Autodestruction programmée
À propos du lien interne entre la critique de la forme-valeur et la théorie des crises dans la critique marxienne de l’économie politique
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Ernst Lohoff
Sommaire :
1. La place de la théorie des crises dans la critique de l’économie politique
2. La théorie des crises dans le marxisme traditionnel
3. La loi de la chute tendancielle du taux de profit et le désamorçage de la théorie marxienne de la crise
4. De la redécouverte de la critique de la forme-valeur à la reformulation de la théorie des crises
5. Dynamique des contradictions historiques sans théorie de crise : la critique de la forme capitaliste de richesse par Moishe Postone
6. La liquidation par Michael Heinrich du contenu critique de l’analyse de la forme-valeur et de la théorie marxienne de la crise
7. Le chaînon manquant de la théorie des crises : l’analyse catégorielle du capital fictif
8. Le changement ignoré de la marchandise-argent
9. La crise de la marchandise générale
1. La place de la théorie des crises dans la critique de l’économie politique
Ce que Marx a développé n’est pas une théorie économique positive à côté d’autres théories économiques positives, mais une critique radicale de l’économie politique qui rompt avec leurs prémisses, une critique de ce que, aujourd’hui, on a coutume d’appeler les « sciences économiques ». Smith, Ricardo, Say et d’autres avaient voulu voir dans le mode de production capitaliste un système de la production de richesse à la fois transhistoriquement valable et harmonieux. Pour Marx, au contraire, il s’agissait d’une façon de produire historiquement spécifique, caractérisée par des contradictions internes. Cet antagonisme se fait déjà sentir dans la manière de traiter les catégories de base du capitalisme. Concernant la notion de valeur, Marx et les économistes bourgeois partent de conceptions diamétralement opposées. Alors que, pour les économistes, la valeur est une grandeur naturelle, éternellement valable, Marx la déchiffre comme une forme de relation sociale bien particulière, qui n’existe que dans le capitalisme. De par sa nature, la valeur est la forme que prend la médiation entre des producteurs privés indépendants créant leur propre lien social de façon inconsciente, dans leur propre dos.
Cette différence fondamentale a des implications importantes aussi et surtout en ce qui concerne l’évaluation des crises capitalistes. Leurs conceptions de la valeur différentes font que la science économique bourgeoise et la critique marxienne de l’économie politique abordent cette question, qui est centrale pour l’analyse du capitalisme, d’une façon diamétralement opposée. Pour une pensée qui mystifie la forme capitaliste de la richesse comme étant naturelle et nécessaire, les crises doivent paraître soit comme le résultat d’interférences extérieures à la vie économique provoquées par des forces étrangères au marché, soit comme le résultat de dérives dans certains secteurs du marché, dues à une mauvaise politique de régulation. La première variante interprétative fut défendue par Adam Smith. Pour le père fondateur des sciences économiques, les crises ne pouvaient avoir que deux origines. Aux yeux de Smith, la vie économique est ébranlée ou bien par des catastrophes naturelles comme une mauvaise récolte, ou bien par des crises qui punissent la société d’avoir enfreint les impératifs du marché – une conception que la théorie néoclassique défend encore aujourd’hui. Pour la critique marxienne de l’économie politique qui voit dans le capitalisme un système économique fétichiste caractérisé par des contradictions internes, le tableau est tout autre. D’une part, les crises sont un phénomène spécifiquement capitaliste. Seules des sociétés soumises à la forme capitaliste de richesse connaissent quelque chose comme des crises authentiques, issues de la vie économique elle-même : « Dans des régimes où les hommes produisent pour eux-mêmes, il n’y a pas de crise, mais il n’y a pas non plus de production capitaliste. Nous n’avons jamais entendu dire non plus que les Anciens, avec leur production basée sur l’esclavage, aient jamais connu de crises, bien que, même chez les Anciens, tel ou tel producteur ait fait faillite » ( Marx, Théories sur la plus-value, tome II, p. 599-600, 1975)[1]. De l’autre, les crises sont le résultat pratique nécessaire des contradictions internes du mode de production capitaliste : « Dans l’analyse de l’économie bourgeoise, ceci est le point important. Les crises du marché mondial doivent être comprises comme regroupant réellement et égalisant violemment toutes les contradictions de l’économie bourgeoise » (Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome II, 1975, p.608). Si l’on suit Marx, la nature du mode de production capitaliste n’apparaît jamais aussi clairement que lors des grandes secousses du marché mondial : « Dans les crises du marché mondial, les antagonismes et les contradictions de la production bourgeoise sont poussés jusqu’à l’éclatement » (Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome II, 1975, p.597). C’est au cours des crises que l’on voit surgir le vrai caractère du mode de production bourgeois, car elles rendent visibles les contradictions internes du mode de production capitaliste en faisant en sorte que celles-ci se trouvent provisoirement atténuées : « Les crises ne sont jamais que des solutions violentes et momentanées des contradictions existantes, de virulentes éruptions qui rétablissent pour un instant un équilibre rompu » (Karl Marx, Le Capital, Livre III, p. 243).
