Alors que vient de paraître aux éditions Crise & Critique l'ouvrage de Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. "Masculinité" et "féminité" comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, nous faisons paraître ci-dessous une traduction inédite par Sarah d'un entretien de l'auteure avec la philosophe et féministe espagnole Clara Navarro Ruiz.
Valeur-dissociation, sexe et crise du capitalisme
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Interview de Roswitha Scholz par Clara Navarro Ruiz
1. Dans un premier temps, nous voudrions faire connaître quelques moments de votre parcours aux lecteurs d’Amérique latine. Quelles expériences ont été déterminantes pour vous pendant vos études ? Comment s’est déroulée votre politisation ? Dans quel contexte social ? Quels auteurs ou textes de référence ont été importants dans ce processus ? Y a-t-il eu des ruptures ? Comment avez-vous fait la connaissance du groupe Krisis, ou plutôt, comment avez-vous pris part à sa création ? Quelle importance la scission du groupe et la création d’Exit !, où vous avez continué à développer votre approche de la critique de la valeur-dissociation, a-t-elle eu pour vous ?
Je lis beaucoup depuis l’adolescence. Dans les années 1970, l’air du temps était à gauche et m’a influencée. Dans ma jeunesse, j’ai lu beaucoup de textes existentialistes, surtout des romans et des pièces de Sartre, mais aussi Camus. J’ai aussi lu Le Deuxième Sexe de Beauvoir ; d’autres auteurs aussi comme Erich Fromm, Bertrand Russell, ainsi que de la littérature psychanalytique : Freud, Adler, Jung et Wilhelm Reich. Il reste à savoir si j’ai tout compris à l’époque. J’ai lu aussi de la littérature féministe, Alice Schwarzer, Carla Lonzi, Shulamith Firestone, Klaus Theweleit entre autres, mais aussi des textes sur l’antipsychiatrie (Basaglia, Szasz, Laing et beaucoup d’autres). J’ai certes lu aussi une introduction au marxisme, écrite par un prêtre jésuite polonais dont j’ai oublié le nom, mais fondamentalement, j’identifiais surtout Marx au marxisme du bloc de l’Est et aux K-Gruppen[1], que je trouvais profondément suspects. Je me situais dans tous les cas du côté de la gauche anti-autoritaire.
À 17 ans, je fréquentais déjà le centre pour les femmes, bien que je n’y jouais pas de rôle important et que je n’osais pas prendre la parole. Puis je suis allée à une école de la seconde chance[2] et je me suis concentrée là-dessus pendant quelques années. Auparavant, j’avais suivi un apprentissage en tant qu’assistante en pharmacie et j’avais travaillé quelques années chez un grossiste de produits pharmaceutiques. Je viens d’un milieu défavorisé. Pendant mes études en éducation spécialisée à l’IUT, j’ai assisté à des séminaires sur l’École de Francfort. C’était autre chose que le marxisme du « socialisme réellement existant » et des K-Gruppen ! Il m’est vite apparu que je devais en apprendre davantage de Marx pour pouvoir comprendre ces textes et c’est ainsi que je suis venue à l’« Initiative critique marxiste » qui proposait un cours sur Marx, et où Robert Kurz était une figure centrale. Entre temps, la gauche spontanéiste était aussi devenue suspecte à mes yeux, elle n’arrivait pas à appliquer en son sein ses propres revendications : par exemple, tout devait se dérouler de façon anti-hiérarchique et pro-sociale, mais dans les faits, il y avait un tas de structures autoritaires informelles. On y faisait l’apologie de l’amour et de la liberté sexuelle, mais en réalité on traitait les autres pour ainsi dire comme des marchandises sur le marché de l’amour. La promesse d’une émancipation ici et maintenant était un mensonge. Qui n’entrait pas dans les codes – vestimentaires, langagiers, etc. – de ce milieu était exclu de fait. C’était le règne de la double morale. Ce n’est pas seulement ce genre d’expériences qui m’a fait renoncer à une « fausse immédiateté », mais aussi des enseignant.e.s de gauche à l’école de la seconde chance qui m’ont appris que la théorie de gauche est quelque chose de nécessaire, et pas seulement un baratin inutile qui n’apporte rien à la pratique.
L’étude de Marx et de la théorie critique m’a du reste fait comprendre à quel point l’existentialisme est discutable[3]. Par exemple, le discours sur l’« individu abstrait » dans L’Idéologie allemande – et sur comment il advient – m’a beaucoup éclairée. Dans l’existentialisme, cet individu est un présupposé sans fondement. Plus tard, à l’université (j’étudiais surtout la sociologie, la pédagogie et la philosophie, mais je me rendais aussi à des séminaires de la faculté de philosophie, dans d’autres matières), j’ai regardé quelles théories non-marxistes intéressantes pouvaient être fécondes pour le féminisme. Le féminisme était un thème qui me travaillait déjà depuis l’adolescence. À l’époque, la critique de la valeur n’était pas vraiment ouverte aux questions féministes, et c’est peu dire. À la fac, j’ai aussi assisté à pas mal de séminaires consacrés à l’interactionnisme symbolique et à la phénoménologie. Finalement, j’en suis venue à la conclusion que La Dialectique de la raison, avec sa prise en compte de la psychanalyse, est une œuvre-clef, et que la théorie féministe doit s’inscrire dans son sillage, de façon critique.
À cause des conflits sur le féminisme, mais aussi sur les questions du sujet et de l’idéologie, j’étais partie prenante de la création du groupe Krisis en tant que marginale. On allait ensemble au bistro, mais au contraire des années précédentes, je n’avais plus de rapport de travail à l’intérieur du groupe Krisis. J’avais formé un groupe d’outsiders avec d’autres personnes, qui toutefois n’était pas encore arrivé à la critique de la valeur-dissociation, mais qui évoluait dans un cosmos dualiste : la critique du patriarcat-capitalisme. Dans ce groupe, nous avons étudié l’histoire des mouvements féministes et des textes de théorie féministe.
Au cours des premières années qui ont suivi notre rencontre, Robert Kurz et moi avions des accrochages réguliers au sujet du féminisme. Mais à mon grand étonnement, lorsque je lui ai soumis la thèse : « la valeur c’est le mâle »[4], cela lui a semblé évident. À partir de ce moment-là, il a essayé, en tant que tête pensante du groupe, de faire valoir cette thèse auprès des membres de Krisis, qui étaient tous des hommes. Ce fut pour lui une surprise de voir qu’il n’est parvenu que difficilement à promouvoir cette thèse, contrairement à d’autres innovations. Il y eut des altercations et il s’est heurté à des oppositions violentes. La critique de la valeur-dissociation devait rester cantonnée à un simple aspect de la critique de la valeur, comme rapport non pas fondamental et construit dialectiquement, mais dans lequel ni la valeur ni la dissociation, ne devaient être déduites l’une de l’autre. La dissociation devait être subordonnée à la valeur. C’est resté ainsi jusqu’à la scission de Krisis[5].
Au milieu des années 1990, je me suis mise de façon plus intensive à l’élaboration de la théorie de la valeur-dissociation. J’étais pratiquement seule à cette tâche. D’un côté, les marxistes et les critiques de la valeur androcentriques (Robert Kurz était occupé par un grand nombre de ses publications, sans compter le fait qu’il connaissait mal les approches qui étaient pertinentes, d’un point de vue féministe, pour le développement de la critique de la valeur-dissociation). De l’autre, il n’y avait à l’époque quasiment plus d’approche marxiste et la théorie féministe s’orientait principalement vers le déconstructionnisme d’une Judith Butler ; dans ce débat, les structures objectives n’étaient quasiment plus un sujet. Dans notre groupe de travail extérieur à la théorie de la valeur, j’étais exposée à une très forte pression pour prendre en compte les théories queer. J’étais ainsi renvoyée à un travail silencieux. En tant que femme déjà, on a besoin d’une certaine fermeté pour faire passer « son truc » quand on rencontre des oppositions importantes de l’extérieur. Je pense qu’à ce moment-là, j’ai aussi intériorisé en partie une attitude qui venait de ma période existentialiste.
En ce qui concerne la scission du groupe Krisis, j’ai déjà dit qu’il y avait des tensions entre la critique de la valeur-dissociation et la critique de la valeur du groupe Krisis. Les différences ne portaient pas seulement sur le fond ; toute l’atmosphère de Krisis était imprégnée de comportements sexistes – comme dans beaucoup de groupes de gauche. Cela est allé tellement loin qu’après un différend, un homme de Krisis m’a giflée. Ça m’a complètement abasourdie ; je n’avais jamais imaginé que ce genre de chose soit possible. Cependant, j’ai choisi de considérer cet épisode comme un écart. Je n’ai pas résisté davantage à l’époque parce que j’avais peur que tout le groupe se disloque, et alors, où aurais-je publié ? Au début des années 2000, une femme (qui avec moi était la seule encore présente dans le noyau de Krisis, moins en tant que théoricienne comme moi que comme membre de la rédaction) avait été exclue de la rédaction parce qu’elle avait repoussé les avances d’un homme de Krisis. Après avoir été envoyé sur les roses, il ne pouvait évidemment plus la tolérer dans le groupe, parce qu’il ne se sentait pas reconnu. Cet épisode fut le dernier motif qui entraîna la scission du groupe. Certains membres du groupe y ont participé, d’autres non. À cela s’est ajouté le fait que Robert Kurz avait écrit beaucoup de livres et de textes depuis le début des années 1990. Qu’il ait été jusque-là la locomotive de Krisis, et qu’on exigeait de lui d’être en quelque sorte le « Lider Maximo », cela lui était à présent reproché. Bref, il s’agissait, comme le veut le cliché, d’un clan d’hommes déterminés à tuer le père. Pour ajouter au cliché, on me reprocha d’avoir divisé le groupe Krisis. Et en effet, je m’étais insurgée à bien des égards, ce qui avait détruit la paix du clan.
