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L’Autre Marx.

Pourquoi le Manifeste du parti communiste est obsolète

*

Norbert Trenkle

 

Version complète d’une présentation de Norbert Trenkle, membre du groupe allemand Krisis et co-auteur avec Ernst Lohoff de La Grande dévalorisation et avec Robert Kurz et Lohoff, du Manifeste contre le travail, à la conférence Communist Manifesto : History, Legacy, Critique, à Prague, le 7 juin 2019. Trenkle est notamment l'auteur de « Le travail à l'ère du capital fictif » et de « Lutte sans classes. Pourquoi le prolétariat ne ressuscite pas dans le processus capitaliste de crise » (revue Jaggernaut, n°1). Il fait paraître prochainement avec ses camarades Karl-Heinz Lewed et Lohoff, L'Exhumation des dieux. Religionisme islamique et fondamentalisme occidental à l'ère du capitalisme de crise (Editions Crise & Critique). 

1.

   Au moins depuis la crise financière de 2008, Karl Marx a de nouveau été considéré, à juste titre, comme très pertinent. Ses nouveaux et anciens partisans, se sont cependant concentrés sur cette partie de sa théorie qui était obsolète depuis longtemps : la théorie de la lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat. En revanche, l’« Autre Marx », celui qui a critiqué le capitalisme en tant que société fondée sur la production marchande générale, le travail abstrait et l’accumulation de valeur, n’a guère retenu l’attention. Mais c’est précisément cette partie de la théorie de Marx qui nous permet d’analyser convenablement la situation actuelle du système capitaliste mondial et son processus de crise. La théorie de la lutte des classes, en revanche, ne contribue absolument en rien à notre compréhension de ce qui se passe actuellement, et n’est pas non plus en mesure de formuler une nouvelle perspective d’émancipation sociale. Pour cette raison, nous devons affirmer que le Manifeste du Parti communiste est aujourd’hui obsolète et n’a plus qu’une valeur historique.

 

2.

   À première vue cela peut paraître surprenant. Lues isolément, certaines phrases du Manifeste se lisent comme des diagnostics très actuels de notre temps. Par exemple, lorsque Marx et Engels écrivent que la bourgeoisie, dans son désir incessant de se développer, a « donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation » et « a enlevé à l’industrie sa base nationale » (Marx/Engels, 1848), cela se lit comme un diagnostic anticipé de la prétendue mondialisation. Le capitalisme s’est incontestablement érigé à un rythme effréné sur toute la planète, détruisant presque complètement ou marginalisant tous les autres modes de production et de vie : il a transformé l’immense majorité de la population mondiale en vendeurs de force de travail, la polarisation sociale a pris des proportions gigantesques, et la richesse financière s’est concentrée entre les mains d’une infime minorité alors que la plupart des gens vivent dans des conditions précaires. N’apparaît-t-il pas évident que nous devrions débattre d’une intensification de la contradiction de classe mondiale au sens du Manifeste et d’une « nouvelle lutte de classe » (Žižek, 2016) ou d’invoquer une « nouvelle politique de classe » (Friedrich 2018) ?

   Mais les apparences peuvent être trompeuses. Aussi corrects que puissent être ces diagnostics de la dynamique historique du capitalisme, le paradigme de l’antagonisme de classe n’offre pas d’explication suffisante des développements actuels. Tout d’abord, il y a une raison fondamentale à cela : l’opposition capital et travail était, mais n’est plus, une contradiction antagoniste qui démolira forcément le capitalisme, comme Marx et Engels l’ont décrit dans le Manifeste et qui se répète inlassablement depuis. Il s’agit plutôt d’un conflit d’intérêts immanent dans un cadre social partagé, fondé sur la production générale de produits de base et dans lequel la richesse sociale assume la forme abstraite de la valeur.

   La production de richesses abstraites est une caractéristique historiquement spécifique du capitalisme. Cela fait partie de sa nature la plus profonde. Elle est abstraite en ce sens que toutes les propriétés matérielles des produits créés et les conditions concrètes de leur production ne sont pas prises en compte dans la catégorie de la valeur. La seule chose qui compte est le temps de travail socialement nécessaire pour sa production, il est représenté par la valeur des produits et, après diverses étapes intermédiaires, apparaît de manière empirique sous la forme de monnaie. Le travail occupe donc une position centrale dans la production de la richesse abstraite. Mais ici aussi, ce n’est pas le contenu matériel concret qui compte. Ce qui compte, c’est que le travail (c’est-à-dire le travail abstrait) soit dépensé.