Le vif intérêt que Marx a porté aux crises était donc bien plus qu’une obsession personnelle. C’est au contraire pour des raisons immanentes à la théorie qu’elles occupent une place clé dans son œuvre. Si le mode de production capitaliste doit être compris comme une forme de production de richesse contradictoire par nature, alors cette nature ne peut manquer de se faire entendre, et c’est précisément cela que représentent les crises périodiques. Pour qui prend la critique marxienne de la valeur au sérieux, un capitalisme sans crise est impensable. Si le système capitaliste mondial arrivait à surmonter sa vulnérabilité aux crises, la critique de l’économie politique s’en trouverait invalidée ipso facto.
La critique marxienne de l’économie politique part du postulat que le mode de production capitaliste est un « mode de production relatif » (Marx), donc une forme passagère de produire. Ce postulat comporte, pour la théorie des crises, une autre implication. Non seulement les crises ne peuvent être abolies sur la base du mode de production capitaliste, mais encore elles sont sujettes à une tendance évolutive évidente. Au fur et à mesure que le capitalisme se développe, les crises ne peuvent que gagner en profondeur et, au final, en virulence.
Cette pensée fondamentale, Marx l’avait formulée dès les années 1840. Ainsi, on peut lire dans le Manifeste du Parti communiste : « Comment la bourgeoisie surmontera-t-elle ces crises ? D’une part, en détruisant par la violence une masse de forces productrices, d’autre part en conquérant de nombreux marchés et en exploitant à fond les anciens. Quels sont les effets ? La préparation de crises plus générales et plus puissantes, ce qui revient à diminuer les moyens de les éviter » (Marx/Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris 1962). Mais c’est seulement le « Marx de la maturité » qui, dans ses différents écrits critiques de l’économie, en a livré une explication cohérente et théoriquement fondée[2]. Il y démontre à plusieurs reprises que le développement du capitalisme est déterminé par une contradiction fondamentale hautement dynamique, qui doit se faire jour avec d’autant plus de virulence que le mode de production capitaliste s’est déjà déployé, ce qui se fait sentir dans les trajectoires des crises. « Pour lui donner une expression tout à fait générale, voici en quoi consiste la contradiction : le système de production capitaliste implique une tendance à un développement absolu des forces productives, sans tenir compte de la valeur et de la survaleur que cette dernière recèle, ni non plus des rapports sociaux dans le cadre desquels a lieu la production capitaliste, tandis que, par ailleurs, le système a pour but la conservation de la valeur-capital existante et sa mise en valeur maximum » (Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 243, le mot plus-value a été remplacé par survaleur, NdT). Cette thèse centrale de sa critique de l’économie politique, Marx l’avait résumée quelques années auparavant dans les Grundrisse : « Le capital est contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse » (Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 [« Grundrisse »], t. 2, p.194).
C’est à cette contradiction en procès que Marx pense lorsqu’il écrit : « La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même » (Marx, Le Capital, livre III, p. 244). Le développement des forces productives mis en route par le capital devient ainsi, tôt ou tard, incompatible avec la production de richesse bornée du capitalisme. Ou bien la production finit par être paralysée dans des crises toujours plus violentes, ou bien la société s’émancipe de la forme capitaliste de richesse pour organiser le « métabolisme avec la nature » à travers une « association de producteurs libres ».
Pour concrétiser et préciser cette idée d’une limite historique inhérente au capital, Marx, dans ses écrits critiques de l’économie, a développé deux raisonnements. Le premier détermine la limite historique de manière qualitative. Dans sa poursuite incessante d’une productivité toujours plus grande, le capital induit un changement de la force productive principale qui détruit la base du système de la valorisation de la valeur. Le mode de production capitaliste – c’est l’idée centrale élaborée avec le plus de clarté dans les Grundrisse – ne peut se reproduire, en dépit de toutes les révolutions survenues dans les forces productives, que tant qu‘il reproduit sa propre condition préalable : « La condition implicite de celle-ci est et demeure : la masse de temps de travail immédiat, le quantum de travail employé comme facteur décisif de la production de la richesse » (Marx, Manuscrits de 1857-1858 [« Grundrisse »], t.2, p. 122). « La production reposant sur la valeur d’échange » se heurte à une limite absolue insurmontable et s’« écroule » (Marx, Manuscrits de 1857-1858 [« Grundrisse »], t.2, p. 193) dans la mesure où la science et son application prennent la relève du travail productif immédiat en tant que force productive principale. Ce n’est pas un hasard si Marx use d’un mot aussi radical que celui d’écroulement : si, en effet, l’« ouvrier », à un certain stade du développement des forces productives, se trouve à une large échelle placé à « côté du processus de production au lieu d’être son agent essentiel» (Marx, Manuscrits de 1857-1858 [« Grundrisse »], t.2, p. 193), cela signifie seulement que la source de la production de valeur est en train de se tarir.
La valeur est la forme spécifique de la richesse capitaliste et le seul contenu du mode de production capitaliste consiste en son automultiplication. Il y a toujours des capitaux individuels qui ratent cet objectif et qui, pour cette raison, vont sombrer. En outre, le développement du capitalisme connaît toujours des phases où les capitaux individuels subissent ce sort en masse, donnant ainsi un coup d’arrêt au mouvement d’expansion du capital global – ce sont là les crises périodiques. Or le processus que Marx a en tête ici est d’une portée bien plus dramatique. Le capital va vers un point historique de non-retour où la masse de valeur et de survaleur, en termes de tendance historique, entame un mouvement de baisse absolue, et cela est en effet identique avec le fait que la forme de richesse capitaliste devient historiquement intenable.
