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Les décennies d’Antigone

Boaventura Antunes

   Boaventura Antunes fait partie, en tant que traducteur, du collectif portugais Obeco, l'un des principaux sites de traduction d'auteur.e.s de la mouvance de la critique de la valeur-dissociation lié à la revue allemande Exit ! dans le monde lusophone. Ce texte a été écrit à l'été 2019 pour l’anniversaire des 40 ans de l’éditeur de critique sociale Antigona, situé à Lisbonne.

***

   Lorsque l’éditeur portugais Antigona a commencé ses activités en juin 1979, avec la publication du livre Déclaration de guerre aux forces armées et autres appareils répressifs de l’État, les signes de la « fin d’une époque » s’accumulaient déjà. La rébellion du mouvement étudiant de 1968 contre le « moule millénaire » des institutions sociales répressives s’est répandue comme un feu de forêt dans la prairie all over the world. Même sur cette plage occidentale lusitanienne, lorsqu’en 1974 les forces armées se sont mises en grève contre le colonialisme anachronique qui ne dépassait plus Taprobane, des femmes et des hommes de tous âges ont répété ensemble de nouvelles formes de socialisation, au-delà des appareils répressifs aliénés. L’icône enfantine de l’œillet au bout du fusil a montré, plus qu’elle ne voulait, l’érosion irréversible des institutions sociales en essayant de les déconstruire.

   Debord avait déjà dénoncé la société du spectacle, le « domaine autocratique de l’économie marchande », tant dans la « forme diffuse » démocratique que dans la « forme concentrée » autocratique : « Dans le monde réellement inversé, le réel est un moment du faux ». Et j’aurais encore l’occasion d’observer prémonitoirement, à la veille de la chute du mur de Berlin, la formation du « spectacle intégré » qui se préparait au sein du monde unipolaire de la mondialisation du capital. De nombreux textes lumineux des situationnistes peuvent être lus chez Antigona.

   Et d’autres textes sont venus de partout, sous la maxime de Thoreau « Beaucoup d’hommes ont commencé une nouvelle étape de leur vie en lisant un livre ». Nous avons pu lire en portugais, ici et à l’étranger, l’expression de la non-conformité des femmes et des hommes du monde entier, opposée aux « contraintes muettes » de la société dans laquelle ils ont été autorisés à vivre, surtout au cours des 300 dernières années, mais pas seulement : « Antigone symbolise, avant tout, la désobéissance ».

   Maintenant, alors que dans le monde entier, les gens sont descendus dans la rue en criant contre l’incongruité totale de la « relation au capital » (Marx), contre la compulsion de faire avec de l’argent plus d’argent, renvoyant les humains à la figure de simples acteurs de ce mouvement autotélique, cette même relation a atteint sa limite logique et historique. Le microprocesseur, apparu au milieu des années 1970, ouvre la voie à la troisième révolution industrielle, qui mondialise l’auto-mouvement du capital et commence à supprimer globalement plus de force de travail qu’il n’est possible d’en créer. La concurrence, qui impose à chaque entreprise la réduction des coûts de ses produits afin de pouvoir s’approprier sur le marché une partie de la survaleur sociale totale, supprime de plus en plus de postes de travail, tarissant ainsi la seule source de valeur qu’est le travail abstrait. La société du travail et de l’argent commence à s’effondrer par le biais du maillon le plus faible des « États ouvriers » historiquement retardataires.

   Après la chute du socialisme réel et l’apostasie honteuse de ses missionnaires, le « spectacle intégré » pouvait encore proclamer la fin de l’histoire et appeler les « paysages florissants » de « l’économie de marché et de la démocratie » désormais présentés comme éternels. On vit même apparaître des spectres du défunt mouvement ouvrier, proclamant la multitude mondiale du « travail immatériel » en lutte contre l’Empire global. La postmodernité avait répété la perpétuation du capitalisme sur le mode du « comme si ».

   Pourtant l’effondrement de la New economy au tournant du millénaire a montré combien étaient illusoires les espoirs de ceux qui insistaient pour chanter « Oh temps, revenez ! ». Et les attaques terroristes dévastatrices contre les États-Unis le 11 septembre 2001 ont inscrit de façon spectaculaire, aux portes de l’enfer de la société capitaliste du travail, l’avertissement dantesque d’abandonner tout espoir. Le capital est devenu incapable d’exploiter le travail, mais il ne libère pas les humains des formes sociales anachroniques de l’argent et du marché, de la loi et de l’État. Nous sommes confrontés à un impérialisme d’exclusion et à un état d’exception. Dans un monde plein de réfugiés, ce qui reste des institutions capitalistes consiste à dresser des murs et des barrières contre les « superflus », d’essayer de les empêcher d’accéder aux derniers îlots de valorisation, et même de les réduire à la « vie nue » de sujets de droit privés de droits, dans un état d’exception qui est devenu la règle générale. La fin de la société du travail est aussi la fin de l’argent et du marché, de la loi et de l’État.

   Antigone avait sagement déclaré dès le début comme « capital social » que « tant qu’il y aura de l’argent, il n’y en aura jamais assez pour tout le monde ». Et il n’a pas fallu longtemps pour publier en portugais le Manifeste contre le travail, paru au début du millénaire et bientôt traduit dans une douzaine de langues, où l’on analyse de manière critique l’accident historique qui a conduit l’humanité à s’encager dans les « moulins sataniques » du capital, en faisant avec de l’argent plus d’argent, dans le seul but de pouvoir continuer dans ce mouvement comme fin en soi, dans l’espace-temps linéaire abstrait de l’économie d’entreprise « désencastrée » de la nature et de la société. Vingt ans plus tard, la conclusion du Manifeste est toujours valable : « Les puissances dominantes peuvent bien nous considérer comme des fous parce que nous voulons rompre avec leur système coercitif irrationnel ! Nous n’avons rien à y perdre, si ce n’est la perspective d’une catastrophe vers laquelle ils nous conduisent. Nous avons un monde à gagner, au-delà des frontières du travail. Prolétaires de tous les pays, finissez-en ! ».

