mode de production dont l’inégalité est une composante structurelle et l’inégalité des races le moment fondateur, même là où existent des mécanismes compensatoires. Les discussions sur les mots autorisés et proscrits, la hiérarchie des privilèges et des discriminations subjectifs occupent désormais toute l’attention au détriment de l’analyse des conditions d’établissement du capitalisme, lesquelles perdurent comme une « sorte de sédimentation qui n’est pas consciente d’elle-même[4] ». L’histoire de la modernité peut ainsi continuer d’être racontée sous le prisme d’une amélioration continue de l’universalisation des droits sociaux, lesquels sont appréhendés par le prisme de l’individualité bourgeoise prête, pour sa part, à déployer toute sa bonne volonté pour purifier ses actes et ses pensées de toute trace malodorante de racisme et de sexisme (tout comme elle s’astreint volontiers à une consommation responsable). Mais on ne discute pas des conditions d’établissement coloniales du capitalisme et de son expansion globale et, lorsqu’on dénonce son prototype abstrait (l’individu mâle, blanc, occidental) ou le « privilège blanc », c’est sans dire qu’il peut parfaitement impliquer une personne de couleur ou de sexe féminin, puisque c’est un prototype qui étend son enveloppe jusque dans les profondeurs de la reproduction universelle du capital et structure tout le spectre des échanges globalisés jusque dans l’intime des sociétés occidentales ‒ au-delà même des seules personnes physiques qu’il implique. Les mouvements de reconnaissance ne font pas autre chose que d’en réclamer le perfectionnement à travers une meilleure distribution des fruits (largement mythiques) de la richesse sociale et une répartition plus égalitaire des droits abstraits réduits depuis peu à une sorte d’épouillage sans fin des discriminations respectives ; il appartient encore à cette forme de subjectivité, écorchée vive, de chercher à sauver le droit bourgeois en exhibant les plaies individuelles dont il se rend coupable. Toute l’énergie consacrée à cette cause immédiate s’épuise avant de remonter au niveau historico-logique de constitution du sujet de la marchandise à l’intérieur d’un cadre juridique garantissant le jeu de la concurrence, c’est-à-dire une inclusion dans le marché consubstantielle à une exclusion structurelle. Les mécanismes correctifs du droit interviennent ainsi dans la sphère phénoménologique des préjudices personnels, sans mettre en question le principe de l’antagonisme des intérêts privés. Ce faisant, ils contribuent indirectement à l’atomisation toujours plus fine de l’individu replié sur la sauvegarde de ses prérogatives dans un univers impitoyable qui menace à tous moment de tout lui reprendre. La question à ne pas poser est celle de la nature de l’instance qui accorde de tels droits tout comme le statut du sujet qui cherche à s’y faire reconnaître. Ce n’est pas pour rien qu’on parle désormais de supprimer les biais racistes et sexistes des algorithmes (qui sont notoirement les reflets de ceux de leurs concepteurs et de leurs utilisateurs) : on ne parle pas de supprimer l’algorithmisation du monde, laquelle correspond au projet d’une optimisation rationnelle de tout « savoir » et de toute « décision » par des machines capables de recueillir des masses de données toujours plus astronomiques. Qu’est-ce donc si ce n’est une éviction organisée du sujet par lui-même[5] ? Mais de quel sujet s’agit-il au fait ?

