POPULISME HYSTÉRIQUE
Confusion des sentiments bourgeois et chasse aux boucs émissaires
Robert Kurz, mai 2001
Le jeu de société le plus populaire, c’est la chasse aux boucs émissaires. Quand un grand ratage a eu lieu, la faute en incombe, dans la plupart des cas, non pas à la chose même mais aux personnes. Jamais ce ne sont des objectifs hybrides, des rapports sociaux destructeurs ou des structures contradictoires que l’on tient pour responsables, mais toujours le manque de volonté des sujets, leur incapacité, voire leur mauvaise volonté. Il est tout de même plus facile de couper des têtes que de renverser des rapports existants et de changer des formes sociales.
L’idéologie libérale va dans le sens de cette tendance spontanée qu’a la conscience non réflexive à résoudre les problèmes en faisant porter le chapeau à des individus : c’est qu’elle a fondamentalement subjectivisé la question des causes des problèmes sociaux. L’ordre dominant du système social a été élevé par elle au rang d’une loi de la nature qui serait au-dessus de toute évaluation critique. La responsabilité de toute expérience négative ne peut donc toujours retomber que sur les individus dans leur cadre de vie immédiat. Ainsi, chacun est personnellement responsable de ses propres souffrances et infortunes, et cela vaut pour toute crise sociale et toute catastrophe, qui ne peuvent être causées que par des individus ou des groupes subjectivement coupables. Jamais le système en soi ne peut être coupable ; c’est toujours quelqu’un qui a commis une faute, voire un crime.
Ce type de réflexion est profondément irrationnel, mais il est un soulagement pour la conscience, qui peut ainsi se dispenser de soumettre ses propres conditions d’existence à un examen critique. Des problèmes essentiellement impersonnels de structure sociale et de développement social se voient par là identifiés à des individus particuliers, à des groupes sociaux, etc., ou sont symboliquement transférés sur eux. L’Ancien Testament décrit ce mécanisme comme celui du « bouc émissaire » sur lequel la société déplace symboliquement ses péchés avant de l’envoyer dans le désert. Cette technique de la personnification superficielle des problèmes et des désastres peut suivre deux voies.
La première consiste à montrer du doigt les individus appartenant aux groupes ou institutions en question. Soit la base accuse les dirigeants et les organes dirigeants d’être des imbéciles incompétents, soit ceux-ci inversent les rôles et accusent la base d’être inefficace, de ne pas vouloir faire d’effort, etc. Dans la politique moderne, ce mécanisme de désignation du coupable est en quelque sorte le principe même de son fonctionnement. La foule insulte les politiciens, et les politiciens la foule. De la même manière, aucun parti d’opposition n’attribue, comme on sait, les problèmes sociaux au système politique en tant que tel et au mode de production sur lequel ce système est fondé, mais toujours au fait que ce sont ses adversaires qui tiennent actuellement les rênes du pouvoir et que leur politique est « mauvaise ».
La deuxième méthode est encore beaucoup plus irrationnelle et dangereuse. Ici, les difficultés sociales sont généralement projetées sur un ou plusieurs groupes de personnes qui symbolisent alors le « mal absolu » et qui doivent servir ainsi de figure d’ennemi public universel. Toutes les idéologies (qui, selon Marx, représentent toujours une « fausse conscience », c’est-à-dire une image déformée de la réalité) utilisent, d’une manière ou d’une autre, de telles figures pour personnifier l’ennemi public. Si le libéralisme en tant qu’idéologie première se montre relativement pragmatique dans sa recherche des coupables, privilégiant tantôt tel trait de caractère tantôt tel autre (par exemple, les « revendications déraisonnables » et la paresse des pauvres, la « mauvaise éducation » des criminels, etc.), les doctrines ultérieures auxquelles il a donné naissance se sont polarisées sur une vision unidimensionnelle de l’ennemi. La plus pernicieuse et la plus grave de ces obsessions sociales est assurément l’antisémitisme moderne, qui atteignit son apogée dans l’extermination des Juifs par les nazis.