   Mais l’inertie sociale du « sujet automate », intériorisé dans la forme humaine du sujet moderne contemporain, est immense. Il est certain que l’unification, même si elle est négative, de l’humanité par le capital, déjà chantée dans le célèbre Manifeste de 1848, encore plein d’illusions sur les Lumières, elle aussi, est immense : « À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent de nouveaux besoins, réclamant pour leur satisfaction, les produits des contrées les plus lointaines et des climats les plus divers. A la place de l’ancien isolement des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent un trafic universel, une interdépendance des nations. Et ce qui est vrai pour la production matérielle s’applique à la production intellectuelle. Les productions intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; des nombreuses littératures nationales et locales se forme une littérature universelle ».

Après avoir échappé aux limitations et aux réglementations étatiques, le capital mondialisé continue de se reproduire de manière fictive sur la base de bulles financières transnationales. Et la crise de 2008 est pour la première fois mondiale. Ce sont maintenant les États qui doivent sauver les banques, avec l’argent créé... dans les banques. L’État et le marché se succèdent de plus en plus rapidement aux commandes, tandis qu’ils sont aspirés dans le « trou noir » d’où ils sont sortis, le néant social qui fait avec de l’argent plus d’argent. Sur le Radeau de la Méduse, la seule production déficitaire pour les survivants est la production de la théorie critique de la société. Après tout, toutes les catastrophes actuelles, même les catastrophes « naturelles », sont des catastrophes sociales...

   Dans l’approfondissement d’une « critique catégorielle » qui ne s’arrête pas aux vaches sacrées de la modernité, Antigona a également publié le dernier essai de Robert Kurz, prématurément disparu, Argent sans valeur, qui tente « de définir précisément la relation entre le contexte social global, en tant que détermination de l’essence, et les apparences ou les micro-‘‘unités’’ reproductives individuelles de cet ensemble social ; c’est-à-dire... la critique d’une façon de penser prédominante dans les sciences sociales qui, à la place de la totalité (négative), dans son contexte de médiation, pose la simple ‘‘abstraction intellectuelle’’ (Hegel) de l’action individuelle (par exemple, le prétendu acte d’échange) comme essentielle et constitutive... Le problème peut tout d’abord être présenté avec une clarté particulière, comme un contexte historico-social global, dans la réalité et dans le concept de l’argent. L’argent est la manifestation principale de l’essence ; c’est une catégorie et en même temps un phénomène concret, un carrefour de l’histoire et un objet visible de ce qui est aboli ; c’est pourquoi c’est dans cet objet que la détermination négative catégorielle peut détruire avec le plus de force l’exaltation positiviste des faits et l’étroitesse d’esprit phénoménologique ».

   La critique du capitalisme, dans ses limites logiques et historiques, a également montré que les catégories politico-économiques du capital et la rationalité scientifique connexe, apparemment universelles et sexuellement neutres, représentent enfin un universalisme androcentrique. La thèse de la valeur-dissociation affirme que le féminin, le « travail domestique », etc. font l’objet d’une « dissociation » d’avec la valeur, le travail abstrait et les formes de rationalité afférentes, et que certaines qualités à connotation féminine telles que la sensibilité, l’émotivité, etc., sont attribuées aux femmes ; aux hommes, au contraire, on attribue la force de l’entendement, la force de caractère, le courage, etc. Dans le développement moderne, l’homme a été assimilé à la culture, la femme à la nature. La valeur et la dissociation sont dans une relation dialectique.

   L’auteur du théorème de la « dissociation sexuelle », Roswitha Scholz, a également suscité l’intérêt d’Antigona avec l’essai Homo Sacer et les Tziganes, dans lequel elle analyse le caractère structurellement et irrationnellement excluant du capitalisme, avec le racisme le plus cruel et le plus « ignoré » qui soit, l’anti-tziganisme. « La vie en caravane et ces phénomènes, qui s’amplifieront encore à l’avenir en raison de la tendance à l’augmentation massive de la misère, sont nolens volens partie intégrante d’une stratégie de survie dans la crise ; ils ne sont pas une lumière au bout du tunnel sur le chemin d’une autre société, ce qui ne sera possible qu’à travers des médiations complexes et dans le cadre d’une transformation sociale globale. Ce n’est que dans l’espace d’une telle perspective plus élaborée que le stéréotype des Roms pourra prendre fin, de sorte qu’il puisse être simplement, mais pas obligatoirement, ‘‘comme ça’’ ; il est toutefois nécessaire de mettre d’abord en lumière ce stéréotype, en tant que fondement secret et ‘‘oublié’’ de l’Homo sacer de la modernité patriarcale. C’est le présupposé selon lequel tout individu peut exister en tant qu’être humain réel et authentique ».

   Il reste les fêtes d’Antigone. Les femmes et les hommes qui donnent à qui veut la lecture des mots écrits par d’autres se rencontrent périodiquement pour faire plus qu’en parler, « afin que tout individu puisse exister en tant qu’être humain réel et authentique ». Et si 40 ans sont statistiquement une demi-vie, pour ceux qui vivent dans ce coin de la planète, je ne peux que souhaiter deux fois plus d’années à l’éditeur, et davantage encore, à celui qui compose aussi nos vies, libérées de leurs limites biologiques.

Boaventura Antunes, juin 2019.

Traduction du portugais par Hasdrubal Barca.

 

 

Tag(s) : #Parutions & Bibliographie
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