Depuis la création d’Exit !, la critique de la valeur-dissociation est davantage prise au sérieux et a fait son entrée dans l’intitulé du projet ; cependant, il y a toujours une tendance, surtout quand de nouvelles personnes s’y intéressent – et le plus souvent ce sont des hommes – à traiter la critique de la valeur-dissociation comme une contradiction secondaire. Au fil du temps, nous sommes devenus plus pointilleux sur ce sujet. Quand quelqu’un ne reconnaît pas d’entrée de jeu la valeur-dissociation comme rapport fondamental, il ou elle ne peut pas intégrer la rédaction. C’est pourquoi, dans les numéros de la revue Exit !, nous acceptons quand même des articles qui n’entrent pas strictement dans les critères de la « valeur-dissociation », mais qui contiennent des thèmes et des idées qui, malgré des raccourcis, peuvent présenter un intérêt pour celle-ci. En résumé, la critique de la valeur-dissociation constitue à nos yeux un cadre incontournable. Il y a aussi eu depuis longtemps une clarification concernant les rapports entre la théorie et la pratique. Ce point fut également déterminant dans la scission de Krisis : la critique de la valeur devait désormais devenir plus pratique et il fallait aller chercher les gens là où ils se trouvaient dans leur quotidien. Au sein d’Exit ! nous n’avons aucune ambiguïté à ce sujet : nous sommes un groupe théorique, et nous considérons la théorie comme un domaine de pratique sociale à part entière qui ne peut pas être réduite au niveau du combat politique. En aucun cas nous ne sommes opposés à un engagement critique concret – au contraire – par exemple contre des tendances néofascistes. Mais ce type d’engagement ne peut pas être opposé à une élaboration théorique nécessaire, et qui opère à un niveau différent.
2. Dans le contexte hispanique, il est difficile de trouver des groupes aussi théoriquement solides qu’Exit ! en dehors de l’université. Comment définiriez-vous le contexte social et théorique du groupe Exit ! qui subsiste sans lien solide avec aucun mouvement social, aucune fondation de parti politique ou avec l’université ? Cela ne concerne pas seulement la situation sociale de la théorie, mais aussi sa capacité à influencer et à changer l’existant.
En effet, il y a seulement peu de groupes théoriques qui ne sont pas liés d’une façon ou d’une autre à une institution – surtout de nos jours. Il n’en était pas encore ainsi quand j’étudiais dans les années 1980 ; l’esprit de 68 se faisait encore sentir. La théorie marxiste a commencé à s’établir aussi à l’université dans les années 1970, et a gardé pendant longtemps encore un parfum de gauche radicale. Dans la première moitié des années 1980, il était encore mal vu, au contraire d’aujourd’hui, d’être établi. La théorie critique ne peut pas être circonscrite au fonctionnement de l’université, avec ses contraintes de contenu et de méthode, corrélée à des vues carriéristes et soumise à un mode de vie précaire favorisant le conformisme.
Il n’est pas facile de durer en tant que projet théorique de gauche indépendant, et pas seulement à cause de problèmes financiers (nous nous finançons grâce à des dons privés) ; on est aussi attaqué par des gens qui exigent le rapport à la dimension pratique de la critique de la valeur-dissociation. Pour un groupe théorique, le fait de ne pas être rattaché à une université, ce qui donnerait d’emblée une légitimité théorique, constitue un problème structurel. La plupart des gens des milieux de gauche qui s’intéressent à la théorie ont d’une façon ou d’une autre un lien avec l’université, ou veulent y entrer – aujourd’hui, nous sommes confrontés à cela d’une part, et de l’autre, à l’exigence selon laquelle il faudrait être pratique. Là encore, il faut des nerfs solides et une certaine stabilité pour maintenir une prétention théorique à l’extérieur de l’université. Ça a aussi toujours été la position de l’ancienne théorie critique, qu’il faut aussi avoir le courage, si c’est nécessaire, de sortir des remparts de la ville quand il n’y a pas d’autres moyens. Dans cette perspective, je considère qu’une élaboration théorique extra-institutionnelle est très importante. Particulièrement aujourd’hui, alors qu’il devient évident qu’il faut chercher des alternatives au capitalisme, la distance théorique et le classement des positions et des situations respectives sont indispensables afin de ne pas tomber dans des pseudo-concepts, qui ne font pas réellement avancer la transformation sociale mais au contraire la freinent.
Après notamment la dislocation du bloc de l’Est, l’élaboration théorique marxiste et féministe est devenue docile. J’espère fortement qu’à gauche aussi on en viendra à l’avenir à des mouvements d’intellectuels qui se défendront face au lit de Procuste universitaire ou institutionnel auquel ils doivent se conformer pour obtenir un poste, et qui se risqueront à nager à contre-courant. En règle générale, vous n’avez aucune influence réelle ni la possibilité de changer quoi que ce soit à l’université, vous y êtes plutôt formaté et transformé en « amphibien » (Horkheimer/Adorno) par souci de conservation. Cela ne signifie pas que vous ne pouvez pas ou ne devez pas accepter des fonds tiers ni participer à des événements de l’establishment de gauche, mais pas à n’importe quel prix. On trouve aussi des niches à l’université qui permettent l’existence de quelque chose de différent ; mais ce n’est pas la règle. Depuis ces niches, il faudrait ensuite porter ce contenu dans l’université et y semer le trouble.
3. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Robert Kurz ? Comment vous êtes-vous influencés et enrichis réciproquement dans vos travaux ? Y avait-il des différences ? Ont-elles persisté ?
Concernant la collaboration avec Robert Kurz, c’est très simple. Nous ne nous sommes jamais organisés conformément à un emploi du temps, nous n’avons jamais discuté en suivant une discipline ou une structure ; nous avons tout simplement fait les choses. Chez nous, il n’y avait pas de bipartition : ici la vie, là notre projet théorique et la collaboration qui va avec. La correction mutuelle des textes était parfois conflictuelle, mais nous prenions les choses avec humour et nous appelions ça « aboyer à l’ordinateur ». Ce qui n’est pas vrai, c’est que Robert Kurz et moi aurions écrit plusieurs livres ensemble, comme c’est écrit sur ma notice Wikipédia. Nous rédigions nos textes séparément, puis venait le moment d’« aboyer à l’ordinateur ». Le soir, nous discutions ensuite de tout et de rien autour d’un verre de vin, et à travers ces discussions, nous nous influencions l’un l’autre – dans les controverses également. Nous avions des axes de travail différents. En gros, l’axe de Robert Kurz était l’économie et la politique, et le mien le féminisme, la « race », la classe, le genre et le sujet. Nos chats prenaient aussi une part importante à cette ambiance – mais je ne développerai pas davantage ici. Il n’était pas rare que notre vie soit critiquée – même dans le cadre de Krisis. Nous n’avions pas d’enfant – ce qui a quelque chose de contre nature –, et le pauvre Robert Kurz devait sans cesse discuter avec sa femme, il ne pouvait même pas se reposer dans la sphère privée. Certaines personnes ne peuvent tout simplement pas comprendre, surtout quand cela concerne les femmes, que l’élaboration théorique n’est pas simplement de la peine et du tourment mais qu’elle peut être une passion – comme c’était le cas chez Marx, même s’il avait de nombreux enfants.
Il y avait bien sûr des différences de fond entre Robert Kurz et moi. Au début de notre relation, cela touchait surtout aux thèmes du féminisme, du sujet et de l’idéologie (voir plus haut). Un sujet controversé du début des années 1990 était la façon d’appréhender le racisme et l’antisémitisme, qui font des vagues aujourd’hui. Robert Kurz avait tendance à les attribuer à la décomposition du capitalisme ; pour moi il était important au contraire de situer ces tendances dans un contexte spécifique à chaque pays ; donc, en ce qui concerne l’Allemagne, la domination nazie et l’Holocauste sont à prendre en compte. J’ai écrit un article pour Krisis à ce sujet : « Les métamorphoses du yuppie teuton », où j’ai également critiqué les prises de position de Krisis. Alors que Kurz a accepté cet article et l’a apprécié, et qu’il a par la suite, par exemple dans Le Livre noir du capitalisme, situé la spécificité allemande dans le processus de modernisation en ce qui concerne l’Holocauste, ce texte provoqua néanmoins une véritable levée de boucliers ; il faut dire à ce sujet qu’aujourd’hui, la page d’accueil de Krisis est pleine de textes qui ciblent un antisémitisme structurel, ce qui fut farouchement contesté à l’époque. Mais il ne reste pas de preuves écrites de cette polémique. Il n’est nulle part fait mention de l’affrontement de l’époque, ils ont l’air d’avoir toujours soutenu cette thèse eux-mêmes.