   Cette position centrale du travail est tout sauf évidente. C’est en soi une caractéristique historiquement spécifique du mode de production capitaliste ou, plus précisément, c’est sa caractéristique centrale. Ce qui distingue fondamentalement à ce jour ce mode de production de tous les autres, c’est avant tout la fragmentation sociale en individus isolés les uns des autres, qui se considèrent rétroactivement et extérieurement pour établir leur contexte social. Le point crucial à ce sujet réside dans la contradiction que cette socialisation se déroule dans la sphère de la vie privée. Les individus isolés produisent des marchandises en tant que producteurs privés afin d’établir une relation avec d’autres producteurs privés via ces marchandises ; ils   sont en situation de pouvoir vendre eux-mêmes leur propre force de travail (Trenkle, 2019). Le travail a donc une fonction qu’il n’a dans aucune autre société : il établit la médiation sociale (Postone, 2009). Quant à sa valeur, elle n’est rien d’autre que la représentation réifiée de cette forme de relation sociale historiquement spécifique, qui s’exprime d’abord en marchandises, puis en monnaie, et enfin dans le mouvement A-M-A’, c’est-à-dire le mouvement sans fin du capital comme fin en soi.

   Le travail est donc un élément central, une catégorie essentielle de la société capitaliste. Il ne s’oppose pas extérieurement à la catégorie du capital, mais en constitue le fondement. Ceci n’est pas uniquement vrai dans le sens conventionnel où le capital est basé sur l’exploitation du travail. La catégorie de la valeur, et donc aussi celle du capital, résultent logiquement de la forme historiquement spécifique de médiation sociale par le travail. Le travail et le capital se réfèrent donc fondamentalement l’un à l’autre. Ce sont deux moments d’un rapport social commun. En tant que tels, cependant, ils représentent également des intérêts contradictoires.

   Le fait que ce conflit d’intérêts se soit manifesté à maintes reprises dans des luttes violentes fait partie de la logique du problème. Le capital est soumis à la contrainte de valorisation systémique impitoyable à savoir qu’il ne poursuit qu’un seul objectif : la conversion sans fin de la valeur en plus de valeur. Cela présuppose toutefois l’exploitation de la force de travail, car c’est le seul bien qui possède l’unique valeur d’usage qui lui permet de produire plus de valeur qu’elle ne lui en coûte. Il est donc dans l’intérêt du capital de réduire autant que possible la valeur du travail (exprimée en salaires). Inversement, les vendeurs de force de travail veulent naturellement vendre leur marchandise au prix le plus élevé possible : ce n’est qu’avec un salaire suffisant qu’ils peuvent accéder à la richesse de la société marchande. Autrement dit, ce n’est qu’ainsi qu’ils pourront acheter les biens de consommation dont ils ont besoin pour vivre. En fin de compte, il s’agit d’un conflit de distribution. C’est un conflit sur la manière dont la masse de valeur produite est divisée entre les deux parties, capital et travail.

   Mais comme les deux parties sont au cœur du mode de production capitaliste, elles ont également un intérêt commun à préserver la production de richesses abstraites, et ce, malgré toutes leurs différences. C’est pourquoi elles respectent généralement les règles du jeu dictées par cette forme de richesse. Pour les deux parties, cela signifie avant tout que l’accumulation de capital doit se poursuivre. Sinon, le capital ne pourra plus continuer, dans sa dynamique vers son objectif final, à transformer son argent en plus d’argent, et les vendeurs de force de travail ne disposeront pas de l’argent nécessaire pour gagner leur vie. Ce point commun fondamental est la raison profonde pour laquelle l’opposition entre le capital et le travail n’a pas éradiqué le capitalisme, comme le prédisait le Manifeste, elle a en revanche été continuellement soumise à de nouvelles méthodes de négociation et de régulation politique vers un équilibre entre ces différents intérêts au fil du XXe siècle.

 

3.

   Historiquement, l’apogée de cette régulation des intérêts entre capital et travail se situe à l’ère fordiste. Ce n’est pas une coïncidence. Au cours de cette période, le capital s’est développé à un rythme historique sans précédent et a donc nécessité constamment de nouveaux travailleurs. Inversement, cela a permis aux vendeurs de force de travail de négocier des conditions relativement favorables pour vendre leur marchandise et de participer à la richesse sociale dans une mesure auparavant inimaginable (Trenkle, 2019).