            L’individu occidental, jetant un regard condescendant vers des économies dîtes « émergentes » (même lorsqu’elles sont en plein effondrement) et les systèmes dictatoriaux (même entretenus par toutes les complicités géopolitiques), continue ainsi le plus souvent de se sentir la preuve vivante de la suprématie d’un modèle auquel il aurait la « chance » d’appartenir (généralement rapportée à un heureux « hasard de la naissance »). Et c’est toujours avec une concession désolée que l’électeur de gauche souhaitera l’extension politique d’un tel privilège apparemment conquis de haute lutte ‒ mais en général par d’autres que lui-même ‒ à toute la planète. Ainsi, on n’a pas besoin d’être un vulgaire suprémaciste d’extrême-droite américaine (un type que déteste tout ressortissant de la bonne bourgeoisie éduquée, qui tient à ses opinions « modérées » de gauche ou de droite comme à la prunelle de ses yeux). Car on est suprémaciste en toute bonne cause et sans le savoir, du simple fait de ne concevoir aucun autre progrès que celui qu’on croit constater du sommet de son enclave urbaine, libérale et progressiste. On est déjà suprémaciste du fait de célébrer certaines performances technologiques, telles les indiscutables « progrès de la chirurgie » (auxquels n’accède du reste qu’une infime partie de la population mondiale) indépendamment de la totalité sociale qui les a rendus possible. L’idée qu’on pourrait a priori sauver de tels progrès de la destruction générale comme on se sert dans un buffet de fête s’épargne d’examiner le développement consubstantiel du capitalisme avec celui des forces productives. L’appréciation des éléments à conserver ainsi que les possibilités ou les impossibilités correspondant à une nouvelle configuration doivent être laissés à la formation sociale qui succèdera au capitalisme, mais cela ne saurait constituer une sorte de réquisit positif, comme si on pouvait négocier au préalable des « conditions de sortie » avantageuses[6]. Du point de vue de la critique immanente, toute célébration ponctuelle d’un progrès particulier, scotomisé de la machine dont il fait partie, est ainsi tributaire d’une apologétique qui a pris son essor dans la mission civilisatrice du XVIIIe siècle et dont témoignent les auteurs de référence de la littérature coloniale. Expurgée désormais de la référence coloniale, cette vision considère encore aujourd’hui que le monde entier doit atteindre le degré de développement qui prévaut dans les centres du capitalisme, tenu pour le summum bonum et défini par les points de croissance, un haut degré de connectivité, des technologies à la pointe et beaucoup de droits formels.

            Il reste que cette promesse est mécaniquement incompatible avec l’universalisation de la concurrence, qui forme l’envers et l’endroit du même axiome de progrès. Tout individu est rendu formellement égal (approchant idéalement l’item informatique) en même temps qu’excité à toujours « se dépasser ». L’égalité républicaine est le complément idéologique d’un principe de concurrence qui ne fabrique pas seulement des gagnants, mais aussi des perdants, lesquels méritent alors la commisération publique sous les auspices d’une longue histoire de politiques sociales : éliminer d’abord, réparer ensuite. La contradiction moderne entre l’égalité formelle et la concurrence réelle formant la base de toute lutte de reconnaissance bourgeoise fut résumée par Marx dans cette formule laconique : « Ne règnent ici que la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham[7]. »