Le deuxième raisonnement en termes de théorie des crises se centre sur la question de savoir comment, concernant les capitaux en fonction, le développement des forces productives influe sur le rapport relatif des différents éléments du capital et quelles sont les conséquences de ce développement pour l’objectif de la valorisation de la valeur, tant que le travail productif immédiat conserve son rôle de force productive principale. Dans ce contexte, le constat est beaucoup moins dramatique. Ici, le développement des forces productrices n’entraîne qu’une « chute tendancielle du taux de profit ». Prolongée dans le futur (c’est l’idée de Marx) cette chute aurait un effet anesthésiant sur le système de production de richesse capitaliste. Pensée jusqu’à son terme, la « loi de la chute tendancielle du taux de profit » mènerait le capitalisme vers un stade où « le feu vivifiant de la production s’éteindrait ». « Celle-ci [la production capitaliste, E.L.] tomberait en sommeil » (Marx, Le Capital, livre III, p. 252), ce qui est manifestement autre chose que parler d’« écroulement ». Or comment ces deux lignes d’argumentation vont-elles ensemble ? Ou encore : vont-elles bien ensemble ? C’est cette question que nous nous proposons d’analyser dans ce qui suit.
2. La théorie des crises dans le marxisme traditionnel
Dans une lettre de 1858 à Ferdinand Lassalle, donc bien avant la publication du premier livre du Capital, Marx exposait ce que son œuvre principale est censée démontrer : « Le travail dont il s’agit tout d’abord, c’est la critique des catégories économiques, ou bien if you like [si tu veux], le système de l’économie bourgeoise présenté sous une forme critique. C’est à la fois un tableau du système, et la critique de ce système par l’exposé lui-même. » (Marx/Engels, Lettres sur « Le Capital », p. 85). Dans le Capital aussi, Marx n’a pas caché que sa rupture avec l’économie bourgeoise porte sur la catégorie de base et que son concept de valeur se distingue fondamentalement de la théorie de la valeur du travail de Smith et de Ricardo. Dans le premier livre du Capital, Marx se démarque explicitement de la théorie classique de la valeur du travail, la classant, en termes d’histoire de la théorie, comme ceci : « L’économie politique a certes analysé, bien qu’imparfaitement, la valeur et la grandeur de la valeur, et découvert le contenu caché sous ces formes. Mais elle n’a jamais posé ne serait-ce que la simple question pourquoi ce contenu-ci prend cette forme-là, et donc pourquoi le travail se représente dans la valeur et pourquoi la mesure du travail dans la durée se représente dans la grandeur de valeur du produit de travail » (Karl Marx, Le Capital, PUF, Paris 1993, p. 91-92).
Tandis que Marx conçoit la forme-valeur comme un élément spécifique de la société capitaliste et en déchiffre laborieusement les mystères, les économistes bourgeois l’ont toujours considérée comme allant de soi et restent aveugles quant au caractère fétichiste du mode de production dominant.
Cette démarcation, aussi évidente qu’elle soit, a été largement ignorée par la réception marxiste qui ne s’est pas rendu compte que Marx adopte un point de vue totalement différent de celui des économistes bourgeois classiques. Pour les adversaires de la théorie marxienne, la critique de la valeur est toujours une variante de la doctrine positive de la valeur-travail de Ricardo, mais cette vision des choses est au fond partagée par la plupart des marxistes[3]. Seule une infime minorité de marxistes a aperçu la rupture avec l’économie classique que Marx a opérée en fondant sa critique de l’économie politique sur une critique radicale de la forme capitaliste de richesse.
On peut expliquer historiquement pourquoi le marxisme classique du mouvement ouvrier de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ne fut pas très réceptif en ce qui concerne le véritable noyau de la critique marxienne de l’économie politique. Il s’est servi, dans cet édifice théorique, essentiellement des éléments susceptibles de magnifier les efforts du mouvement ouvrier – censé être l‘incarnation de l’émancipation de l’être humain – et de délégitimer l’ennemi de classe. Rien ne se prêtait mieux à cela que l’idée du rôle du travail comme créateur de toute valeur. En conséquence, ce fut la doctrine de la survaleur (au fond, secondaire du point de vue logique) que le marxisme du mouvement ouvrier allait placer au centre de sa vision du monde. En revanche, la plus grande prouesse théorique de Marx, sa critique de la forme-valeur et du fétichisme de la marchandise, fut passée sous silence. Cette critique mettait en question le cadre de référence commun où se déroule la lutte entre les classe ouvrière et capitaliste, et c’est pour cela qu’elle était inutile du point de vue du travail. En conséquence, elle fut traitée comme un exercice « ésotérique » négligeable.