Le contraire de cette recherche irrationnelle du coupable serait une critique sociale émancipatrice qui viserait non pas des individus ou des groupes particuliers, mais qui entendrait transformer les formes dominantes de la reproduction sociale et des rapports sociaux. Et de ce point de vue c’est, sans aucun doute, la théorie de Marx qui détient toujours les plus grand potentiel critique. Il est vrai que la pensée du mouvement ouvrier (qui depuis a atteint ses limites) restait fondamentalement personnifiante en recherchant les causes des contradictions sociales non pas dans les lois de fonctionnement aveugle du système moderne de production marchande, mais d’abord dans une espèce de « volonté d’exploitation » commune imputée aux « propriétaires privés des moyens de production ». Ironie de l’histoire, cette réduction de la critique est précisément due à l’héritage de l’idéologie libérale dans le marxisme du mouvement ouvrier, idéologie libérale qui ramène tous les problèmes à de simples rapports de volonté. Il n’en reste toutefois pas moins que la théorie de Marx contient aussi l’accès à une « critique du système » plus radicale, une critique digne [de] ce nom et qui ne confond pas plus la crise de la structure avec la « mauvaise volonté » de certains individus ou de certains groupes sociaux.
Cependant, après l’effondrement du « socialisme réellement existant » et l’avancée triomphale de l’idéologie néolibérale, la critique sociale n’a pas été développée dans cette direction, mais [est] presque partout réduite au silence. Plus que jamais le système social et sa structure sont devenus tabous. Mais quand la forme dominante des rapports sociaux apparaît comme si elle était au-dessus de toute critique et que les problèmes sociaux ne cessent de s’aggraver, alors la voie est libre aux théories de la conspiration. Il n’est donc guère étonnant qu’au cours des vingt dernières années et parallèlement au déclin du marxisme, on ait assisté à un fort regain de toutes sortes d’idéologies racistes et antisémites, qui cherchent à expliquer la misère du monde par différentes personnifications du Mal.
Même dans le centre officiel des sociétés démocratiques, on se met en chasse de boucs émissaires, et ce d’une façon de plus en plus éhontée. En Allemagne, le livre intitulé Nieten in Nadelstreifen [Tocards en costard-cravate] du journaliste économique Günter Ogger est devenu un best-seller parce qu’il présente les managers allemands comme des incapables, rendant leur incompétence collective responsable des problèmes socio-économiques croissants. En fait, les sauveurs et les héros d’aujourd’hui ne sont que les perdants et les accusés de demain. Certains médias sont allés jusqu’à publier des hit-parades qui présentaient les « gagnants et perdants de la semaine » – dans la politique et dans les affaires, dans le sport et dans le show-biz. Le jeu de chaises musicales va bon train : c’est au rythme des crises, faillites et banqueroutes que des « individus personnellement responsables » sont contraints de démissionner et remplacés par des nouveaux qui ne font pas mieux.
Mais ce n’est pas en sacrifiant quelque pion, voire le roi, qu’on parviendra à dissiper le sombre pressentiment d’une menace universelle ; celui-ci cherche une expression plus large et engendre des spectres. Les sociétés occidentales, désormais incapables de se penser de façon critique, ont accouché d’anonymes figures mythiques afin de symboliser le Mal insaisissable de leur propre structure.
