Tant qu’il y aura de l’argent...
Réflexions sur le livre dans la forme-marchandise
Bruno Lamas
« Le contexte des mots, c’est le monde »
Stanisław Jerzy Lec
Il y a quelque chose de purement conventionnel dans les anniversaires. Mais quarante révolutions autour du soleil « poussant les mots contre l’ordre dominant du monde » est l’exact opposé de ce qui est conventionnel. C’est aussi à la fois plus et moins que ce qu’une éphéméride peut rappeler. Plus, parce qu’Antigona n’est pas un événement, c’est un projet[1]. Moins, car l’« idée centrale de la désobéissance » (Luís Oliveira) qui la nourrit ne lui permettra jamais d’atteindre pleinement son objectif, conférant à toute célébration un caractère provisoire impossible à oublier. Il ne peut en être autrement pour ceux qui ont comme ligne de force : « Tant qu’il y aura de l’argent, il n’y en aura jamais assez pour tout le monde ». C’est dans ce « tant que » chargé d’incertitude que tout se joue réellement. Ce « tant que » n’est pas un « entre-temps » ; il ne peut y avoir d’attente entretenue de la mort naturelle de l’argent alors que c’est déjà « la vie de ce qui est mort, se mouvant en soi-même» (Hegel). « Tant que » signifie faire de la tension croissante entre le présent et la conscience historique son propre terrain de conflit. Endurer ce terrible champ de force n’est pas une tâche facile, que ce soit dans les livres ou ailleurs.
La société marchande aime toujours prétendre que les livres ne sont pas vraiment des marchandises, ou sont du moins des marchandises spéciales ; les petits éditeurs, peut-être même plus que les grands. D’une certaine manière, prétendre que le livre n’est pas une marchandise est encore l’une des façons dont il cherche à se distinguer comme marchandise. D’une manière générale, cette mise en scène et l’ambiguïté correspondante accompagnent toute production culturelle moderne et ont un véritable fondement historique. Le capitalisme n’a réussi à s’imposer que par la constitution d’une sphère sociale distincte dédiée au « travail abstrait » (Marx) et à la production matérielle de la « richesse abstraite » (Marx), la soi-disant « économie », en opposition au reste de la vie quotidienne, ségréguée et disqualifiée comme inutile ou non fonctionnelle. C’est dans ce surplus dysfonctionnel que la « culture » se constituera historiquement comme une sphère distincte relativement autonome et donc aussi relativement dépendante. Cette relative autonomie a alimenté un ensemble d’illusions idéologiques de la production culturelle qui se sont déroulées jusqu’à aujourd’hui, même après avoir été subordonnées et progressivement dévorées par la rationalité commerciale abstraite de l’« économie ». Les livres participent davantage à ces illusions qu’on ne l'admet.
Il semble cependant qu’il y ait toujours une immense réticence à réfléchir sur le processus historique de subsomption du livre et de ses techniques de reproduction sous la forme sociale de la marchandise et du capital. Même la réflexion critique sur la reproduction de masse du monde moderne tend à mettre le livre à part : Walter Benjamin, dans l’essai classique L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, expédie rapidement le sujet de l’impression du livre pour ensuite se consacrer essentiellement à la photographie et au cinéma : « On connaît les immenses transformations introduites dans la littérature par l’imprimerie, c’est-à-dire par la reproduction technique de l’écriture. Mais, quelle qu’en soit l’importance exceptionnelle, elles ne représentent qu’un cas particulier du phénomène que nous envisageons ici à l’échelle de l’histoire universelle »[2]. D’une part, Benjamin exclut le livre de ses réflexions tout en reconnaissant son « importance exceptionnelle » ; d’autre part, il met tellement l’accent sur l’aspect de la reproductibilité technique en général que sa subsomption sous la valorisation du capital, qui est en réalité le présupposé fétichiste de toute reproduction sociale moderne et le véritable guide de toute innovation technique, finit par être oubliée.