   La rupture dans cette constellation historique ne s’est pas produite avec l’effondrement du prétendu socialisme, comme on le dit habituellement. Au contraire, elle peut être située une décennie et demie plus tôt. La raison en était la fin du boom fordiste, qui s’est accompagné de l’apparition de la troisième révolution industrielle. Cela signifiait un saut qualitatif dans le développement des forces de production, car avec lui le savoir technologique devenait la principale force productive, déplaçant ainsi le travail qui occupait auparavant cette position, tout comme l’avait prédit Marx dans les Grundrisse. Le résultat fut un déplacement massif de la force de travail productive. Cela a amélioré la position de négociation du capital, lui permettant de réduire les salaires et d’aggraver les conditions de travail. Dans le même temps, cependant, parallèlement à une main-d’œuvre importante, il a également perdu la base de sa propre valorisation. La conséquence a été une crise profonde dans la valorisation du capital, qui a duré jusque dans les années 1980.

   Malgré toutes les mesures néolibérales brutales visant à affaiblir la position des syndicats et à déréglementer les conditions de travail, le renouvellement de la base productive de la valorisation n’a pas permis de sortir de la crise. Cela n’a même pas été envisageable, car une fois atteint, un niveau de développement de la productivité ne peut plus être inversé. Il ne peut donc pas y avoir de retour à un monde dans lequel le capital est valorisé en exploitant la force de travail à grande échelle. Au lieu de cela, la déréglementation néolibérale et la transnationalisation des marchés financiers ont ouvert la porte à une nouvelle ère d’accumulation de capital qui ne reposait plus essentiellement sur la valorisation du capital. Le modèle principal de la production de survaleur a maintenant été remplacé par l’accumulation de capital fictif (Lohoff et Trenkle, 2014).

 

4.

   Un capital fictif n’est rien d’autre qu’une anticipation de la valeur future, une valeur qui n’a pas encore été produite, mais qui a déjà un impact aujourd’hui. Les moyens techniques pour y parvenir sont des titres financiers qui représentent des créances sur certaines sommes d’argent et leur multiplication s’effectuent par des intérêts ou des dividendes. La « production » massive de tels titres financiers (actions, obligations, contrats à terme, etc.) et leur négoce sur les marchés financiers ont permis au capital de continuer à croître depuis près de quatre décennies, même si le fondement de la production extensive de survaleur a cessé d’exister. La crise fondamentale de la valorisation du capital, née dans les années 1970, n’a donc jamais été résolue. Au contraire, elle a été et reste occultée par l’accumulation massive de capitaux fictifs sur les marchés financiers. Cette « accumulation de capital sans valorisation » (Lohoff, 2014) est intenable à long terme, car elle entraîne une accumulation croissante de potentiel de crises explosives sur les marchés financiers, qui se déchaînent dans des krachs de plus en plus violents et minent de plus en plus le système monétaire. C’est pourtant le moteur d’une formidable dynamique d’expansion capitaliste qui a conduit à la taxation finale de la production capitaliste et de la vie sur toute la planète.

   Dans le même temps, toutefois, en cette ère du capital fictif, la relation entre capital et travail a tellement changé que la théorie de la « contradiction de classe » a finalement perdu tout fondement. À première vue, cette déclaration peut sembler surprenante. De toute évidence, la grande majorité de la population mondiale est plus dépendante que jamais du travail salarié et de la production de marchandises. Dans le même temps, en revanche, le capital est paradoxalement devenu en grande partie indépendant de l’exploitation de la force de travail, car l’accroissement de l’accumulation s’est déplacé vers la sphère du capital fictif. Bien entendu, il ne s’agit pas de prétendre que le travail n’est plus sujet d’exploitation. Prétendre cela serait absolument contraire aux faits. Cependant, la production de survaleur a depuis longtemps cessé d’être le moteur de l’accumulation de capital et est devenue elle-même une variable dépendante de la dynamique du capital fictif sur les marchés financiers (Lohoff et Trenkle, 2014; Trenkle, 2016). Cela n’est nulle part plus évident que dans le secteur de la construction, qui est actuellement le secteur le plus dynamique de « l’économie réelle ». Les investissements ne sont réalisés ici que dans la mesure où la spéculation immobilière, qui est un point de référence central pour l’accumulation de capital fictif, reste active. Ce n’est qu’alors que les gens pourront y vendre leur travail  ̶  principalement dans des conditions innommables  ̶  tout en n’ayant plus les moyens de vivre, car le capital fictif fait monter les prix de l’immobilier de façon permanente.