En lien avec ce sujet, un terrain d’affrontement dans la relation entre Kurz et moi était l’opposition à ceux qu’on appelle les « anti-allemands », dans la première moitié des années 2000. Kurz était très en colère contre leur position belliciste et a rompu avec tous les journaux possibles dans lesquels il publiait jusque-là. Il a écrit un livre entier sur les « anti-allemands » [6] ; à mon sens, cela n’était pas nécessaire – deux ou trois articles de fond auraient suffi selon moi. Aujourd’hui, je comprends un peu mieux son émotion de l’époque, la guerre en Irak n’a rien apporté, même au niveau inhérent au système pour ainsi dire. Beaucoup de gens y ont perdu la vie, alors qu’elle reposait sur des faits erronés à propos de l’arsenal militaire, comme Colin Powell lui-même l’a avoué ultérieurement. D’autre part, des attaques de ce genre ont a fortiori préparé le terrain pour l’État islamique, comme cela a été largement rapporté par la presse. Pour autant, je pense que ce travail intense de Robert Kurz sur les « anti-allemands » n’était pas nécessaire. Pour ne pas être confondus avec eux – car ils ont eux aussi une assise critique de la valeur, quoique différente de celle de la critique de la valeur-dissociation (qui ne peut pas être davantage développée ici) – quelques textes auraient aussi bien suffi.
Une autre différence entre moi et Kurz concernait la question de savoir si les sociétés pré-modernes sont aussi des sociétés fétichistes ou si le fétichisme se rapporte seulement à la société moderne. Kurz soutenait la première position, moi la seconde. Je ne suis pas sûre non plus que les armes à feu aient joué le rôle central que Robert Kurz leur attribue dans le procès de constitution du patriarcat capitaliste. Il y avait aussi d’autres différences que je ne peux pas décrire en détail ici. Dans notre vie commune, elles étaient tout simplement là. C’était comme ça. C’était gérable, elles n’étaient pas dramatiques au point de nous éloigner. Un jour, Robert Kurz m’a dit qu’il ne pourrait pas partager sa vie avec une monarchiste bavaroise ; ça nous a fait rire de bon cœur.
Mais dans l’ensemble, nous avons œuvré dans le même sens. Avec la théorie critique d’Adorno, Kurz était le deuxième pilier essentiel de la critique de la valeur-dissociation. De plus, la critique de la valeur-dissociation n’aurait pas existé si Kurz, en tant que leader of the Krisis gang, ne l’avait pas soutenue massivement, contre toutes les oppositions à son encontre. Enfin, elle était une cause essentielle de la scission de Krisis, aussi bien dans la praxis immédiate du clan d’hommes critiques de la valeur que comme opposition à leur contenu. Par ailleurs, il faut voir que Kurz a correctement pronostiqué le désolant état actuel de crise dans le monde. Aujourd’hui, on parle partout de fin du capitalisme, un discours pour lequel Kurz a été fréquemment déclaré fou et à-ne-pas-prendre-au-sérieux, il n’y a pas si longtemps encore.
4. Le point de départ de la critique de la valeur-dissociation fut le caractère incomplet de la critique de la valeur. Pour le dire purement et simplement (et sans prendre une à une les critiques formulées par le groupe Exit !), la critique de la valeur concentre sa critique seulement sur la catégorie du travail comme comportement social et concept central de la société productrice de marchandises. Il faut comprendre le capitalisme comme une civilisation totalisante en même temps que comme une formation particulière et historique. Cela constitue déjà une révision significative du marxisme traditionnel centré sur la survaleur et sa répartition/appropriation. De votre côté, vous avez développé la thèse que l’imposition de la dynamique de la valeur est nécessairement accompagnée par une « dissociation » des activités de reproduction, ainsi que du « féminin » qui est traditionnellement associé à ces travaux. Pouvez-vous expliquer les éléments centraux de cette thèse et leur déploiement ?
Je pars du principe que ce n’est pas simplement la valeur comme sujet automate qui est une totalité constituante, mais qu’il faut tout autant tenir compte des « circonstances » qui font que, dans le capitalisme, il y a aussi des activités de reproduction qui sont réalisées, et qu’elles sont accomplies avant tout par des femmes. Ce faisant, la « valeur-dissociation » signifie que les activités de reproduction déterminées comme essentiellement féminines, mais aussi les sentiments, les qualités et les attitudes (la sensualité, l’émotivité, la sollicitude entre autres) qui y sont attachés sont précisément dissociés de la valeur/survaleur. Dès lors, les activités féminines de reproduction dans le capitalisme ont un caractère différent de celui du travail abstrait, c’est pourquoi elles ne peuvent pas être facilement subsumées sous ce concept ; il s’agit d’un aspect de la société capitaliste qui ne peut pas être compris grâce à l’appareil conceptuel marxien. Cet aspect, conjoint à la valeur/survaleur, se rattache nécessairement à elle, d’un autre côté il se trouve pourtant au dehors, et c’est pourquoi il en est la condition préalable. La (sur)valeur et la dissociation se trouvent ainsi dans un rapport dialectique l’une à l’autre. L’une ne peut pas être déduite de l’autre, mais les deux sont issues l’une de l’autre. La valeur-dissociation peut alors être comprise également comme une métalogique qui déborde les catégories intra-économiques.
Mais les catégories de l’économie politique sont insuffisantes d’un autre point de vue encore ; la valeur-dissociation doit aussi être saisie comme un comportement socio-psychique spécifique. Certaines propriétés déconsidérées (la sensualité, l’émotivité, la faiblesse de caractère entre autres) sont dissociées du sujet masculin et projetées sur la femme. Ces attributions genrées caractérisent essentiellement l’ordre symbolique du capitalisme patriarcal. En ce qui concerne le rapport capitaliste entre les sexes, il convient par conséquent de prendre en compte la dimension aussi bien socio-psychologique que culturelle-symbolique, au-delà du moment de la reproduction matérielle. C’est précisément aussi à ces niveaux que le patriarcat capitaliste apparaît comme totalité sociale. Mais en ce qui concerne la valeur-dissociation comprise comme rapport social fondamental, il faut souligner qu’il ne s’agit pas d’une structure figée, comme dans certains modèles structurels sociologiques, mais d’un processus.
Ceci étant posé, il faut partir du principe qu’une contradiction entre la matière (les produits) et la forme (la valeur) est, selon la théorie de la crise, en quelque sorte la loi qui conduit in fine aux crises de reproduction et à la dislocation/effondrement du capitalisme. Pour schématiser, la masse de valeur par unité de marchandise est toujours plus petite. La conséquence est une richesse de produits, alors que la masse de valeur fond à l’échelle de la société. Le développement des forces productives, qui à son tour est lié à la formation et à l’application des sciences (naturelles), est déterminant. Avec la révolution microélectronique (qui culmine aujourd’hui dans l’« industrie 4.0 »), le travail abstrait devient à présent obsolète, au contraire de l’époque fordiste où la production de survaleur relative était compensée par le besoin supplémentaire en forces de travail. Cela aboutit à une dévalorisation de la valeur et à l’effondrement du rapport de la sur(valeur), à propos duquel Robert Kurz avait déjà écrit, en 1986[7], qu’on ne peut pas se représenter cet effondrement comme un acte isolé, même si des irruptions soudaines, comme par exemple des krachs bancaires, des faillites de masse, en font nécessairement partie, mais comme un processus historique, une époque entière de peut-être plusieurs décennies dans lesquelles l’économie capitaliste mondiale ne sort plus du tourbillon de la crise et des processus de dévalorisation, d’un chômage de masse qui enfle, etc. Aujourd’hui, il est devenu clair depuis longtemps que non seulement l’impossibilité, provoquée par ce processus, d’obtenir des rendements via la création de survaleur a conduit à un déplacement vers la spéculation, mais aussi que la dynamique même du processus a conduit à la décadence du capitalisme.
Toutefois, cette structure dynamique doit à présent être modifiée à la lumière de la critique de la valeur-dissociation. La dissociation n’est pas une grandeur statique face à la logique de la valeur qui constituerait le moment dynamique, mais elle se situe dialectiquement en amont de la logique de la valeur et rend possible la contradiction en procès, c’est pourquoi il faut partir d’une logique de la valeur-dissociation en procès. La dissociation est donc étroitement liée à l’élimination du travail vivant, processus au travers duquel elle se transforme elle-même.
Dans les sciences naturelles précisément, dont l’utilisation dans le procès de production constitue d’abord le développement des forces productives sous le capitalisme, mais aussi dans l’apparition de la science du travail, où il est question de l’accroissement optimal de l’efficacité et de l’organisation rationnelle du procès de production (voir le taylorisme), une dissociation du féminin et des images de la femme correspondantes étaient la condition socio-psychique préalable et muette de leur existence, et trouvent leur expression aussi au niveau symbolique-culturel (les femmes sont moins rationnelles, plus mauvaises en mathématiques et dans les sciences naturelles que les hommes entre autres). Mais, la dissociation du féminin n’apparaît pas seulement à partir des temps modernes, dans des discours scientifiques, philosophiques, théologiques, etc. Cette répartition se réalisa et se matérialisa bien plus dans la phase fordiste elle-même, conditionnée par la dissociation du féminin, en faisant, du moins dans l’idéal, de l’homme le garant de la subsistance familiale, et de la femme, la femme au foyer selon le modèle imposé de la famille nucléaire. Plus les comportements sociaux se concrétisaient, plus une dichotomie hiérarchique entre les sexes avait prise sur la réalité. Une telle dissociation du féminin est une condition préalable au développement des forces productives qui fonde le patriarcat capitaliste avec sa « contradiction en procès » et dont en tant que tel, il produit le développement comme condition décisive pour la production de survaleur relative et pour que l’écart entre la richesse matérielle et la forme valeur grandisse finalement toujours plus. Vues sous cet angle, la réification et l’apparition de rapports hiérarchiques entre les sexes se conditionnent de façon historique-processuelle et ne sont absolument pas en contradiction. Une telle dissociation du féminin, comme condition préalable au développement des forces productives, a finalement conduit à la révolution microélectronique qui a porté jusqu’à l’absurde non seulement le travail abstrait, mais aussi le modèle genré et la femme au foyer.