            Toutefois ce modèle se donne pour celui qui aurait fait ses preuves au moins une fois ‒ au temps de la reconstruction fordiste-keynésienne d’après-guerre ‒ et qu’il faudrait introduire ici et réformer là. Il faudrait notamment le rendre encore plus égalitaire, plus écologique, plus social, etc. (puisque supposément il l’est déjà), afin par exemple de corriger certains effets pervers de ladite « concurrence non faussée » qui figure dans les textes fondateurs de l’Union Européenne. Ce modèle est celui qui prétend encore et toujours avoir réalisé les progrès les plus significatifs dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la prospérité, de la paix, de l’égalité et de la liberté, comme on aime à les citer en cascade[8]. Chacun peut se féliciter du score des Verts aux élections européennes ou aux municipales françaises, car ils témoigneraient d’un progrès de la « conscience environnementale » : on verra plus loin ce qu’il faut penser d’une telle forme de « conscience » dont il est patent qu’elle s’étend dans une mesure inversement proportionnelle aux dégâts auxquels elle prétend remédier. Chacun peut déplorer selon le même principe comme une tâche au tableau les votes d’extrême droite et s’enflammer d’autant mieux pour la défense des « valeurs de l’UE » sur la scène internationale. Devant la misère qui se presse aux portes de l’Europe ‒ spectacle dont l’abreuve la télévision ‒ la subjectivité bourgeoise croit encore bénéficier des instruments d’une amélioration générale de l’humanité, pour peu qu’on dégage les décideurs incompétents, qu’on introduise des investissements raisonnables et qu’on impose de justes taxations. Il serait tout de même préférable que chacun reste « se développer » chez soi, car il est bien connu que « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ». La course vers l’abîme ne serait due qu’aux excès du néolibéralisme qu’il conviendrait de « réguler » dans l’ignorance de la démonstration marxienne selon laquelle « le mouvement du capital n’a ni fin ni mesure[9]. » On n’est donc pas sortis de la psychologie des contes de fées et il est temps de reprendre la question du sujet sur d’autres bases théoriques. Les « progrès » célébrés par les chantres de la démocratie libérale sont en effet définis par le minuscule périmètre narcissique d’une subjectivité encore épargnée par de tels fléaux ‒ peut-être pas pour longtemps. Et lorsque les vieilles recettes politiques ne fonctionnent pas, il est donc naturel que cette conscience y voit la faute de quelque conspiration des élites ou de quelque horde de migrants qui vient lui enlever le pain de la bouche. Le fétichisme du progrès est ainsi consubstantiel au fétichisme de la marchandise : à l’abstraction de la valeur correspond l’idée non moins abstraite d’un « mieux » sans arrêt annoncé et sans arrêt reporté. La borne interne absolue du mode de production capitaliste (dont la double conséquence est d’une part la fabrication d’une humanité surnuméraire, sans travail et sans moyen de subsistance, et d’autre part la destruction exponentielle de l’environnement) reste inaccessible à l’objection fate du progrès et de l’État de droit. De même que le sujet de la marchandise croit « choisir » à qui il vend sa force de travail et croit contribuer à la richesse sociale, si ce n’est à la sienne propre, il croit « choisir » lorsqu’il élit un représentant censé défendre ses intérêts ou lorsqu’il choisit des biens de consommation dans la monstrueuse « collection de marchandises » qui est devenue son seul horizon. Ce point de vue est partagé aussi bien par un chef d’entreprise obsédé par ses stratégies de succès que par un travailleur immigré comparant sa condition présente à celle, encore pire, qui l’attendait dans son pays d’origine - à l’aune de l’accès globalisé à la valeur-travail. Chacun, ne voyant que midi à sa porte, attribue ses problèmes à une autre classe sociale antagonique, mais reste persuadé de mettre pour sa part toutes les chances de son côté pour s’en sortir en tout bien tout honneur. Il s’agit d’une méconnaissance systématique de la dynamique globale dont l’individu n’est qu’un maillon insignifiant. 

            La question du fondement subjectif du capitalisme ne va donc pas sans interroger le statut de cette « liberté » universellement célébrée, qui se ramène au faux infini du choix entre plusieurs marchandises (quelles que soient les formes diverses qu’elle emprunte au cours de son processus de transformation en capital, en travail, en valeurs d’échange et pour finir entre plusieurs programmes politiques), dans une marche forcée vers une apothéose sans arrêt repoussée. L’algorithme parfait superposerait à toute la société un arbre décisionnel optimal où chaque micro-choix ‒ c’est-à-dire chaque choix individuel entre deux marchandises ‒ conduirait en toute bonne machinerie au bonheur social proclamé dès la révolution industrielle par les utilitaristes libéraux. L’individu est placé sous l’égide d’un principe de progrès abstrait qui n’a pas seulement toutes les caractéristiques d’une idéologie exterminatrice de toute autre forme de vie, mais qui se perfectionne au gré de systèmes technologiques prétendus en constante amélioration. La doctrine de l’intérêt individuel, forcée d’admettre la corruptibilité des intérêts, apporte ainsi son propre correctif sous forme d’une prétendue neutralité instrumentale perfectionnée par la numérisation du monde.