   La dépendance des activités de l’« économie réelle » (et donc du coût de la force de travail) à la dynamique des marchés financiers est un phénomène universel à l’ère du capital fictif. Cela explique également l’énorme croissance du secteur tertiaire, qui est en grande partie improductif au sens de la valorisation du capital, à savoir qu’il ne produit ni valeur ni survaleur. S’il peut néanmoins fournir, et de loin, la plus grande part des emplois dans le monde, c’est uniquement parce qu’il est alimenté par les revenus et les bénéfices générés principalement par un capital fictif dans l’attente de production de valeur future. Le prix que la main-d’œuvre doit payer pour cette dépendance est, bien entendu, extrêmement élevé. Le capital ne dépendant plus du travail dans son mécanisme d’accumulation, il peut en grande partie dicter ses conditions d’achat. C’est la raison déterminante qui explique la précarisation générale et l’intensification du travail, qui va de pair avec la perte considérable de pouvoir des syndicats et des partis ouvriers. Dans le même temps, il y a une concentration énorme de richesses dans un nombre de mains de plus en plus réduit, car un capital fictif peut s’auto-alimenter sur les marchés financiers, sans le détour gênant de l’emploi de main d’œuvre dans la production de marchandises (Trenkle, 2018).

   En dépit de cette mutation de la dynamique d’accumulation sur les marchés financiers, on assiste à une accélération implacable de l’exploitation des ressources naturelles. C’est précisément parce que la production est réalisée à un niveau de productivité incroyablement élevé que la consommation matérielle augmente énormément. L’unité-marchandise représente de moins en moins de valeur, car elle peut être produite avec une force de travail minimale. Afin de pallier au moins partiellement cette situation, la production et la distribution de marchandises ont augmenté de façon permanente. L’« impératif de croissance » critiqué à juste titre a ici une cause fondamentale.

 

5.

   Au final, à l’ère du capital fictif, les conditions de travail et de vie dans le monde sont devenues de plus en plus insupportables, tandis que l’environnement naturel est en train d’être détruit à un niveau effroyable. Le changement climatique en est l’expression la plus extrême et la plus dangereuse. Cette situation, bien sûr, a également provoqué des résistances, mais les diverses formes de critique, de protestation et de résistance sont largement fragmentées et, au mieux, superficiellement liées les unes aux autres : elles n’ont pas de point de référence commun. C’est pourquoi certaines parties de la gauche ont récemment essayé de réhabiliter la classe ouvrière en tant que catégorie de synthèse. Mais même si la volonté de surmonter cette fragmentation et de créer un nouveau mouvement transnational anticapitaliste est correcte, la catégorie de classe ne peut rien y faire. Ce qui relie les différentes approches de la critique, de la protestation et de la résistance, ce n’est pas qu’elles soient  ̶  apparemment sans le savoir  ̶  toutes des fragments d’un sujet de classe mondiale qu’il suffit de réunir. Cela impliquerait un méta-intérêt commun et positif, et une sorte d’unité de classe présupposée qui n’existe tout simplement pas.

   Ce qui relie les différentes formes de résistance réside plutôt en un point de référence négative. Elles sont toutes déclenchées de différentes manières par des lignes de conflit déterminées par la dynamique englobante et destructive de la production de richesses abstraites. Ce lien reste toutefois invisible là où il n’existe pas de concept critique de cette forme de production de richesses historiquement spécifique, car les effets de cette dynamique sont très distincts sur le plan empirique selon les différents domaines et dimensions de la société. Actuellement, quatre lignes de conflit sont particulièrement virulentes dans les centres capitalistes : la question du logement, le changement climatique, la précarisation des conditions de travail et l’immigration. Elles résultent toutes directement d’une orientation spécifique de la production de richesses abstraites à l’ère du capital fictif et de la crise fondamentale de la valorisation du capital. J’ai brièvement décrit les trois premières lignes de conflit ci-dessus, mais le lien avec l’importante vague d’immigration dans les centres capitalistes est également manifeste. La plupart des gens fuient parce que leurs conditions de vie antérieures ont été détruites par la puissance de la capitalisation, mais en même temps, on n’a pas besoin d’eux comme travailleurs. Ce sont des « personnes superflues » (Bauman, 2009) que le capitalisme « produit » à grande échelle au niveau actuel de productivité et dans les conditions d’une accumulation menée par le capital fictif.

   Quiconque tente de réduire tous ces problèmes et toutes ces lignes de conflit sous le dénominateur commun d’un intérêt de classe général, échouera nécessairement. Rien de tel n’existe. Bien au contraire. Les intérêts autour des diverses lignes de conflit sont souvent même radicalement opposés, par exemple lorsqu’au cœur du capitalisme les gens précarisés craignent que l’immigration accroisse la détérioration de leurs conditions de travail et provoque une hausse renforcée des prix du logement, ou encore, lorsque des mesures de politique climatique, telles qu’une taxe sur le CO2, sont prises, ils redoutent une menace pour les emplois dans l’industrie automobile et une augmentation des coûts de l’essence, du chauffage et de l’électricité. De cette façon, les tentatives de résistance ne sont pas réunies, mais entrent en conflit les unes avec les autres. Une synthèse anticapitaliste ne peut donc pas être formulée sur la base d’intérêts, mais seulement dans le cadre d’une confrontation commune contre la forme capitaliste de production de richesses.