Le développement des activités de reproduction, d’assistance et de care, autrefois assurées dans la sphère privée et qui furent transférées dans le domaine professionnel, est, d’un point de vue économique, un élément de la crise, étant donné que la masse de survaleur devrait être redistribuée afin de financer ce développement ; mais ces possibilités disparaissent totalement dans le contexte de la contradiction en procès et d’un capitalisme parvenu à ses limites. Apparaît alors un déficit de reproduction, quand les femmes ne peuvent plus accomplir ces activités parce qu’elles ont une double charge, une double responsabilité dans la famille aussi bien que dans la vie professionnelle. Les activités de soin et d’assistance assurées professionnellement atteignent elles aussi des limites qualitatives, puisqu’elles se heurtent largement à des questions d’efficacité, même si en réalité, elles relèvent souvent, dans le domaine professionnel, du care ou de prestations similaires. Aujourd’hui, les femmes doivent en principe assumer des métiers de toutes sortes, même ceux qui avaient autrefois une connotation masculine, alors que dans les faits, elles sont toujours responsables du domaine du care aussi dans la sphère privée.
Par conséquent, la dissociation n’a aucunement disparu, comme on peut le voir par exemple dans les salaires réduits et les perspectives d’évolution limitées qui sont offerts aux femmes. Du reste, il faut pourtant souligner que la valeur-dissociation ne repose pas sur la scission des sphères privée et publique, où les femmes seraient affectées à la sphère privée et les hommes à la sphère publique (politique, économie, sciences, etc.). La valeur-dissociation traverse bien plus tous les niveaux et domaines, même la sphère publique ; en tant que rapport fondamental, elle régit toute la société. Cela apparaît entre autres dans le fait que les femmes gagnent souvent moins que les hommes, même si elles accomplissent le même travail et qu’elles sont aujourd’hui en moyenne mieux formées que les hommes.
Quand le travail abstrait devient obsolète, cela aboutit pourtant, d’autre part, à une tendance à la « femme-au-foyérisation » des femmes par les hommes. Quand les institutions rongent les familles et le travail rémunéré par des tendances croissantes à la crise et à la précarisation, sans que structures ni hiérarchies fondamentalement patriarcales n’aient disparu, on aboutit à une barbarisation du patriarcat. Aujourd’hui, les femmes sont contraintes à l’activité professionnelle, rien que par le simple besoin de survivre. Dans les bidonvilles de ce qu’on appelle le Tiers-monde, il y a aussi des femmes qui initient des groupes d’entraide et qui se transforment en gestionnaires de crise. Mais quand on est dans le pétrin de la crise fondamentale, elles doivent simultanément, dans nos contrées également, assumer des fonctions de « femmes des décombres » dans la sphère du haut commandement de l’économie et de la politique.
Comme rapport historique-dynamique fondamental, la valeur-dissociation, combinée au développement des forces productives qui se fonde sur elle, mine ainsi son propre fondement, à savoir les activités de soin fournies dans la sphère privée. Il faut souligner que les transformations – pas seulement dans le rapport entre les sexes, mais dans les rapports sociaux en général – des mécanismes et structures de la valeur-dissociation doivent être comprises dans leur dynamique historique-processuelle elle-même, et ne peuvent pas être comprises seulement à travers la « valeur », comme cela a déjà été dit.
D’un point de vue théorique, il faut donc saisir le rapport hiérarchique entre les sexes dans un cadre limité à la modernité et la postmodernité. Cela ne veut pas dire que ce rapport n’a pas d’histoire pré-moderne ; il a toutefois pris une dimension qualitative inédite sous le capitalisme. Les femmes étaient jusqu’à présent principalement responsables du domaine déconsidéré du privé, et les hommes de la sphère capitaliste et du domaine public. Les opinions selon lesquelles le rapport patriarcal entre les sexes serait un reste précapitaliste sont maintenant contredites. La famille nucléaire telle que nous la connaissons n’apparaît par exemple qu’au XVIIIe siècle et les sphères publiques et privées telles que nous les connaissons se sont du reste formées au cours de la modernité.
La critique de la valeur-dissociation ne part donc pas simplement du principe qu’une critique de la valeur est insuffisante, mais elle porte cette critique à un niveau qualitatif inédit.
5. Votre théorie de la valeur-dissociation s’est de plus trouvée aux prises avec les discours différentialistes, venus de la critique féministe et largement répandus dans les années 1980 et 1990. Cet affrontement a eu des effets importants sur la détermination qualitative de votre propre théorie, qui se définit par la suite comme « dialectique réaliste » et configure une « totalité fragmentée ». Comment la critique de la valeur-dissociation aborde-t-elle ces discours différentialistes ? Comment les critique-t-elle et comment s’enrichit-elle grâce à cette critique ?
Je dois préciser quelque chose à l’avance sur ce point, à propos de l’histoire du féminisme et de la théorie féministe en Allemagne depuis 1968. Dans un premier temps, il s’agissait dans les années 1970 de la connexion entre marxisme et féminisme : comment l’oppression de la femme peut-elle être intégrée théoriquement dans un marxisme du mouvement ouvrier ? Au début des années 1980, il s’agissait surtout d’établir un lien causal entre le capitalisme, l’oppression des femmes, la destruction de la nature et la colonisation et le Tiers-monde. Le discours différentialiste chez les femmes a ensuite commencé dans la deuxième moitié des années 1980. Il était reproché au mouvement féministe blanc, de la part des femmes noires, hispaniques, lesbiennes, etc., de les recouvrir d’un cliché et de faire de la femme blanche au foyer la mesure de l’élaboration théorique. Ce discours coïncida avec un autre qui émanait d’une ouverture des choix de vie, de tendances à l’individualisation, etc., dans les pays industriels, dans un contexte de sécurités socio-étatiques. On partait désormais du principe qu’il n’existe rien de tel que « la femme » (ou « l’homme ») mais que l’un et l’autre étaient « multiples ». Après l’effondrement du bloc de l’Est, Marx était relégué au passé par le féminisme également. Ce fut l’époque d’un déconstructionnisme culturaliste, au sens de Judith Butler, sa chef de file, qui fut élevé au rang de principale théorie féministe. La théorie matérialiste était complètement out, la théorie culturaliste post-structuraliste était complètement in. Il n’était, par exemple, plus question de division sexuelle du travail, mais de la façon dont le genre est constitué par les discours. Le genre n’apparaissait plus comme quelque chose de réel et tangible, mais comme ouvert à la négociation et librement choisi dans une compréhension vulgairement constructionniste de la scène de gauche. C’était l’arrivée des théories relativistes culturelles. Les rapports entre les sexes étaient censés se différencier fondamentalement d’une culture à l’autre, et tout regard porté sur ces rapports à une échelle universelle était tabou. La langue, le discours et la culture étaient les substituts d’une vieille compréhension matérialiste globalisante.
La critique de la valeur tenta au lieu de cela d’expliquer l’effondrement du bloc de l’Est, lui-même marxiste, par-delà un vieux marxisme du mouvement ouvrier, en faisant de la catégorie de la valeur le centre de son raisonnement et en interprétant Marx à partir de là. C’est à cette époque, alors que j’étais depuis longtemps, en tant que féministe, venue à la critique de la valeur – avec toutes les réserves que j’ai déjà mentionnées –, que me vint, dans mon étude de la théorie féministe et notamment de la chasse aux sorcières, l’idée de « la valeur c’est le mâle », justement à la fin des années 1980 et au début des années 1990 ; dans ce cadre, je me suis rendu compte qu’il était incontournable pour la théorie féministe de faire le lien avec la Dialectique de la raison. Il apparut ainsi, de façon presque organique, que la question posée précédemment sur le lien entre la domination de la nature, l’oppression des femmes, l’antisémitisme et le racisme peut être traitée par une critique de la valeur-dissociation. En matière de différences, pas seulement entre les femmes, la critique faite par Adorno de la logique de l’identité fut pour moi très éclairante. Au contraire des postmodernes et des post-structuralistes, il ne s’agissait pas chez lui d’hypostasier les différences mais de respecter l’objet individuel, particulier et de l’examiner. Il s’agissait maintenant de développer ce point avec la critique de la valeur-dissociation. Il ne fut d’ailleurs jamais vrai que le mouvement des femmes des années 1970 et 1980 serait demeuré aveugle aux autres dimensions inégalitaires telles que la « race »/l’ethnie ou encore la classe, et ne se serait occupé que de l’émancipation des femmes, comme ce fut souvent affirmé dans les années 1990 ; seulement à l’époque le mouvement des femmes n’hypostasiait justement pas les différences sur fond d’approches culturalistes et post-structuralistes. Une approche culturelle-relativiste primaire a aussi pour conséquence que les points communs existant dans l’oppression des femmes ne parviennent plus au centre de l’attention. En ce sens, je n’ai pas adopté une approche des différences venue d’un mouvement féministe post-structuraliste, car mon approche existait déjà. Je pense néanmoins que pendant longtemps, la signification de la culture et de l’ordre symbolique n’a pas reçu assez d’attention de la part de la théorie marxiste. Il ne faut pas nier abstraitement ces niveaux mais les intégrer à la critique de la valeur-dissociation au sens d’une négation déterminée, disjointe et en même temps appartenant à celle-ci, de la même manière que pour le niveau psycho-analytique.