Il existe cependant un lien étroit entre la théorie marxienne des crises et la critique fondamentale de la forme capitaliste de richesse. Que le marxisme traditionnel n’ait rien su faire du fondement de la critique sociale de Marx est quelque chose qui a aussi laissé des traces évidentes dans sa réception de la théorie des crises qui en était le corollaire. Cette réception omet des éléments fondamentaux. Notamment l’idée que le capital est à lui-même sa propre limite et finit par détruire, en tant que « sujet automate », les fondements du mode de production capitaliste, cette idée donc devait toujours rester un corps étranger au marxisme du mouvement ouvrier, car elle s’opposait à l’emphase marxiste des classes. Dans la mesure où le marxisme des Deuxième et Troisième Internationales affirmait, en s’appuyant apparemment sur la critique marxienne de l’économie, que le capitalisme creusait sa propre tombe, il allait presque jusqu’à inverser l’argumentation qui y était développée (voir Kurz/Lohoff 1989). Pour la critique de l’économie politique, le mode de production capitaliste échoue finalement du fait de sa tendance inhérente à diminuer, au fur et à mesure qu’elle se développe, la masse dépensée de travail vivant, diminuant du même coup sa propre base de valeur. Pour le marxisme traditionnel, en revanche, si le capital contribue à préparer lui-même la fin de sa splendeur, c’est tout au plus dans la mesure où son propre développement va de pair avec le développement d’un adversaire extérieur toujours plus puissant. Le capitalisme crée une classe ouvrière en augmentation constante quant au nombre et au degré de conscience, appellée à détruire, comme un démiurge collectif, la vieille société capitaliste pour la remplacer par une société nouvelle, socialiste celle-là. Le rôle joué, dans cette vision du monde, par les crises capitalistes est au mieux un rôle secondaire. Les crises ne renvoient pas en tant que telles au caractère intenable du mode de production capitaliste, caractère qui résulte des contradictions internes de celui-ci. Si elles représentent un réel danger, ce n’est que dans la mesure où elles feraient intervenir, de plus en plus, la classe ouvrière. Selon la grille d’interprétation qui est celle du marxisme du mouvement ouvrier, la véritable signification historique des crises réside dans le fait qu’elles-mêmes et leurs conséquences sociales privent le prolétariat de toutes ses illusions quant à la réformabilité du capitalisme, l’éveillant ainsi à l’action révolutionnaire.
3. La loi de la chute tendancielle du taux de profit et le désamorçage de la théorie marxienne de la crise
Comme nous disions plus haut, les écrits critiques de l’économie de Marx contiennent deux lignes d’argumentation qui suivent, l’une et l’autre, l’idée d’une limite historique inhérente au capital. Mais comme elles vont à l’encontre du dogme de base du marxisme du mouvement ouvrier – la croyance en la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire –, celui-ci s’en est seulement servi dans la mesure où l’on pouvait les sortir de leur contexte théorique réel.
Cependant, l’idée selon laquelle le mode de production basé sur la valeur se détruit lui-même en induisant un changement de la force productive principale – du travail à l’utilisation du savoir –, cette idée était incompatible avec les besoins de légitimation du marxisme du mouvement ouvrier. Car on peut tourner les choses comme on veut : affirmer que le mode de production capitaliste atteint sa limite historique au moment où le travail productif immédiat perd de son importance, constitue une hérésie contre la croyance en la classe ouvrière comme créatrice de toute valeur. Qu’adviendrait-il donc de la mission sacrée de la classe ouvrière qui est d’en finir avec le capitalisme ? Du point de vue du marxisme du mouvement ouvrier, de telles réflexions paraissent absurdes. En conséquence, celui-ci a totalement occulté les réflexions théoriques de Marx à ce sujet. Il ne serait pas venu à l’idée même des pires dissidents et trublions au sein de ce marxisme ouvrier que Marx puisse seulement penser que le mode de production basé sur la valeur court à sa perte à cause de la disparition de ce que représente la classe ouvrière : le travail productif immédiat[4].
Les marxistes ont débattu vivement du caractère des crises périodiques, déclarant prédominant tantôt l’un tantôt l’autre moment de l’analyse marxienne des crises. Tandis que, pour les uns, les crises périodiques étaient le résultat de l’« anarchie des marchés » (crises de disproportionnalité), elles étaient dues, pour les autres, à la sous-consommation des masses travailleuses. Selon cette conception, les crises se produisent parce que l’existence de la survaleur limite la capacité de la société à consommer, empêchant régulièrement le capital d’écouler les marchandises produites et ainsi de les réaliser. Un autre « classique » est le problème de la « suraccumulation » – la disproportion récurrente entre les masses de capital déjà produites et le manque de nouvelles possibilités d’investissement profitables. Cependant, dès qu’il était question des perspectives de développement historiques, le débat en matière de théorie des crises se focalisait sur la « loi de la chute tendancielle du taux de profit »[5]. Depuis des décennies, on ne cesse de se demander si le développement des forces productives doit, comme l’a affirmé Marx, réellement se traduire par une chute à long terme du taux de profit moyen, ou non. Comparée à l’argumentation de Marx, cette discussion représente une réduction thématique. Quand Marx parle de la contradiction fondamentale qui finirait par creuser la tombe du capitalisme, il la situe à un niveau plus profond. Ce qui, à terme, rend le mode de production capitaliste intenable, c’est le conflit entre le développement des forces productives et la finalité bornée qu’est la multiplication de la richesse abstraite. « Mais, justement, la contradiction de ce mode de production capitaliste réside dans sa tendance à développer absolument les forces productives, qui entrent sans cesse en conflit avec les conditions spécifiques de production, dans lesquelles se meut le capital, les seules dans lesquelles il puisse se mouvoir » (Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 251). Ce n’est nullement là une jolie formule philosophico-historique qui, au niveau analytique aussi bien que pratique, ne cacherait que la loi de la chute tendancielle du taux de profit ; cette loi représente bien plutôt une des formes phénoménologiques possibles du « conflit » entre le développement des forces productives et la production capitaliste de richesse. Mais ce « conflit » ne s’arrête pas là, il va plus loin et comprend bien d’autres aspects. Les deux lignes d’argumentation de la théorie marxienne des crises que nous venons de décrire ne se côtoient pas sans lien entre elles ; leur point de départ est le même et elles sont complémentaires.