   C’est moins abstrait qu’il ne le semble à première vue. D’un côté, il est possible de montrer très concrètement et sur la base de chaque ligne de conflit, en quoi consiste leur terrain d’entente négatif. De l’autre, cela aboutit à une perspective commune d’émancipation sociale, qui ne peut consister qu’en l’abolition (Aufhebung) de la production de richesses abstraites et en la réalisation d’une société d’individus librement associés. Enfin, dans ce contexte, des demandes concrètes, des mesures et des étapes concrètes allant dans ce sens peuvent être développées et permettre de réunir des moments de résistance apparemment disparates. Ainsi, par exemple, la lutte pour le logement s’inscrit dans une lutte plus vaste visant à s’approprier et à transformer la production sociale de richesse en structures coopératives organisées selon des critères de rationalité matérielle et dans lesquelles chacun peut agir selon ses propres besoins et capacités. Cette transformation de la production de richesses et des relations sociales ne peut pas avoir lieu in fine, après un bouleversement révolutionnaire de la société, mais doit plutôt être un moment essentiel d’un processus d’émancipation au cours duquel la société nouvelle s’invente.

   Là où le discours de classe questionne toujours principalement le « qui », c’est-à-dire l’acteur présumé de l’émancipation, la négation déterminée (bestimmte Negation) de la production de richesses abstraites fournit des réponses très claires au « quoi », c’est-à-dire au contenu du processus de l’émancipation sociale. La question quant aux acteurs de ce processus trouve alors une réponse d’elle-même. N’existant pas de manière a priori, les acteurs ne peuvent se constituer que par rapport au contenu émancipateur et dans les différentes lignes de conflit. Ils ne peuvent se référer au Manifeste du Parti communiste que sur un seul point : le grand élan révolutionnaire qu’il véhicule. S’agissant du contenu de l’émancipation, ils doivent toutefois se référer à l’« autre Marx », cette partie de la théorie de Marx que la gauche traditionnelle ignore encore en grande partie.

Norbert Trenkle, 2019. 

Traduit de l’anglais par Richard Hersemeule

Version complète d’une présentation à la conférence Communist Manifesto : History, Legacy, Critique, Prague, 7 juin 2019).

Bibliographie :

- Baumaun, Zygmunt, Vies perdues. La modernité et ses exclus, Paris, Payot & Rivages, 2009.

- Friedrich, Sebastian & Redaktion analyse und kritik (Hg.): Neue Klassenpolitik, Berlin 2018

- Lohoff, Ernst et Trenkle, Norbert, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette des Etats ne sont pas les causes de la crise, Fécamp, Postéditions, 2014 (traduction par Paul Braun et Vincent Roulet).

- Lohoff, Ernst (2014): Kapitalakkumulation ohne Wertakkumulation, Krisis 1/2014, www.krisis.org/2014/kapitalakkumulation-ohne-wertakkumulation/

- Marx, Karl; Engels, Friedrich (1848): Manifest der Kommunistischen Partei, in MEW 4, Berlin 1977, S. 459 – 493

- Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009.

- Trenkle, Norbert, « Lutte sans classes. Pourquoi le prolétariat ne ressuscite pas dans le processus capitaliste de crise », dans Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, n°1, Albi, Editions Crise & Critique, 2019.

- Trenkle, Norbert (2016): Die Arbeit hängt am Tropf des fiktiven Kapitals, Krisis 1/2016, www.krisis.org/2016/die-arbeit-haengt-am-tropf-des-fiktiven-kapitals/

- Trenkle, Norbert (2018): Workout. Die Krise der Arbeit und die Grenzen der kapitalistischen Gesellschaft, www.krisis.org/2018/workout-die-krise-der-arbeit-und-die-grenzen-der-kapitalistischen-gesellschaft/

- Trenkle, Norbert (2019): Ungesellschaftliche Gesellschaftlichkeit, www.krisis.org/2019/ungesellschaftliche-gesellschaftlichkeit/

 - Žižek, Slavoy, La nouvelle lutte des classes. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Paris, Fayard, 2016.

 

 

 

Tag(s) : #Chroniques de la crise au quotidien
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