Avec l’émergence de l’imprimerie moderne, le livre est devenu le premier objet culturel de reproduction en série. Le fait que les techniques modernes de reproduction aient d’abord atteint le livre religieux, puis aient connu un large succès « commercial » montre que le livre, en tant qu’objet reproductible, a également été au centre de la longue transition historique du fétichisme religieux pré-moderne au nouveau fétichisme moderne de la marchandise, de l’argent et du capital. Grâce à cette reproduction technique, le livre en tant qu’artefact a rapidement perdu l’individualité, la différence et l’expérience « authentique » inhérentes aux produits des autres arts (peinture, sculpture, musique, etc.). Tout comme on frappe des pièces de monnaie, on reproduit des livres. Ainsi, comme les pièces de monnaie, chaque livre est aussi une simple copie, une copie d’un original qui n’existe pas réellement, tout comme dans la forme sociale d’indifférenciation de la marchandise. Lorsque l’argent et les livres se sont rencontrés, l’édition mercantile moderne est née.
L’édition moderne se fait encore aujourd’hui par le développement des contradictions entre le livre en tant qu’objet matériel (artefact) et en tant que contenu (texte, images, etc.), d’une part, et en tant que marchandise (forme sociale), d’autre part. C’est dans ce champ de force incontournable de la marchandise-livre que tous les protagonistes (lecteurs inclus) sont obligés de se positionner, que ce soit de manière explicite, opportuniste, parodique, déguisée ou honteuse. Au stade de la constitution de la sphère publique bourgeoise et du marché littéraire moderne, personne ne l’a peut-être mieux compris que Laurence Sterne. Dans le chef-d’œuvre qu’est Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, Sterne non seulement explore magnifiquement les possibilités techniques de l’imprimerie et de la typographie modernes, en les intégrant de manière tout à fait originale dans le récit lui-même, mais il assume aussi totalement la nature commerciale du livre en tant que marchandise littéraire et parodie de manière satirique le rôle de tous ceux qui y participent, y compris lui-même (voir O Comércio da Literatura de Manuel Portela, publié chez Antigona).
Pendant ce temps, ce qui chez Sterne est parodié de façon hilarante est pris très au sérieux par Emmanuel Kant. En tant qu’idéologue suprême de la subjectivité moderne fondée sur la propriété et le travail, Kant a jeté les bases du paradigme juridique moderne du droit d’auteur, en se faisant le défenseur de la « propriété de la parole » des auteurs dans un texte intitulé De l’illégitimité de la contrefaçon des livres (1785). Plus tard, le même sujet apparaît dans La Métaphysique des mœurs (1797) traité de façon pour le moins curieuse. Dans la section intitulée « La doctrine du droit », Kant consacre un chapitre au « contrat des droits acquis » en répondant à deux petites questions rassemblées sans tambour ni trompette : « Qu’est-ce que l’argent ? » et « Qu’est-ce qu’un livre ? » Selon Kant, l’argent « est le moyen universel qu’ont les hommes d’échanger entre eux leur travail » et « détermine le prix de toutes les autres choses (marchandises), parmi lesquelles les sciences elles-mêmes, dans la mesure où elles ne sont pas enseignées gratuitement aux autres »[3]. Le livre, à son tour, est le « plus grand moyen d’échange de pensées » ; il est « d’une part, un produit de l’art matériel [...] d’autre part, cependant, le livre est aussi un simple discours ». Pour Kant, l’achat et la vente d’un livre est donc le « plus grand moyen d’échange de pensées » par le « moyen universel d’échange de travail ». En principe, rien ne peut aller de travers dans l’échange de pensées-marchandises.