Or il est vrai que Marx lui-même, à sa manière, a préparé le terrain à cette réception tronquée de sa théorie des crises et à la réduction de celle-ci à la loi de la chute tendancielle du taux de profit. D’une part, il a approfondi ce filon de sa théorie de manière bien plus détaillée et précise que d’autres interrogations importantes pour le problème de la limite historique immanente au capitalisme. Cela vaut notamment pour les réflexions sur la relève du travail productif immédiat comme force productive principale par l’utilisation de la science dans la production - des réflexions qui restent générales et de plus fragmentaires. De l’autre, Marx lui-même a explicitement mis en avant la loi de la chute tendancielle du taux de profit. Quant à l’importance de celle-ci, on peut lire, du moins dans les Grundrisse : « C’est là, à tous points de vue, la loi la plus importante de l’économie politique moderne et la plus essentielle à la compréhension des rapports les plus complexes. Du point de vue historique, c’est la loi la plus importante. C’est une loi qui jusqu’ici, malgré sa simplicité, n’a jamais été comprise et encore moins consciemment exprimée » (Marx, Manuscrits de 1857-1858 [« Grundrisse »], t.2, p. 236).
Cela étant, il convient tout d’abord d’observer que même si Marx avait raison avec cette affirmation, cette « loi […] la plus importante […] du point de vue historique » ne serait pas la seule détermination importante du point de vue historique. Mais ce n’est pas tout. Du point de vue actuel, cette accentuation est devenue depuis longtemps intenable. Il se peut bien que, au cours du XIXe siècle, à l’époque de la première révolution industrielle, quand le système de la valorisation de la valeur via l’utilisation de force de travail était dans une phase nettement expansive, le changement dans la composition du capital – à savoir le déplacement relatif de la partie variable du capital vers sa partie constante et les effets de ce déplacement sur le taux de profit moyen – ait été le résultat le plus important du développement des forces productrices. Mais à l’époque de la troisième révolution industrielle, ce n’est plus le moment prédominant, et depuis longtemps déjà. C’est un changement qualitatif fondamental, qui constitue le moment le plus important pour les perspectives de développement du capitalisme : la relève de la vieille force productive principale qu’est le travail productif immédiat par une nouvelle force productive principale – l’utilisation de la science. C’est à cette utilisation que le capitalisme doit de voir fondre sa base productrice de valeur.
Concernant le traitement de la limite historique inhérente au capital, c’est donc un rapport de tension qui caractérise les écrits critiques de l’économie de Marx. D’un côté, Marx voit dans la limite inhérente le résultat de la contradiction fondamentale entre le développement illimité des forces productives et le rapport de production borné. Ainsi, il apparaît clairement que cette contradiction fondamentale comprend bien plus que la simple loi de la chute tendancielle du taux de profit. De l’autre, Marx a placé cette loi au centre de ses considérations. Cette tension peut en principe être dissoute dans deux sens. Ou bien on identifie simplement l’idée d’une limite immanente à la loi de la chute tendancielle du taux de profit, en occultant toutes les autres réflexions plus avancées auxquelles Marx s’est livrées, ou bien on trie et réévalue les différents moments à la lumière du développement suivi par le mode de production capitaliste au cours des dernières décennies. C’est ce que se propose de faire l’approche de la critique de la valeur qui est celle de Krisis. Jusqu’à maintenant, le débat au sein du marxisme a pour l’essentiel emprunté plutôt la première voie. Son point de départ est la supposition tacite que, hormis l’augmentation de la composition organique du capital, le développement des forces productives ne peut avoir aucune autre implication dangereuse pour la capacité du capital à valoriser et à accumuler. Le fait qu’un petit passage des écrits critiques de l’économie de Marx puisse susciter un tel débat en dit long. Quand on consulte les publications sur le sujet, on pourrait presque penser que, concernant la question de la perspective historique de développement, Marx n’a écrit que les 55 pages du troisième livre du Capital intitulées « La loi de la chute tendancielle du taux de profit ». Plus grave encore est la façon dont est lue habituellement le troisième chapitre du troisième livre. Toutes les réflexions qui pointent au-delà de la question étroite du développement du taux de profit sont traitées négligemment.