6. De tous les auteurs du groupe Exit !, vous êtes sans doute celle qui a le plus fortement souligné les liens entre la critique de la valeur-dissociation et la théorie critique de ce qu’on appelle la première génération de l’École de Francfort. Theodor W. Adorno est apparemment très important pour votre pensée, comme quelques textes le montrent (« L’importance d’Adorno pour le féminisme aujourd’hui »[8], « Théorie de la dissociation sexuelle et théorie critique adornienne »[9], « Forme sociale et totalité concrète »). Vous revendiquez son importance pour le féminisme en général, et pour la critique de la valeur-dissociation en particulier. Pouvez-vous nous dire dans quelle mesure on peut parler d’une actualité de la pensée d’Adorno ?
Adorno n’était pas aveuglé par le marxisme du mouvement ouvrier et n’était pas un socialiste du bloc de l’Est. La lutte des classes n’était pas son repère central ; il était davantage question chez lui d’aliénation, de réification et de fétichisme au cœur de la société, tandis que l’économie ne jouait qu’un rôle marginal. Sa critique du fétichisme est cependant à reprendre aujourd’hui sur le plan économique également, sans pour autant adopter son recours primitif à l’« échange » comme forme de base du capitalisme. Il faut bien davantage reprendre la contradiction en procès et le travail abstrait/l’activité de soin d’après la théorie de la (sur)valeur-dissociation comme noyau de la socialisation capitaliste-patriarcale. Adorno a déjà vu dans le renversement d’Hegel que la totalité est le faux, et plaide par conséquent pour une totalité fragmentée qui doit faire éclater l’hermétisme. Aujourd’hui, nous avons de fait une totalité fragmentée. À l’issue de la postmodernité, on voit cependant que ceci ne débouche pas nécessairement sur l’émancipation, mais sur des guerres (civiles). Quand les différences sont laissées flottantes, comme l’avait anticipé théoriquement le post-structuralisme, cela conduit, en lien avec les processus matériels de paupérisation de l’« effondrement de la modernité » (Robert Kurz), à la barbarie. Comme cela a déjà été dit, Adorno ne traitait jamais abstraitement de différences en soi ; chez lui, la non-identité était toujours poursuivie dans le contexte d’un capitalisme total et de sa pensée réifiante. La pensée positiviste de la différence dans la postmodernité correspond, de façon inversée, à une pensée classique de la modernité de l’identification et de la classification. Il faudrait alors faire valoir la reconnaissance du non-identique comme condition préalable à une autre société, sans pour autant la laisser dans l’abstraction, et cela veut dire aussi ne pas valoriser chaque différence barbare, mais aussi ne pas faire de l’identique-spécifique à soi un étalon de mesure. Dans cette perspective, la continuation des idées d’Adorno est tout à fait actuelle. Un appel renouvelé à Lénine et à un marxisme du mouvement ouvrier, comme on peut l’observer encore aujourd’hui, est encore bien loin de cela et essaie dans l’urgence de réveiller un vieux modèle enterré depuis longtemps.
7. D’un autre côté, vous avez dû prendre du recul par rapport à la pensée d’Adorno, en particulier par rapport à la confusion entre le non-identique chez Adorno et votre propre concept de « dissocié ». Pouvez-vous expliquer cette différence ?
Adorno a certes déduit de l’échange une critique de la logique de l’identité. Mais ce qui est primordial n’est pas simplement que le tertium comparationis – abstraction faite des qualités – soit le temps de travail social moyen, le travail abstrait qui soutient en quelque sorte la forme d’équivalence de l’argent ; c’est plutôt que celui-ci a besoin de déconsidérer et d’exclure ce qui est connoté comme féminin, à savoir le « travail ménager », le sensuel, l’émotionnel, l’équivoque, ce qui n’est pas concevable clairement avec des moyens scientifiques. La dissociation du féminin ne coïncide donc aucunement avec le non-identique chez Adorno. Car précisément, l’objet « particulier » du rapport entre les sexes, qui est également un rapport social, aurait besoin à présent d’un « concept » à un niveau théorique fondamental ; car ce rapport et « le féminin » étaient typiquement considérés comme un domaine obscur qui existait pour ainsi dire en contradiction avec le conceptuel. Il serait relativement absurde de qualifier de non-identique la moitié de l’humanité, toutefois, et précisément de ce fait, la forme de pensée du non-identique résulte de cette structure fondamentale. Ainsi, avec la valeur-dissociation, la forme de pensée de la logique de l’identité est posée comme rapport social-constituant fondamental, et non pas seulement l’échange ou la valeur. Par conséquent, la dissociation n’est pas le non-identique. Mais elle est la condition préalable pour qu’une pensée formelle et positiviste, qui fait abstraction des contradictions, des ruptures, etc., de la qualité particulière de la chose concrète et des différences correspondantes, ait pu devenir dominante dans la science et la politique. Ce faisant, il est décisif de partir d’une contradiction en procès modifiée conformément à la théorie de la valeur-dissociation (voir plus haut), qui conduit en définitive au devenir-obsolète du travail abstrait, mais aussi des activités ménagères au sens moderne. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut parler de travail abstrait, quand le capital a commencé à procéder sur ses propres bases, et a emprunté un chemin suivant la logique de la valeur-dissociation. La non-identité est ce qui ne se limite pas au concept, à la structure. Le non-identique ne peut donc pas être défini concrètement de prime abord, car il est lui-même toujours relié au contenu concret et à la chose en soi.
Pour la critique de la logique de l’identité du point de vue de la critique de la valeur-dissociation, cela signifie que les différents niveaux et domaines, et la « chose » elle-même, ne doivent pas seulement être rapportés l’un à l’autre de façon irréductible, mais qu’ils sont à considérer tout autant dans leurs liens « internes » au niveau de la valeur-dissociation comme rapport fondamental brisé et négatif-dialectique de la totalité sociale. Puisqu’elle est toujours consciente de son caractère limité, la critique de la valeur-dissociation, au contraire d’une critique de la valeur fondamentale, va jusqu’à ne pas se poser de façon absolue comme méta-niveau global, sachant aussi reconnaître la « vérité » d’autres niveaux et domaines particuliers. Elle doit ainsi reconnaître par exemple la dimension psycho-sociale et psychanalytique qu’elle ne peut pas concevoir théoriquement à cause de son abstraction nécessaire. Chez Adorno, « la femme » n’est pas le non-identique, mais celui-ci est fondé simplement sur l’échange ; la dissociation du féminin est seulement descriptive, elle n’a pas de statut catégoriel et n’est pas non plus le non-identique.
Suivant une critique de la logique de l’identité déterminée de la sorte, aucune considération linéaire ne peut être soutenue concernant l’analyse du développement capitaliste-patriarcal dans les différentes régions du monde. Ce développement n’a pas eu lieu de la même façon dans toutes les sociétés, y compris dans des sociétés autrefois symétriques du point de vue du genre, qui jusqu’à aujourd’hui n’ont pas totalement adopté le rapport moderne entre les sexes ; il faut toutefois prendre en compte également des rapports patriarcaux construits autrement, auxquels s’est superposé le patriarcat moderne-occidental réifié dans le cadre du développement du marché mondial, sans qu’ils aient totalement perdu leur particularité.
8. Une autre figure de référence de votre pensée est sans aucun doute Karl Marx. Je voudrais poser quelques questions à propos de cette figure : quels sont les défis théoriques les plus importants auxquels se confronte la pensée inspirée de Marx ? Cette question ne fait pas référence au marxisme académique mais à un marxisme qui se comprend comme une critique radicale et actuelle du capitalisme.
Marx est naturellement l’auteur classique de la critique radicale du capitalisme, qui a montré que le capitalisme doit s’effondrer non pas pour des raisons morales mais en raison de sa dynamique objective, sans pour autant en renier les niveaux subjectifs. Les individus reproduisent constamment la dynamique fétichiste qui s’autonomise et finit ainsi par les dominer. Ce faisant, c’est bien sûr la dimension fondamentale de valeur-dissociation dans sa complexité contradictoire qui représente le plus grand défi qui, comme déjà mentionné, ne peut pas être abordé de façon purement économiciste. Marx était un enfant de son temps, on ne peut pas simplement dire « nous devons mettre au point ça et ça chez Marx et après sa théorie est parfaite et nous l’avons mis au point correctement » – au sens de ce qu’il manquait à Marx. La dynamique de la contradiction en procès a conduit, dans sa réalisation historique au plus tard avec la quatrième révolution industrielle de l’industrie 4.0, à rendre visibles des dimensions qui n’étaient pas du tout sur le radar de Marx lui-même : le racisme, l’antisémitisme, l’antitziganisme, la destruction de la nature. Une théorie purement androcentrique de la contradiction en procès doit s’occuper de cela, une dynamique qui a provoqué ces déplacements restés latents pendant longtemps et qui deviennent manifestes aujourd’hui.