À peu près à la même époque, Georg Lichtenberg, un lecteur de Kant, a cherché à réserver un statut spécial à la marchandise du livre en déclarant dans un de ses aphorismes : « Il y aura difficilement dans le monde une marchandise plus étrange que les livres ; imprimés par des gens qui ne les achètent pas ; vendus par des gens qui ne les comprennent pas ; reliés, censurés et lus par des gens qui ne les comprennent pas ; beaucoup mieux, écrits par des gens qui ne les comprennent pas ». En mettant de l’étrangeté dans le contenu des livres et non sous forme de marchandise, Lichtenberg finit par mystifier le rapport social fondamental de la société capitaliste, celui-là même qui lui permet aussi d’écrire : « Que celui qui a deux pantalons en transforme un en argent et achète ce livre ». Sans s’en apercevoir, et sans s’en étonner, Lichtenberg mettait déjà en évidence le caractère fétichiste de la marchandise et l’abstraction sociale de la valeur, exposés théoriquement pour la première fois par Marx. Mais qu’ont en commun un pantalon, un livre et une quantité déterminée d’argent qui permet de les échanger ? Ce qu’elles ont en commun est le fait qu’elles représentent du « travail abstrait », une « dépense de nerfs, de muscles et de cerveau », la « substance sociale » fétichiste se trouve au fondement de la sociabilité moderne[4]. Ainsi, comme le dit Marx dans les Grundrisse, « un livre qui possède une valeur déterminée et un pain possédant la même valeur s’échangent l’un contre l’autre, ils sont la même valeur, simplement dans un matériau différent. En tant que valeur, la marchandise est en même temps un équivalent, dans un rapport déterminé, pour toutes les autres marchandises »[5]. Ce que Marx a ainsi précisé, c’est que la marchandise-livre n’est pas plus scandaleuse que la marchandise-pain ou la marchandise-manteau. La critique radicale de la société marchande ne peut être qu’une critique implacable de la forme marchande elle-même.
Les développements spécifiques au sein de l’« industrie littéraire » (Alexis de Tocqueville) du XIXe siècle ont, plus que tout autre, conduit à occulter et à refouler la nature marchande de la « culture » et du livre. Au centre des transformations se trouvait la disparition de l’ancien mécénat, son remplacement par une dépendance à un marché anonyme de lecteurs en expansion, la tendance à la réduction des coûts de reproduction des livres et la prolifération de nombreux genres littéraires et œuvres de qualités très diverses. En résumé : la nécessité de constituer un nouveau rapport entre la littérature et l’argent, associé à la subordination progressive de l’ensemble de la reproduction sociale aux diktats de la « valorisation de la valeur » (Marx). C’est dans ce nouveau contexte social troublé, et contre une culture bourgeoise conservatrice, d’une part, et une culture dite « populaire » considérée comme superficielle, d’autre part, que le champ littéraire et artistique de la seconde moitié du XIXe siècle cherchera à développer le projet de « l’art pour l’art », initiant une des périodes culturelles les plus fécondes de l’ère moderne tout en renforçant encore l’illusion idéologique de l’autonomie culturelle. Gustave Flaubert, l’un des principaux défenseurs du projet, a déclaré : « Je ne vois pas le rapport qu’il y a entre une pièce de cinq francs et une idée. Il faut aimer l’Art pour l’Art lui-même ; autrement, le moindre métier vaut mieux ». Flaubert ne voit rien d’absurde dans le rapport entre une pièce de cinq francs et une veste ; pour lui, ce n’est qu’avec des idées littéraires objectivées sur papier que l’équivalence devient bizarre. D’où la demande d’un revenu en espèces illimité, provenant de n’importe où, qui libère l’écrivain et l’artiste d’une manière générale des soucis financiers. Baudelaire l’exprime bien dans ses réflexions sur le dandy :
« Ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. Ils possèdent ainsi, à leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l’argent, sans lesquels la fantaisie, réduite à l’état de rêverie passagère, ne peut guère se traduire en action. […] Si j’ai parlé d’argent, c’est parce que l’argent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions ; mais le dandy n’aspire pas à l’argent comme à une chose essentielle ; un crédit indéfini pourrait lui suffire ; il abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires » (Le dandy, 1878).
Le caractère relatif et dépendant de la « culture » est ici simultanément affirmé et nié à travers des jongleries conceptuelles qui définissent l’argent comme à la fois un présupposé indispensable et inessentiel, sans aucun horizon au-delà du banal intérêt personnel particulier. Ainsi, l’argent n’est pas non plus critiqué en lui-même, mais seulement l’étendue de son influence, à laquelle l’« artiste » (invariablement masculin) doit rester soi-disant immunisé. L’artiste doit être alimenté par l’« économie » mais sans que l’on en parle. Il doit être au-dessus de l’argent pour s’imaginer vivre au-delà de la société marchande. Un axe idéologique qui a connu des variations jusqu’à aujourd’hui.