Cela commence par le fait que, généralement, la discussion marxiste traite le développement du taux de profit de manière isolée et n’établit aucun rapport avec le développement de la masse de profit. À cet égard, Marx lui-même a procédé différemment, articulant dans son exposé une question avec l’autre. Dès l’introduction du concept central de « surproduction de capital », il pose, afin de l’expliquer, cette surproduction en absolu et décrit une situation où, non seulement le taux de profit est sur une trajectoire descendante, mais encore où la croissance de la masse de profit globale du capitalisme s’éteint : « Il y aurait surproduction absolue de capital dès que le capital additionnel destiné à la production capitaliste égalerait 0. Or la fin de la production capitaliste, c’est la mise en valeur du capital : c’est-à-dire l’appropriation de surtravail, la production de survaleur, de profit. Donc, dès que le capital aurait augmenté par rapport à la population ouvrière dans des proportions telles que ni le temps de travail absolu, que fournit cette population, ne pourrait être prolongé, ni le temps de surtravail relatif étendu [...] si le capital accru ne produisait qu’une même masse de plus-value tout au plus égale et même moindre qu’avant son augmentation, alors il y aurait surproduction absolue de capital; c’est-à-dire que le capital augmenté C+ΔC ne produirait pas plus de profit ou même en produirait moins que le capital C avant qu’il ne s’accroisse de ΔC » (Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 245).
Or, pour Marx, cette suraccumulation absolue de capital n’était pas seulement un jeu intellectuel qui lui sert à rendre plus claire son argumentation : le passage de la chute du taux de profit à la fonte de la masse de profit s’intègre dans l’argumentation marxienne comme son point de fuite logique. La suraccumulation absolue marque le point où le conflit partiel entre le développement des forces productives et la forme capitaliste de richesse, représentée par la loi de la chute tendancielle du taux de profit, vire en conflit absolu. Quand la baisse historique du taux de profit se transforme en déclin historique de la masse de profit, alors le mode de production capitaliste n’est plus seulement en crise ; il est devenu tout simplement intenable. Quant au rapport-capital, il reste viable, en dépit de tous les bouleversements dramatiques, tant que l’élimination relative de l’utilisation productive de force de travail s’accompagne de l’augmentation absolue de celle-ci. Cependant, le mode de production capitaliste perd son fondement dès que cette tendance relative – relative par rapport au capital global utilisé – se transforme en baisse absolue ou, pour donner la parole à Marx : « Du reste, c’est seulement dans le mode de production capitaliste que doit s’accroître absolument le nombre de salariés, en dépit de leur diminution relative. Pour lui, des forces de travail sont en excédent dès lors qu’il n’est plus indispensable de les faire travailler de douze à quinze heures par jour. Un développement des forces productives qui réduirait le nombre absolu des ouvriers, c’est-à-dire permettrait en effet à la nation tout entière de mener à bien en un laps de temps moindre sa production totale, amènerait une révolution, parce qu’il mettrait la majorité de la population hors circuit. Ici encore apparaît la limite spécifique de la production capitaliste, et on voit bien qu’elle n’est en aucune manière la forme absolue du développement des forces productives et de la création de richesses, mais au contraire qu’elle entre en conflit avec eux à un certain point de son évolution. On a un aperçu partiel de ce conflit dans les crises périodiques qui résultent du fait qu’une partie de la population ouvrière, tantôt celle-ci, tantôt une autre, se trouve être superflue dans son ancienne branche d’activité. La limite de cette production c’est le temps excédentaire des ouvriers. L’excédent de temps absolu dont bénéficie la société ne l’intéresse nullement. Pour elle, le développement de la force productive n’est important que dans la mesure où il augmente le temps de surtravail de la classe ouvrière et non pas où il diminue le temps de travail nécessaire à la production matérielle en général ; ainsi elle se meut dans des contradictions. » (Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 256)
Or Marx ne relie pas seulement, de manière explicite, ses explications concernant la loi de la chute tendancielle du taux de profit à une éventuelle baisse absolue de la masse de travail vivant utilisé ; tout à la fin du troisième chapitre, il revient sur ce processus historique fondamental dont il avait déjà montré dans les Grundrisse qu’il détruit les fondements du mode de production basé sur la valorisation de la valeur : le changement survenu dans la force productive principale, c’est-à-dire la relève du travail productif immédiat par le savoir universellement utilisable. Marx énumère « trois faits principaux de la production capitaliste » : outre la « concentration des moyens de production en peu de mains » et la « constitution du marché mondial », il faut y compter l’« organisation du travail lui-même comme travail social », résultant de la « liaison du travail et des sciences de la nature ». En faisant de l’utilisation des sciences de la nature la force productive décisive, le mode de production capitaliste « abolit le travail privé » (Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 258-259)
Si l’on se rappelle un des postulats de la critique de l’économie politique, la portée de l’idée, formulée ici par Marx comme en passant, devient évidente : « Les objets d’usage ne deviennent marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés menés indépendamment les uns des autres (Karl Marx, Le Capital, PUF, 1993, p. 83). La marchandise comme support concret de la valeur d’échange et les travaux privés accomplis indépendamment les uns des autres forment les deux côtés de la même médaille. La première est la forme élémentaire de la richesse spécifiquement capitaliste, alors que ces derniers constituent la forme de pratique sociale spécifique qui peut et doit se présenter comme valeur. L’un n’existe pas sans l’autre et vice versa. Étant donné le lien étroit entre les deux catégories, il est impossible d’envisager une « abolition du travail privé » tout en supposant que la production de marchandises comme supports de la valeur puisse allègrement continuer sur la base du travail individuel aboli. Si, en usant de cette formulation, c’est vraiment l’« abolition du travail privé » que Marx a en tête, alors cela est identique au fait que la forme de richesse capitaliste se heurte à la limite historique qualitative qui lui est posée. C’est donc à partir de la logique de développement qui lui est inhérente que le mode production capitaliste se dirige vers un point où il lui devient impossible de transposer la production de richesse sensible-matérielle en ce qui seul lui importe : la création de richesse en valeur. Avec l’ascension du travail basé sur le savoir et l’élimination croissante du travail productif immédiat, une partie de plus en plus grande du travail social global est occupée par du travail général nonproducteur de valeur, alors que de moins en moins de travail privé producteur de valeur est accompli. Le changement survenu dans la force productive principale fait diminuer la base de la valorisation[6].