Bien évidemment, on trouve pas mal de choses dans l’œuvre marxienne qui attendent la mise au point en question : le problème du rapport entre travail productif et improductif, le taux de profit, le problème de la transformation du prix, etc. qui seraient à étudier encore plus précisément que dans Argent sans valeur de Robert Kurz[10]. Il faut réfléchir à tout cela. Pourtant je ne crois pas qu’on trouve dans la seule focalisation sur des problèmes de ce genre une solution au problème d’une socialisation liée à la valeur-dissociation comme totalité fragmentée. Il est nécessaire de travailler sur les deux, cependant je ne crois pas qu’il soit utile de bûcher Marx à l’extrême et d’avoir encore, à un âge avancé et les cheveux tout blancs, la prétention de sa reconstruction. On ne peut pas se limiter à un procédé de philologie marxiste. On connaît depuis longtemps les limites d’une telle démarche, qui font qu’on ne peut pas attendre d’une lecture minutieuse de Marx un accès à la vérité ultime. Ce qui est primordial et difficile est qu’au sens de la critique de la valeur-dissociation, on ne peut ni mettre dans le même panier la critique de la (sur)valeur et la critique de la dissociation, ni les traiter séparément. Elles sont par conséquent à envisager aussi bien séparées que comme entrelacées dans un rapport négatif-dialectique, ce qui veut dire aussi qu’elles ne peuvent pas exister comme unité logique contrainte.
9. Dans certains de vos derniers textes (« Après Postone »[11], « Fétiche, hourra »[12]) et en référence à Argent sans valeur de Robert Kurz, vous avez, en opposition au fétichisme de la marchandise, commencé à parler d’un fétichisme du capital comme point critique central de la critique pertinente du capitalisme. Pouvez-vous expliciter la différence entre fétichisme de la marchandise et fétichisme du capital ?
C’est évidemment une différence qui s’éloigne complètement d’une lecture androcentrique du Capital de Marx. Mais je veux d’abord vous expliciter la différence dans le contexte de cette contradiction. Le chapitre sur le fétichisme de la marchandise dans le Capital obéit à l’individualisme méthodologique pour des raisons didactiques-méthodiques. Le travail abstrait y est certes évoqué mais n’est pas pris en compte de manière systématique. Les 150 premières pages sont une introduction à la compréhension du capital tel qu’il est saisi par Marx. Il n’y a capitalisme au sens strict qu’à partir du moment où le capital s’est mis à procéder sur ses propres bases, donc depuis la deuxième moitié du XVIIIème siècle. Les interprétations de Marx partent souvent d’une simple forme-marchandise qui doit être la forme cellulaire du capitalisme contemporain, alors que cette forme-marchandise simple n’a jamais existé comme principe de socialisation, même à l’état de niche. Il ne s’agit pas de négliger le chapitre sur le fétichisme de la marchandise. Toutefois, dans ce chapitre, Marx vise le fétichisme du capital qui n’opère qu’à partir d’une densité de socialisation supérieure. La contradiction en procès commence alors seulement à « travailler », et la société à s’autonomiser réellement vis-à-vis des individus, ce qui ne serait absolument pas possible dans l’optique d’une hypothétique production simple de marchandises, car dans ce cas, il s’agirait encore d’une domination personnelle et non pas réifiée. Dans une telle lecture – et uniquement dans celle-ci – l’analyse de la forme-marchandise a alors aussi sa place. Dans ce cadre, Kurz ne critique pas seulement un « individualisme méthodologique » en ce qui concerne la forme-marchandise (« forme cellulaire »), mais aussi en ce qui concerne l’idée du capital, le fétichisme du capital, qui fait du capital individuel le point de départ. « Ce qui dépasse le sujet agissant et constitue le mouvement de valorisation est pourtant la totalité du ‘‘sujet automate’’, l’apriori constitutif et transcendantal qui n’apparaît que dans le capital individuel, mais celui-ci n’est pas catégoriel. Seul le capital total est le mouvement autonome de la valeur, en quelque sorte comme un ‘‘monstre animé’’ qui s’oppose aux acteurs bien que ceux-ci l’engendrent eux-mêmes… selon les mots de Marx, la ‘‘valeur se valorisant elle-même, monstre animé qui se met à ‘travailler’ comme s’il avait le diable au corps’’ »[13]. La concurrence entre les capitaux individuels est une étape centrale entre autres, en tant que médiation nécessaire vers la totalité capitaliste intermédiée en soi. On ne peut pas partir du capital individuel et ensuite agréger ces niveaux à un niveau supérieur.
10. Au sein de la théorie de la valeur, il semble qu’il existe une certaine proximité entre votre pensée et celle de Moishe Postone, qui jouit peut-être d’une plus grande renommée dans l’espace académique sud-américain. Il parle également du travail comme d’un « rapport social » spécifiquement capitaliste. Quels sont les liens et les différences entre votre approche et celle de l’auteur nord-américain ?
La pensée de Postone a de très nombreux points de superposition avec une ancienne critique de la valeur, ma critique à son encontre est justement la même que pour l’ancienne critique de la valeur, à savoir qu’il n’admet pas la valeur-dissociation comme rapport fondamental mais argumente de façon réductrice avec la théorie de la valeur. Mais même au sein de la théorie de la valeur, Postone ignore la théorie de la crise. Selon lui, la conséquence n’est pas que le travail abstrait devient obsolète, mais il part de l’idée d’un éternel retour du même ; quand des postes de travail sont liquidés, d’autres émergent par ailleurs. À vrai dire, ceci est impossible quand on pense la « contradiction en procès » de façon cohérente jusqu’au bout. De plus, le travail dans le capitalisme n’est pas simplement un « rapport social » mais une « substance abstraite-matérielle » comme l’appelle Robert Kurz[14]. Et dans ce contexte, le travail abstrait est la courroie interne de la socialisation capitaliste.
Fondamentalement, c’est la forme-capital qui est alors le véritable point de départ de l’analyse du capital, et pas juste la forme-marchandise comme c’est le cas chez Postone (voir plus haut). Chez Robert Kurz, les choses sont formulées comme suit : « À condition de cette totalité apriorique, la production est déjà unité de travail ‘‘concret’’ et ‘‘abstrait’’, et au final unité de produit matériel et forme d’objet de valeur. Ce qui est socialement ‘‘valable’’ dans le travail ‘‘concret’’ est seulement son aspect de travail ‘‘abstrait’’ en tant que dépense d’énergie humaine de travail ou de vie (nerf, muscle, cerveau). Travail ‘‘concret’’ et ‘‘abstrait’’ ne relèvent alors pas de deux sphères séparées l’une de l’autre, mais sont des aspects de la même logique qui gagne toutes les sphères, mais qui en même temps n’accorde une validité au côté concret qu’en tant que manifestation de l’abstraction (réelle). Pour cette raison, le produit n’est à nouveau ‘‘valable’’ socialement pour sa part qu’en tant qu’objet de représentation de cette substance réelle-abstraite comme forme d’objet de valeur »[15]. Dans ce contexte, le « travail » ne s’est véritablement constitué que sous le capitalisme et peut et doit être aboli. Chez Postone en revanche, la notion de travail est changeante. Il y a tout à fait des endroits chez lui où il ontologise le travail. Autant un travail (concret) ne peut guère être ontologisé, autant il faut insister sur une substance abstraite-matérielle du travail social que Postone – et il se montre ici contradictoire – voit certes comme « créateur de valeur », avant de déterminer toutefois cette valeur comme rapport social, et de s’appuyer dans ce cadre seulement sur une dialectique de travail « concret » et « abstrait ».
Ce faisant, la survaleur chez Postone est principalement une émanation de la valeur (comme c’est en partie le cas pour une ancienne critique de la valeur) ; dans une nouvelle critique de la valeur(-dissociation), elle est une étape indispensable de l’auto-valorisation de la valeur ; sans elle, un travail abstrait en tant que fin en soi tautologique n’aurait pas de sens et une « contradiction en procès » serait impossible. Elle existe certes chez Postone, mais constitue une étape secondaire. Et bien sûr, les activités de soin, qui sont accomplies surtout par des femmes, ne font l’objet d’aucune considération systématique chez Postone. Une crise du care dans le contexte d’une crise fondamentale générale du système capitaliste-patriarcal global n’est donc plus perceptible chez Postone, le rapport entre les sexes et la valeur-dissociation ne se réduisant pas, pour le dire encore une fois, à la dimension du care.
11. Quand on prend en considération les racines marxistes et critiques-théoriques de votre pensée, la théorie de la valeur-dissociation a-t-elle d’après vous la potentialité d’être une théorie critique du présent ? Comment évaluez-vous cette potentialité ? Comment voyez-vous le rapport entre théorie et politique ?