L’une de ces figures mythiques du négatif est le terroriste. Plus les attaques à la bombe perpétrées par les désaxés et les frustrés, les divers croisés, les combattants de Dieu ou les gangs mafieux sont mystérieuses et arbitraires, plus elles ressemblent, par leur caractère aveugle, à l’impersonnelle « horreur économique ». Il y a longtemps que les frontières entre les groupes terroristes, l’administration étatique et les services secrets sont devenues floues. Quand la société démocratique se regarde dans le miroir, c’est l’image du terroriste qu’elle aperçoit. Et c’est précisément pourquoi le terroriste, en tant que personnage obscur et spectral, fait si bien l’affaire quand, dans la « société des bons citoyens », il s’agit d’extérioriser le Mal sous la forme de l’image abstraite de l’ennemi. Le mécanisme de projection qui préside à cela agit comme un miroir inversé : tout comme le terroriste idéologiquement motivé voit les maux du capitalisme s’incarner dans l’existence concrète des élites de fonction, le politicien démocratique explique l’insécurité sociale par la « menace terroriste ». Les deux côtés, terroristes et services de sécurité, procèdent à l’« élimination » proprement physique des individus pour ensuite exhiber, dans la noble « terreur de la vertu » (Robespierre), les cadavres, publiquement, comme des trophées. L’existence des terroristes (qu’elle soit réelle ou imaginaire) est désormais devenue la condition de légitimation du monde démocratico-libéral.
Très semblable est le mythe du spéculateur tel qu’il a commencé à se répandre dans les années 1990, en même temps que gonflait la bulle financière globale. Comme on sait, le discours de haine sourde qui s’attaque aux gains spéculatifs n’est pas loin de l’antisémitisme qui identifie les Juifs aux aspects négatifs de l’argent. Si ce mythe s’est vu personnifié sous les traits d’un Georges Soros, il représente en même temps une menace anonyme : se sentant entrer en obsolescence, la société de travail capitaliste projette son problème sur un agent du Mal censé causer la ruine de l’« honnête travailleur ». Plus il devient clair que le travail est en train de s’autoéliminer et que l’ère spéculative n’en est qu’une conséquence, plus impérieux se fait le besoin de l’agent mythique qui serait à l’origine de ce processus. Que cette explication irrationnelle naisse dans la tête de gens qui ont perdu leurs dernières économies en boursicotant, c’est là presque la condition préalable pour que la projection prenne forme. Après le krach des « nouveaux marchés », les médias ont créé l’image du « petit porteur floué » victime de sinistres puissances financières qui tirent les ficelles dans les coulisses.
À côté du terroriste et du spéculateur, on a vu apparaître, ces dernières années, comme aggravation de la projection irrationnelle, une nouvelle figure mythique du Mal : le pédophile. Aucune invocation magique du diable ne peut se passer d’une composante sexuelle. Ainsi, parallèlement à la « triche aux aides sociales » commise par des fraudeurs sociaux (de préférence d’origine étrangère), les abus sexuels sont devenus un sujet à la mode. On aura peine à trouver le thérapeute qui ne chercherait pas à faire croire à ses clients qu’ils ont été sexuellement abusés pendant leur enfance. Jusqu’à présent, la classification de « méchant tonton » reste encore vague, mais là encore la parenté avec l’antisémitisme saute aux yeux : de même que les nazis ont affirmé que c’étaient les Juifs qui transformaient les hommes en marchandises, de même ils ont présenté la figure du juif comme celle d’un monstre lubrique courant après les filles et les enfants innocents de telle ou telle culture majoritaire.
Sur ce plan également, il faut que la société officielle puisse ériger un de ses aspects en symbole du Mal. Depuis toujours, la plupart des crimes sexuels dont les victimes sont des enfants on été commis en famille. Et l’on sait que le tueur d’enfants belge Dutroux a livré ses victimes aux notables comme objets du désir. Que, d’une manière générale, la société capitaliste n’aime pas les enfants, est un fait établi depuis longtemps. En même temps, elle est aussi restée fondamentalement ennemie du désir. Le slogan soixante-huitard de la « libération sexuelle » n’a conduit qu’à une sexualisation abstraite des médias et de la publicité (les protagonistes étant incapables de dépasser les formes sociales dominantes), tandis que la vie sexuelle réelle des individus marchands est plus misérable que jamais.