Ce rapport, le débat au sein du marxisme du mouvement ouvrier ne l’a jamais perçu. Face aux « armées industrielles » en passe de se former au XIXe siècle, les marxistes allaient traduire le concept d’« abolition du travail privé » par la collectivisation du travail productif immédiat, le rendant ainsi compatible avec l’idée du puissant sujet classiste qu’était le prolétariat. Certes, cela peut se comprendre au regard des conditions de l’époque, d’autant que Marx lui-même a contribué à ce que l’on confonde « abolition du travail privé » et création de grands producteurs privés collectifs. Dans ses développements restés fragmentaires, deux tendances bien différentes fondent l’une dans l’autre : la simple coopération des producteurs immédiats imposée par le système de la fabrique et l’élimination du travail productif immédiat du fait de la scientifisation de la production. Il s’agit ici de deux niveaux du développement des forces productives – et le terme d’« abolition du travail privé » ne fait sens que pour le deuxième niveau. Même le système fordo-tayloriste, où la coopération du travail était identique avec la subsomption totale sous le commandement capitaliste et où les producteurs immédiats n’avaient, dans une mesure jusque-là inimaginable, aucun accès à l’organisation du travail ni au savoir concernant la production, ne signifiait pas encore la fin du travail privé accompli par des producteurs indépendants les uns des autres. Il en va de même pour le travail de production immédiat réuni en un grand producteur industriel collectif qui est, lui aussi, du travail privé indépendant, mais du travail privé séparé d’un collectif précisément. Qu’il s’agisse de milliers d’individus qui montent des voitures dans les ateliers de Volkswagen ou du boulanger faisant ses croissants dans son entreprise individuelle, les deux activités revêtent le même caractère de travail privé. Or la formule marxienne d’abolition du travail privé renvoie à un processus qui va au-delà de la réorganisation du travail de production immédiat, à savoir l’élimination du travail immédiat par du « travail général » nonproducteur de valeur. Mais c’est seulement avec la troisième révolution industrielle que tout cela est devenu le moment déterminant du développement social, et c’est seulement avec elle que le travail de production immédiat perd sa place de force productive principale pour se trouver marginalisé non seulement dans sa variante individuelle, mais aussi dans sa variante collective. C’est seulement avec le début de la troisième révolution industrielle que l’abolition du travail privé par le capital est devenue une réalité massive.
4. De la redécouverte de la critique de la forme-valeur à la reformulation de la théorie des crises
Face aux développements fondamentaux de notre époque de crise, la science économique bourgeoise reste désorientée et sans concept. Le fait de mystifier en formes à la fois naturelles et éternelles de l’activité économique les catégories de base de la société capitaliste que sont la valeur et la marchandise (dont l’autodestruction est programmée) rend d’emblée cette « science » incapable de comprendre le processus historique de crise qui se déroule sous nos yeux. En tant que critique radicale de la forme capitaliste de richesse, la critique de l’économie politique devrait être prédestinée à réaliser ce dont la science économique bourgeoise s’avère incapable : une analyse viable qui saisit la crise du mode de production dominant jusque dans ses dimensions les plus profondes. Mais pour que son remarquable potentiel théorique devienne utilisable, il faut d’abord dégager le noyau enseveli de la critique marxienne de l’économie politique – la critique de la marchandise et de la valeur –, puis le développer.