Longtemps, la critique de la valeur(-dissociation) fut, avec sa thèse d’une fin du capitalisme, du patriarcat capitaliste, présentée comme absurde par l’establishment de gauche dominant ; aujourd’hui un courant de gauche mainstream part du principe de la fin du capitalisme, même si c’est le plus souvent pour ensuite le sauver de lui-même (comme chez Varoufakis par exemple). La politique est vue comme un salut au lieu de cesser de se voiler la face et de voir qu’elle est, avec le capitalisme, elle-même arrivée à son terme. Elle n’est que la pure gestion du fétichisme prenant la forme d’une volonté générale. Sur le plan politique-pratique, il s’agit de se retourner contre le nouveau fascisme, mais sans faire abstraction de ses racines androcentriques-démocratiques.
12. Dans l’esprit de la dernière question, et en tenant compte de vos travaux sur l’individualisation postmoderne et de leur écho théorique, pensez-vous que leur importance et leur impact se sont affaiblis en raison de la profonde crise actuelle ? Quel rôle ont eu les théories de l’individualisation (différence vs. inégalité) dans les dernières décennies ? Par quelles autres formes de subjectivation et de théories peuvent-elles être remplacées ?
Je pense qu’au cours des dernières années, même dans les pays dits en développement, une individualisation de prospérité, sponsorisée par l’État social, s’est transformée en une individualisation de paupérisation hors de contrôle. La perspective de la différence (acceptée) coïncida encore longtemps avec cette individualisation de prospérité – finalement celle-ci coïncida également avec une orientation de lifestyle individuelle. Quand simultanément, les classes moyennes sont menacées par le déclin, la dimension d’inégalité est vite mobilisée et une classe de travailleurs condamnée à l’obsolescence et le prolétariat sont invoqués, en particulier quand il s’agit de l’homme occidental déclinant, pauvre et digne de pitié. Les vraies classes pauvres/« prolétaires » se construisent aujourd’hui sur « race » et genre, le « juif » menant le monde au bord du gouffre et tirant les ficelles dans les théories du complot, le « tzigane » représentant le grade le plus bas en tant qu’asocial de race étrangère. Là-dessus, je peux répondre seulement avec ma critique de la valeur-dissociation éternellement paradoxale. Je ne peux élucubrer aucune nouvelle forme de subjectivation en tant qu’individu théorique, celle-ci doit procéder de la dynamique de la valeur-dissociation qui en tant que dynamique fétichiste connaît depuis toujours la dialectique de la logique de l’action et de la structure, la seconde ayant la prépondérance. La dynamique du Tiers-monde et la peur de l’asocialité se répercutent à présent sur les membres du premier monde et les classes moyennes. Les disparités sociales et économiques doivent à présent être traitées au-delà d’une pensée traditionnelle de la lutte des classes. La « classe » au sens marxien n’est pas une catégorie signifiante dans le patriarcat déclinant d’aujourd’hui. C’est une page de l’histoire. Le discours contemporain sur les travailleurs et le prolétariat, qui auraient conduit Trump et les droites au pouvoir, est au mieux un terme de bataille politique, qui au temps de l’industrie 4.0 et d’une société mondiale globalisée n’est même pas utile à une définition sociologique de la structure sociale. Les situations d’inégalités sociales et économiques ne peuvent pas être surmontées avec de telles conceptualisations.
13. Je souhaiterais à présent revenir au féminisme. Comment évaluez-vous la situation actuelle du féminisme académique ? Même si des textes qui soutiennent une perspective critique de l’économie gagnent à nouveau du terrain, ils cohabitent avec la revitalisation des discours sociologiques ouvrant la voie à ce qu’on appelle la « quatrième vague féministe ». Par ailleurs, les études de genre bénéficient encore d’une grande attention. Que dites-vous de cette situation ?
Le problème, c’est juste que la critique de la valeur-dissociation n’est pas prise au sérieux en tant que logique fondamentale et qu’on ne part pas d’une totalité fragmentée d’une façon négative-dialectique, mais qu’on se base seulement sur une compréhension sociologiste de la socialisation. En Allemagne, la tentative a déjà été faite à l’université de recourir à ma théorie de la valeur-dissociation d’une façon explicitement sociologique et politologique. D’un autre côté, il y a aussi des efforts, principalement extra-universitaires, pour adopter des étapes centrales de la critique de la valeur-dissociation dans des groupes théoriques féministes extra-universitaires. Je ne peux qu’évoquer ceci et pas l’exposer plus précisément. Dans l’ensemble, la critique de la valeur-dissociation, de même d’ailleurs que la simple critique de la valeur, est morcelée dans l’université allemande. J’espère bien entendu que la critique de la valeur-dissociation s’élargira et ce, au-delà d’un establishment universitaire et de cénacle, qui existe depuis longtemps, et que la contestation s’élève à l’intérieur des universités et des milieux de gauche contre les structures, les méthodes et les contenus somnolents des organisations qui évoluent sur les sentiers battus et ne veulent rien tolérer d’autre.
14. Dans la mesure où la crise augmente le nombre des sujets monétarisés mais qui n’ont pas accès à l’argent, des formes de féminisme dont le centre de gravité est le soin (« care work ») se propagent : revalorisation de la maternité, redécouverte du féminin comme « l’autre » du capitalisme, retour à des liens communautaires, à une certaine immédiateté, etc. Comment devons-nous comprendre ces approches dans le cadre de la décomposition sociale dans laquelle nous nous trouvons actuellement (voir plus haut) ?
J’ai déjà dit que la valeur et la dissociation sont reliées dialectiquement l’une à l’autre, l’une est conditionnée par l’autre. Il s’ensuit que la dissociation peut être pensée comme abstraction séparée de la valeur, non pas comme quelque chose de meilleur, comme cela est conçu dans maintes approches de gauche et féministes. À l’heure de la décomposition sociale, le besoin d’un monde d’antan, intact et imaginaire, se réveille. Dans un monde globalisé, hautement complexe et considérablement équipé technologiquement, on voudrait, quand les conditions de vie deviennent justement précaires et que même les classes moyennes sont menacées par le déclin, des structures transparentes. C’est alors que s’élève un appel à la femme en tant que mère, en tant qu’intendante de crise bienveillante (« Marie étends ton manteau, fais-en notre défense et notre protection » comme on peut l’entendre dans un ancien chant religieux catholique). Comme je l’ai déjà dit, les femmes des bidonvilles du Tiers-monde sont souvent, dans la vie immédiate, les intendantes de la crise et doivent assurer l’argent et la (sur)vie. Il s’agit d’une erreur totale quand ce phénomène est perçu comme une émancipation dans des milieux de gauche et féministes ; ce type de tendances est bien plus susceptible d’être accaparé de façon autoritaire par une gestion de crise au profit d’un prétendu maintien interventionniste du statu quo. Une fausse immédiateté peut alors coûter cher à des intentions de gauche et féministes qui fantasment là un espace de confort. On ignore alors la nécessité d’une perspective planifiante, qui n’impose pas simplement des objectifs venus d’en-haut comme dans le socialisme du bloc de l’Est, mais qui, pour le dire dans les termes d’une théorie systémique, place l’ensemble du système et les systèmes parcellaires dans un rapport raisonnable les uns aux autres. En outre, une reprise des anciens rôles genrés et une orientation communautaire convergent avec de nouveaux besoins de conformité et de normalité à gauche/dans le féminisme qui se font encore passer pour contestataires dans tout leur conformisme conservateur, et représentent ainsi du pain bénit pour les politiques populistes transversales.
15. Que peut-on apprendre des femmes des pays périphériques du capitalisme si l’on veut remédier aux processus de décomposition sociale qui s’abattent sur nous avec l’effondrement de la modernité ? Que révèlent les éventuelles différences de l’asynchronisme de la valeur-dissociation et de sa tendance de développement ?
Il serait une erreur totale de croire, après ce qui a été dit précédemment, que dès lors que les femmes du Tiers-monde sont responsables, dans les bidonvilles, de l’argent et de la (sur)vie, elles seraient valeureuses et fortes, et qu’on devrait les prendre pour modèles. Que les femmes doivent être des poules aux œufs d’or du capitalisme patriarcal n’a rien à voir, mais alors rien du tout, avec l’émancipation. Il n’est pas vrai non plus que la femme au foyer et la mère des pays occidentaux soient le modèle progressiste pour le Tiers-monde également, comme on l’a longtemps pensé. Le mode d’existence de crise des femmes dans le cadre des tendances à la destruction du patriarcat capitaliste est bien plus un mauvais présage pour les femmes dans les pays dits « développés » également. Dans ce genre de situation, être une femme est une malchance, pas une chance. Les poches de protection sociales-étatiques sont certes encore un peu plus importantes par exemple en Allemagne que dans le « Tiers-monde ». Toutefois, la crise gagne toujours plus de terrain, traversant l’Europe du Sud (Grèce, Espagne, Italie, etc.) vers les centres européens. La poursuite du déclin des classes moyennes fera que les femmes n’auront plus, comme par le passé, les moyens de s’offrir une aide ménagère ou médicale venue par exemple d’Europe de l’Est, mais elles devront se charger elles-mêmes de ces activités, tout en devant assumer simultanément encore plusieurs boulots supplémentaires. Parallèlement, les hommes n’occupent plus le rôle de soutien familial et ne se sentent donc plus responsables de la famille et de la progéniture. Depuis longtemps, les institutions érodent la famille et le travail de subsistance dans les pays du centre également ; ce phénomène se renforcera encore davantage avec l’industrie 4.0 et la progression de la robotisation et de l’abstractification.