L’effet produit par la présentation du délit sexuel est d’autant plus haineuse et pernicieuse qu’elle est la symbolisation irrationnelle de contradictions sociales. Ici, toute différence dans les phénomènes réels est gommée pour réveiller les démons du pogrome. Ainsi, lorsqu’on discutait de la sexualité au cours des années 1970, la tension érotique entre des individus mûrs et des adolescents, comme l’avait présentée un Vladimir Nabokov dans Lolita ou un Thomas Mann dans La Mort à Venise, était encore acceptée comme une variante dans l’éventail des comportements sexuels telle qu’elle existe dans nombre de civilisations (à condition d’être consentie et affectueuse). Aujourd’hui, la mise en scène médiatique du « sens moral » populaire identifie cet aspect de l’érotisme à la prostitution enfantine, au viol ou à l’assassinat des jeunes enfants par les délinquants sexuels.
Le désir légitime de dénoncer et de combattre la violence masculine contre les femmes et les enfants (problème qui va s’exacerbant dans un monde en crise) se retourne en son contraire pour devenir un outil visant à diaboliser les phénomènes au lieu de les critiquer et de mettre fin aux agissements des criminels. La manie projective va jusqu’à estampiller des enfants comme pédophiles : aux USA, un jeune de 18 ans qui s’était enfui avec sa copine de 14 ans fut conduit menotté devant les juges. Même chose pour ce garçon de 11 ans qu’une voisine coincée avait surpris jouant innocemment au docteur avec sa demi-sœur âgée de 5 ans.
Ces figures mythiques du Mal sont nécessaires pour décharger de manière irrationnelle et antiémancipatrice l’énergie négative de la crise sociale. Le terroriste, le spéculateur et le pédophile ont en commun qu’ils jaillissent de l’ombre – tout comme les forces anonymes de la concurrence. Personne ne l’a fait et tout le monde peut l’avoir fait. Au début des années 1930, Fritz Lang, avec son film M. le maudit, a montré de manière oppressante comment la traque d’un criminel sexuel mystérieux dans le Berlin de la grande crise économique mondiale se transforme en un syndrome psychologique de masse, qui crée un climat général de suspicion, de délation et de violence aveugle. La société offre un visage hideux à peine moins terrifiant que celui du tueur.
Dans la crise mondiale que nous traversons aujourd’hui, le même syndrome se fait sentir à une échelle largement amplifiée par les moyens de communication électroniques. Le monde politique et les médias sont de plus en plus les auteurs d’un populisme hystérique qui, au bout du compte, en appelle au lynchage. Quand les tabloïds anglais ont publié les noms et adresses de présumés pédophiles, une populace déchaînée a poussé certains d’entre eux au suicide et, incapable de distinguer entre « pédophilie » et « pédiatrie » (discrète indication sur l’état dans lequel se trouve le système scolaire britannique), a saccagé le cabinet d’une pédiatre.
De tels « événements » montrent les progrès faits par la paranoïa sociale. Une société qui a renoncé à vouloir traquer ses propres secrets est condamnée à organiser des chasses aux sorcières.
2001, Robert Kurz.
Moishe Postone, Antisémitisme et national-socialisme.
Brochure antifascisme, Auschwitz comme usine à détruire la valeur, chez Moishe Postone.
Anselm Jappe, C'est la faute à qui ? (à propos des boucs émissaires de la crise 2008-2009)
Robert Kurz, Le vilain spéculateur
Krisis, Crash Course
PS : Merci à Skumcommuniste pour la retranscription du texte.
Titre original allemand : « Hystericher Populismus / Die Verwirrung der bürgerlichen Gefüle und die Suche nach Sündenböcken. » Texte publié dans A Folha de Sâo Paulo, Brésil, mai 2001, reproduit dans Robert Kurz, Avis aux naufragés, Chroniques du capitalisme mondialisé en crise, pp. 47-57, Editions Lignes-Manifeste, 2005.
Notes :
Allusion au roman de Stefan Zweig, La Confusion des sentiments (N.D.T.).
C’était la thèse partagée par tout le monde lors de l’arrestation de Dutroux. Le procès (2004) l’a plus ou moins infirmée (N.D.T.).