Les évidences du progrès
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Anselm Jappe
Il y a des choses qui sont tellement évidentes que personne ne les voit plus ni ne les mentionne – et celui qui les rappelle aux autres semble débiter des banalités. Ce qui, cependant, ne constitue pas une bonne raison pour ne pas les dire.
Le débat actuel sur les réseaux G5 et le « progrès » en est un bon exemple, avec ses injonctions caricaturales de choisir entre la G5 et la « lampe à huile ».
La première question qu’il faudrait poser, avec simplement un peu de bon sens, est : progrès en quoi ?
Personne ne se félicite, par exemple, des « progrès » du covid ! Il faut que le progrès améliore la vie humaine.
Il peut alors y avoir deux types principaux de progrès : un progrès technique, qui consiste dans une domination accrue de la nature par l’homme, et un progrès qu’on pourrait appeler « moral » ou « social » : les rapports humains deviennent meilleurs, moins violents, plus solidaires, plus « inclusifs ».
Depuis le début du discours sur le progrès, le rapport entre ces deux formes est incertain. Souvent on présuppose, comme une évidence, que le progrès technique comporte automatiquement un progrès moral ; d’autres, surtout à gauche, misent davantage sur le progrès social, mais considèrent que l’amélioration des conditions matérielles en est la base indispensable et que seul le développement technique peut assurer cette amélioration.
Un gouvernement ne peut pas prôner l’adoption de nouvelles technologies comme un but en soi : il doit toujours prétendre que celles-ci rendront plus belle la vie de tous.
Toutefois, il n’y a aucun lien nécessaire entre les deux formes de progrès : on peut avoir un fort développement technologique combiné à une régression morale, comme dans le cas du nazisme, mais aussi un progrès social qui n’a pas cure du développement technique, comme le prônaient Jean-Jacques Rousseau, la plupart des courants anarchistes, mais aussi de nombreux discours religieux (comme les Amish !).
Surtout dans les dernières décennies, la société a pris conscience du fait que les solutions technologiques, même là où elles amènent des avantages incontestables, comportent presque inévitablement des effets indésirables.
On le sait, par expérience, bien avant toute « étude d’impact » ou « évaluation des risques ». Pour cette simple raison, celui qui propose l’usage d’une nouvelle technologie comme réponse à un problème devrait toujours démontrer qu’on ne peut pas obtenir le même effet ou résoudre le problème en question sans avoir recours aux technologies, et donc en courant moins de risques.
Et voilà la deuxième évidence invisible.
Avant de nous permettre de regarder des vidéos même dans l’ascenseur ou de visiter chaque week-end une autre métropole en avion, le progrès avait surtout cette noble vocation : diminuer les souffrances non nécessaires. « Qu’aucun enfant n’aille au lit en ayant faim » : ainsi a-t’on pu définir l’objectif minimal d’un progrès humain.
Mais comment y arriver ? Par des moyens techniques ou sociaux ?
Aujourd’hui, la très grande majorité des souffrances humaines n’est pas causée par la « nature », mais par l’organisation de la vie sociale. Il devrait alors être beaucoup plus facile pour l’homme de changer ce qui dépend de l’homme que ce qui dépend de la nature. Ce que l’homme a fait, il peut – en principe – le défaire.
Ainsi, pour mettre un terme à la faim dans le monde, il suffirait peut-être de cultiver toutes les surfaces agricoles par des petites fermes polyvalentes, d’éviter les monocultures orientées vers l’exportation, de ne pas donner des primes aux agriculteurs pour cesser de l’être, de ne pas jeter à la mer les « excédents » agricoles, et en outre de ne plus soutenir des régimes qui exportent des cacahuètes pour acheter des armes…
Impossible, nous répondra-t-on, c’est joli mais utopique : le commerce mondial s’écroulerait, les consommateurs occidentaux n’accepteraient pas de renoncer à leurs steaks, et les investissements et les emplois en souffriraient.
Si l’ordre social est intouchable, on se met alors à changer la nature : on invente les pesticides et la manipulation génétique, des produits chimiques et des machines gigantesques dans le but de créer une masse énorme de produits agricoles, mais dans des conditions épouvantables.
Il est, semble-t-il, plus facile de casser la plus petite unité du vivant, le génome, que d’exproprier une compagnie fruitière, plus facile de créer des milliers de molécules de synthèse que d’accepter la faillite de Monsanto, plus facile d’inventer des semences autostériles que d’enlever aux consommateurs leurs BigMac.
Autre exemple : une des causes principales autant de la pollution que de la consommation effrénée d’énergie sont les transports quotidiens entre le lieu de travail et l’habitation pour une partie considérable de la population. Ce problème est désormais mondial, et il est évident qu’il a beaucoup à voir avec les prix du logement dans les grands villes, et donc avec la spéculation immobilière.
Mais s’attaquer à ce fléau à la racine signifierait s’attaquer à la sacro-sainte propriété privée : et il est alors plus facile d’extraire le pétrole à l’autre bout de la terre et de l’envoyer par pipeline, ou de se lancer dans le nucléaire. La fission de l’uranium paraît plus facile à maîtriser que les actionnaires de Total ou d’Exxon.
Ou encore : beaucoup de gens, désespérant de réussir à avoir un enfant de manière « naturelle », font appel à la procréation assistée – qui cependant pose de gros problèmes en tout genre. Bien sûr, le taux de fertilité a fortement diminué dans ces dernières décennies et cela a très probablement un rapport avec la présence excessive des produits de synthèse chimiques dans notre environnement – mais en affronter les causes est bien trop compliqué et heurte trop d’intérêts et d’habitudes, à tous les échelons sociaux.
Mieux vaut alors se lancer dans des solutions technologiques, pour dangereuses qu’elles puissent être.
C’est un des grands paradoxes de notre temps : ce qui est social, donc fait par l’homme, est considéré comme naturel, et donc absolument immuable. Les « lois du marché », la « concurrence internationale », les « impératifs technologiques », la « nécessité de croissance » semblent bien plus immuables que la loi de la gravitation. Qui propose de les changer passe, dans le meilleur des cas, pour un naïf, sinon pour un terroriste.
En revanche, les limites que la nature pose effectivement à l’homme (par exemple sous forme d’insectes qui veulent, eux aussi, manger les plantes cultivées, ou du fait que le corps humain est mortel, ou qu’il n’a pas le don de l’ubiquité) sont considérées comme si elles étaient sociales : toujours provisoires, en attente de « trouver une solution », coûte que coûte.
Ainsi, l’humanité s’avoue impuissante face à ses propres créations. Est-ce un destin inéluctable ? Ou peut-elle s’organiser différemment ?
13 octobre 2020.
Source : Médiapart
Anselm Jappe vient de faire paraître :
- Avec Sandrine Aumercier, Clément Homs et Gabriel Zacarias, De virus illustribus. Crise du coronavirus et épuisement structurel du capitalisme, Editions Crise & Critique, Septembre 2020.
- Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, L'Echappée, Novembre 2020.