L’« industrie culturelle » (Adorno et Horkheimer) et le « spectacle » (Debord) se sont nourris de ces illusions idéologiques et les ont canalisées dans une nouvelle configuration historique du rapport entre « économie » et « culture », dans laquelle la forme-marchandise guide déjà efficacement les processus de création et de production culturelles, tant sur le plan formel que sur celui du contenu. Les livres montrent bien ce processus : une véritable « esthétique de la marchandise » (Wolfgang Fritz Haug) s’est développée dans la compétition pour attirer l’attention des consommateurs ; les couvertures des livres deviennent de la publicité pour les livres eux-mêmes, tandis que ceux-ci s’effondrent en première lecture. Mais la question fondamentale ne réside pas dans la massification ou le caractère superficiel des marchandises culturelles (livres ou autres) mais dans la fonction sociale de contrôle qu’elles exercent. L’« industrie culturelle » apparaît comme une expression de la totalité sociale capitaliste pleinement déployée, qui cherche simultanément à empêcher à tout prix toute réflexion sociale sur cette totalité. C’est pourquoi l’« industrie culturelle » est autant le développement d’une culture de l’argent que le développement d’une véritable industrie de l’obéissance. « L’impératif catégorique de l’industrie culturelle [...] n’a plus rien de commun avec la liberté. Il dit : tu dois te soumettre ‒ sans préciser ce à quoi il faut se soumettre ; te soumettre à ce qui de toute façon est, et à ce que tous pensent de toute façon ; te soumettre comme par réflexe à la puissance et l’omniprésence de ce qui est » (Adorno, L’industrie culturelle)[6]. La soumission vide à laquelle fait référence Adorno est la soumission à la forme vide et dévorante de l’argent et du « travail abstrait »[7].
En ce qui concerne les livres, cette soumission vide a pour complément le plus parfait les nombreuses défenses abstraites de la lecture émises à plusieurs reprises par l’« industrie culturelle » au XXIe siècle. Le potentiel émancipateur de la capacité de lecture est indéniable, mais « lire », même dans l’abstrait, lire quoi qu’il arrive, ressemble plus à un ordre ou à un commandement qu’à un défi ou à une invitation à la réflexion. On retrouve la même forme vide dans les textes commandés aux intellectuels de service habituels pour défendre le « Livre » en général comme objet exceptionnel ou magique. Ces éloges pseudo-poétiques du livre de caractère abstrait sont la publicité de la forme vide de l’« industrie culturelle », indifférente à tout contenu tant qu’il est bon pour les affaires.
Antigona a vu le jour à temps, au moment même où le capitalisme commence à s’effriter, alors que ses décombres matériels et idéaux en pleine croissance menacent d’empêcher d’entrevoir tout horizon social au-delà de l’argent, de la marchandise et du travail. Dans la production d’idées, le seul vrai contenu est celui qui cherche à faire prendre conscience de cet état de choses, que ce soit par la théorie critique, l’histoire, le roman ou la poésie ; une pratique rigoureuse qui assume la tension nécessaire entre le contenu et la forme incontournable de la marchandise et qui affronte sans illusion l’immanence négative de la société capitaliste. Après tout, pour sortir d’ici, il faut encore être d’ici.
Texte dédié à la commémoration du 40e anniversaire d’Antigona/Editores Refractários situé à Lisbonne, à paraître en mai 2020.
Traduit du portugais par Hasdrubal Barca.
[1] Ce texte a été rédigé pour la commémoration du 40e anniversaire d’Antigona/Editores Refractários situé à Lisbonne.
[2] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2006, p. 10.
[3] Emmanuel Kant, La métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1993, p. 167-168.
[4] Pour une argumentation détaillée de cette position, voir Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L’Echappée, 2019 (NdT).
[5] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Editions sociales, 2011, p. 97-98.
[6] Theodor W. Adorno, « L’industrie culturelle », dans Communications, Paris, Seuil, 1964, n°3, p. 17 (disponible en ligne sur le portail : < https://www.persee.fr >).
[7] On peut renvoyer à l’ouvrage de Robert Kurz, L’industrie culturelle au XXIe siècle. De l’actualité du concept d’Adorno et Horkheimer, Albi, Crise & Critique, 2020 (NdT).