Dans ce contexte, les femmes doivent faire en quelque sorte le travail social en tant qu’intendantes de crise, et les hommes être autoritaires et faiseurs d’ordre au sens carl-schmittien du terme, pourrait-on dire de façon un peu caricaturale. Qu’il y ait également quelques figures féminines de dirigeantes à droite n’a aucune incidence sur ce point ; cela montre seulement que la valeur-dissociation est un rapport fondamental, en ne réduisant pas les individus à des modèles culturels, et dans lequel les femmes aussi peuvent être, ou plutôt sont, (co-)responsables.
16. Vous avez également mis au point des apports importants à la théorie de l’antisémitisme et du racisme comme solutions erronées aux crises capitalistes. A la lumière du regain xénophobe et nationaliste en Europe (AfD, Front national, victoire électorale de Donald Trump aux États-Unis, etc.), ces phénomènes sont sans aucun doute d’actualité. Comment peut-on remédier à la recrudescence de la xénophobie et du racisme depuis la perspective de la théorie de la valeur-dissociation ?
Un vaste mouvement antifasciste est en tout cas nécessaire. Toutefois, on ferait fausse route en versant dans un démocratisme de carnaval unanimiste. Car la démocratie est elle-même le berceau d’où émergent l’antisémitisme, l’antitziganisme, le racisme et aussi le sexisme et l’homophobie. C’est ce fameux peuple, ce demos qui a élu majoritairement Trump par exemple. C’est pourquoi on ne peut pas se référer simplement à une démocratie idéalisée qui en grande partie signifie elle-même l’exclusion. Les travaux et les considérations historiques post-coloniaux par exemple témoignent de cela de façon éloquente. Je ne veux en aucun cas contester à Obama que son intention était réellement d’avoir raison de ces mécanismes d’exclusion. Mais de facto, il a expulsé davantage de migrants que tous les présidents américains avant lui et il a exécuté cela avec un speech humain sur la démocratie. À présent, Trump ne fait plus dans la langue de bois. Il dit dans toute leur dureté les choses telles qu’elles sont. L’État et la démocratie sont des institutions dédiées à la régulation de rapports fétichistes qui déraillent un peu plus chaque jour. Désemparé, on en appelle a fortiori à des rapports de pouvoir garantis par des « hommes forts ». Non seulement les développements juridiques actuels ne doivent pas être compris comme situés au-delà de la démocratie, en tant que rupture civilisationnelle, mais ils en font eux-mêmes structurellement partie, partie intégrante du « processus de civilisation » lui-même.
À présent, ce processus de civilisation apporte également avec lui les formes de conscience correspondantes. On hypostasie à travers un point de vue positiviste, même dans la science, une perspective sur de soi-disant « données », « faits » et de prétendues « certitudes » du quotidien. La critique de la « post-vérité » de Trump, etc., se réfère elle-même simplement à cet état de « fait » fondamental. En considérant les choses d’une façon superficielle, on perçoit alors les autres, dans la « projection pathique », comme responsables de sa propre malchance.
La vision positiviste n’est d’ailleurs aucunement limitée à la seule culture dominante. Les féministes égalitaristes et les féministes multiculturalistes, les homosexuels et les islamistes s’affrontent aujourd’hui depuis des points de vue d’indignations particulières ; il y a des homosexuels de droite et des féministes conservatrices, etc. Le problème entre les Turcs et les Kurdes existe depuis longtemps, différents courants de l’islamisme s’affrontent tout autant, etc. Ceci montre aujourd’hui l’omniprésence d’une concurrence générale qui résulte de la logique de la valeur-dissociation en procès. Il y a aujourd’hui des tendances à une « barbarie multiculturelle », comme l’a dit un jour Robert Kurz. On s’emploie à fixer de diverses façons les identités individuelles et collectives au lieu de voir qu’elles sont elles-mêmes, de même que les combats qui les concernent, le résultat de la forme capitaliste-patriarcale.
Il est primordial de faire comprendre qu’une vision extérieure à ce niveau global mène à la barbarie. Cela ne signifie pas ignorer les particularités, les spécificités, l’individualité qui renferment aussi des identités hybrides, pourvu que l’on pense toujours simultanément ces dimensions comme fluides.
Tout cela doit être mis en relation avec la forme de la valeur-dissociation comme rapport de socialisation dominant, même quand ces dimensions ne s’y réduisent pas et représentent autre chose. Dans ce sens, il s’agirait aussi de parvenir à un nouvel universalisme, au-delà de l’universalisme des Lumières dont l’exclusion est déjà partie prenante en soi.
Même dans de vastes mouvements « antifascistes », on peut en venir à des situations critiques graves qui reproduisent ce que ces mouvements aspirent à déjouer. Pour cette raison, il faut considérer, du point de vue de la critique de la valeur-dissociation, avec qui on peut s’allier et avec qui on ne peut pas. Il n’existe aucune recette pour cela. Il est cependant primordial de toujours garder une distance réflexive qui ne se joigne pas à des impulsions antifascistes bon marché, qui sont elles-mêmes traversées par la barbarie. En Allemagne, cela valait depuis la chute du mur par exemple pour les anti-impérialistes/antinationaux d’un côté et les anti-allemands de l’autre, mais même là, les lignes de front semblent ne plus être aussi claires et cela aboutit parfois à d’étranges décalages idéologiques. Mais je ne peux pas détailler cela davantage ici. Ce type de vision globale doit être mis en avant dans un mouvement antifa plus que nécessaire, qui ne peut pas être seulement initié par la critique de la valeur-dissociation, mais doit agir de lui-même, faute de quoi une invective de la valeur-dissociation externe et volontariste n’aurait aucun sens non plus. Là-dessus, une règle générale est de ne jamais s’associer aux mouvements populistes transversaux et de ne pas leur faire la moindre concession. Syriza, Podemos ou aussi « Die Linke » en Allemagne par exemple, qui poursuivent seulement des objectifs internes au système et réformistes, ne sont, comme chacun sait, aucunement immunisés contre cela. D’emblée, une perspective émancipatrice critique de la valeur-dissociation se situe au-delà. Aucun faux compromis, même si on est alors renvoyé à soi-même. En particulier, même une perspective critique de la valeur, qui promeut les petits réseaux, une économie solidaire, la décentralisation partiellement couplée à des tendances open source, portés entre autres par les nouvelles technologies, et qui fait de plus en plus parler d’elle depuis la scission de Krisis, me semble être dangereuse ; d’un autre côté aussi des tendances nouvelles-anciennes, qui dans une euphorie technique apologique du progrès, dans l’esprit d’un marxisme traditionnel, espèrent la solution à tous les problèmes en investissant le futur, comme par exemple dans l’accélérationnisme et un réalisme spéculatif qui espère la conquête d’autres planètes grâce à une mission extra-terrestre.
Traduit de l’allemand par Sarah.
Roswitha Scholz est l’auteure en français de :
- Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019.
- Simone de Beauvoir aujourd’hui. Quelques annotations critiques sur une auteure classique du féminisme, Lormont, Bord de l’eau, 2014.
[1] Le terme « K-Gruppen » (« groupes K » pour « Kommunist ») désigne les nombreuses organisations qui ont vu le jour en Allemagne occidentale à la suite du déclin du mouvement étudiant dans les années 1960, et qui se réclamaient du communisme. Les K-Gruppen ont joué un rôle significatif dans la Nouvelle gauche allemande surtout dans la première moitié des années 1970 (ndlt).
[2] En Allemagne, les écoles de la seconde chance (« zweiter Bildungsweg ») permettent d’aller au lycée à l’âge adulte (ndlt).
[3] On retrouvera en français une critique de cet existentialisme sartrien/beauvoirien dans Roswitha Scholz, Simone de Beauvoir aujourd’hui. Quelques annotations critiques sur une auteure classique du féminisme, Lormont, Bord de l’eau, 2014 (Ndlt).
[4] Voir « La valeur, c’est le mâle. Thèses sur la socialisation par la valeur et le rapport de genre », dans R. Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019 (Ndlt).
[5] Cette scission aura lieu en 2004 (Ndlt).
[6] Robert Kurz, Die Antideutsche Ideologie. Vom Antifaschismus zum Krisenimperialismus : Kritik des neuesten linksdeutschen Sektenwesens in seinen theoretischen Propheten, Unrast Verlag, 2003 (Ndlt).
[7] Scholz renvoie au texte « Die Krise des Tauschwerts » [La crise de la valeur d'échange] (Ndlt).
[8] Paru en français dans Le sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Editions Crise et critique, 2019 (Ndlt).
[9] Disponible sur : < http://www.palim-psao.fr/article-theorie-de-la-dissociation-sexuelle-et-theorie-critique-adornienne-par-roswitha-scholz-122321385.html > (Ndlt).
[10] Robert Kurz, Geld ohne Wert, Horlemann Verlag, Berlin, 2012 (Ndlt)
[11] Roswitha Scholz, « Nach Postone », in Exit!, n°12, Horleman, 2014 (Ndlt).
[12] Roswitha Scholz, « Fetisch Alaaf », in op. cit. (Ndlt).
[13] Robert Kurz, Geld ohne Wert, op. cit., p. 178.
[14] On peut renvoyer à Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L’Echappée, 2019 (Ndlt).
[15] Robert Kurz, Geld ohne Wert, op. cit., p. 204.