            Sauf à se rengorger du « malaise » diagnostiqué par Freud et des lunettes spéciales qu’elle-même pose dessus, la psychanalyse n’a pas grand-chose à dire sur une aliénation sociale qui barre pourtant le chemin de tout dépassement du niveau individuel. Ce silence confirme une collusion palpable, au point où un analysant ne cherche souvent pas autre chose que d’améliorer son sort au sein de cette socialisation et où l’analyste s’y prête, qu’il le veuille ou non, au nom du désir inconscient. En ceci, toutes les conséquences n’ont pas été tirées de la critique lacanienne de l’adaptation du moi, en tant qu’elle attend du sujet qu’il assume une part du désordre social dont il se plaint, fût-ce le désordre de son milieu. Ce faisant, la psychanalyse ne doit pas s’exempter de traiter en théorie ‒ avant qu’en pratique ‒ la limite que représente la reproduction objective du rapport social dont elle procède elle-même. La même limite se rencontre de l’autre côté, lorsque la critique des rapports-fétiches s’arrête au seuil de la question de l’inconscient. Il faut donc tenter d’analyser pourquoi la critique semble devoir toujours s’arrêter à l’un des deux « côtés ».

[...]  

Sandrine Aumercier.

Psychanalyste et philosophe, Sandrine Aumercier participe du courant de la "critique de la valeur-dissociation", un courant international  élaborant une critique radicale du capitalisme et du patriarcat fondée sur une relecture novatrice de Marx.
 
Plan de l'article complet de S. Aumercier :
 
1) L'autocompréhension de la subjectivité bourgeoise.
2)  Le fétichisme de la marchandise : Marx et ses antécédents
3)  Du rapport-fétiche à la synthèse sociale
4) Le fétiche, résultat d'une activité psychique
5)  Sujet-objet : la problématique irrésolue
6)   Retour sur la catégorie du Progrès et son sujet historique
 
 

[1] On pense ici à l’objection fréquente de personnes issues de pays autoritaires et patriarcaux, installées en Europe, faisant sentir aux natifs européens qu’ils « ne connaissent pas leur chance » et sont mal avisés de cracher dans la soupe en conspuant les acquis de la démocratie bourgeoise. Cette objection fondée sur l’expérience vécue doit être replacée dans la méconnaissance du rapport capitaliste global, qui organise la réussite de quelques acteurs économiques et politiques et la banqueroute de tous les autres. Le « point de vue de la réussite », toujours précaire, de quelques-uns, ne démontre pas la réussite du système dans son ensemble. L’expérience subjective d’une meilleure vie ne doit pas occulter l’analyse des logiques globales.

[2] Le 12 juillet 2018, l’Assemblée nationale a voté en France la suppression du mot « race » de la Constitution.

[3]  Voir Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », dans Le livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, 2003.

[4] Robert Kurz, « 20 Thesen gegen die so genannte Aufklärung und die westliche Werte », dans Blutige Vernunft, Bad Honnef, Horlemann, 2004, p. 18. À paraître prochainement en français aux éditions Crise et Critique, sous le titre Raison sanglante. Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et de ses « valeurs occidentales » (traduit par Wolfgang Kukulies).

[5] Ibid., p. 43 : « Le sujet de l’histoire masculin, autrefois emphatique, met au rencart les drapeaux et emblèmes moisis de sa liberté pour contempler, comme une sorte d’analyste des automates sociaux, sa propre situation lamentable dans les processus informatisés” des machines sociales ».

[6] Voir Robert Kurz, « Tabula rasa », dans Blutige Vernunft, op. cit., p. 112-121 : Kurz pose la question essentielle des critères qui devraient présider à la conservation des artefacts de l’histoire, et note que certaines techniques comme l’écriture ou la vinification ne sont pas propres à la forme-fétiche de l’époque qui les a vu naître et n’ont donc aucune raison d’être balayées avec l’arrivée d’une nouvelle époque. Mais contrairement à son intention, Kurz fait montre d’une certaine légèreté théorique dans l’évocation des techniques qu’il pense pouvoir sauver de la fin du capitalisme, car il y manque un examen approfondi du caractère conditionné de bon nombre d’entre elles par les infrastructures capitalistes. Un tel examen ne peut pas se suffire d’un inventaire utilitaire, sanitaire ou esthétique (soit d’un critère formel) mais doit porter sur l’analyse des articulations intrinsèques entre le mode de production capitalistes et les innovations qu’il a apportées. 

[7] Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, 2014, p. 198.

[8] C’était par exemple le grand refrain de Michel Serres. Voir Michel Serres, C’était mieux avant !, Le Pommier, Paris, 2017.

[9] Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 172.

Tag(s) : #Fétichisme et Spectacle
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