C’est l’objectif que poursuit depuis le milieu des années 1980 l’approche de la critique de la valeur telle qu’elle est représentée par Krisis. Pour cela, il ne lui a toutefois pas fallu commencer de zéro dans la mesure où la nouvelle vague de la réception de Marx après le mouvement de 68, fut placée sous un jour un peu différent de celui des réceptions à l’époque des Deuxième et Troisième Internationales. Il est vrai que la redécouverte de Marx fut accompagnée d’un renouveau tous azimuts de la pensée lutte-de-classiste, raison pour laquelle on assista à l’hégémonie d’une lecture des écrits critiques de l’économie de Marx qui restait imperméable à la critique fondamentale de la forme capitaliste de richesse. Cependant, on vit se développer une autre lecture qui prenait en compte le caractère particulier de l’analyse marxienne de la forme-valeur et qui, à sa manière, allait servir à Krisis de point de départ à l’élaboration théorique. Ce fut notamment au sein du marxisme universitaire qu’allait se développer, à l’apogée de la réception marxiste des années 1970, un débat relativement large, centré avant tout sur la méthode et la forme de présentation spécifiques de Marx, débat qui mit en évidence le fossé séparant la critique marxienne de l’économie politique et la théorie positive de la valeur-travail d’un Smith ou d’un Ricardo[7]. Quelqu’un comme Hans Georg Backhaus fournit une contribution importante pour la reconstruction de la théorie marxienne de la valeur. En se basant sur les travaux de Roman Rosdolsky, lui, Helmut Reichelt et d’autres ont démontré le caractère intenable des interprétations courantes de Marx, qui négligeaient le problème compliqué de l’analyse de la forme-valeur, traité comme une fioriture secondaire, pour passer directement au prétendu noyau décisif de la théorie marxienne : l’extorsion de la survaleur.
Or même si cette discussion – centrée sur la méthodologie – préparait le terrain d’une reformulation de la critique de l’économie politique en tant que critique radicale de la forme capitaliste de la richesse, elle ne devait pas moins rester prisonnière de l’univers marxiste traditionnel sur un point central. Comble de l’ironie, la base catégorielle la plus importante de celui-ci fut épargnée par la critique : la notion transhistorique du travail[8]. Cela devait limiter la portée de l’analyse de la forme-valeur des années 1970 en ce que, dans sa recherche sur les folies spécifiques de la forme capitaliste de richesse, cette critique se focalisait en premier lieu sur la sphère de la circulation.
Cette tendance à réduire la critique de la forme capitaliste de richesse à la critique du mode d’échange capitaliste peut se voir, entre autres, dans la manière dont l’analyse de la forme-valeur s’éloigne de sa prétention à reconstruire la critique marxienne de l’économie politique dès qu’il s’agit de catégories touchant à la production. C’est sur ce point que la ligne de démarcation entre catégories authentiquement capitalistes et déterminations transhistoriques de Marx devient étrangement floue et contradictoire. Dans la première section du Capital, Marx lui-même est en partie victime des mystifications dominantes en ce qu’il introduit, tant pour l’analyse du caractère double de la marchandise que pour celle du travail producteur de marchandises, deux notions clés censées valoir pour toutes les formations sociales, mais que, dans d’autres contextes, il traite à juste titre comme étant spécifiquement capitalistes : la catégorie de la valeur d’usage[9] et la catégorie du travail concret[10]. Cette contradiction, Reichelt et Backhaus, dans leurs tentatives de reconstruction de la critique marxienne de l’économie politique, l’ont laissée de côté, et ce malgré le travail philologique qu’ils ont fourni par ailleurs. Ce fut au contraire tout naturellement qu’ils éliminèrent la tension interne au profit de l’interprétation qui a servi, depuis toujours, de point d’ancrage aux erreurs d’interprétation commises par le marxisme du mouvement ouvrier[11].
La tendance à réduire la critique de la forme capitaliste de richesse à la critique des formes de circulation est responsable d’une autre faiblesse déterminante de l’analyse de la forme-valeur des années 1970. Les efforts théoriques d’auteurs tels que Backhaus se focalisèrent exclusivement sur la première section du Capital, s’arrêtant aux problématiques de l’analyse de la forme-valeur et de la théorie de l’argent qui y sont traitées. Ainsi, la rupture avec le marxisme du mouvement ouvrier se limita à une rupture avec l’interprétation du premier chapitre du Capital en tant que théorie positive de la valeur-travail. Le fait que ce malentendu fatal obscurcisse le regard également en ce qui concerne les questions traitées dans les autres volumes du Capital passa presque inaperçu. Ce furent surtout les réductions en matière de théorie de l’accumulation, accompagnant la réinterprétation de la critique marxienne de la valeur en une variante de la théorie de la valeur de Ricardo, qui restèrent telles quelles, non questionnées. Or ainsi se trouva également obstrué l’accès à une théorie de la crise fondée sur une critique conséquente de la forme de richesse capitaliste.
Comme nous l’avons vu, la critique de la forme de richesse capitaliste, chez Marx, est étroitement liée à l’idée d’une limite intrinsèque du mode de production capitaliste. Avec la valeur, le mode de production capitaliste donne naissance à une forme de richesse tout à fait spécifique, caractérisée par des contradictions internes. C’est pourquoi, dans la perspective marxienne, cette forme est au final programmée pour détruire ses propres bases. Pour l’analyse de la forme-valeur des années 1970 – malgré sa prétention à vouloir reconstruire l’approche de Marx – , ce lien interne entre la critique de la forme de richesse et la théorie des crises resta tout aussi étranger qu’il l’avait été pour le marxisme classique du mouvement ouvrier. C’est seulement l’approche de la critique de la valeur, telle que l’a développée Krisis, qui a fait la jonction entre une critique de la forme capitaliste de richesse et une reformulation conséquente de la théorie des crises.
Cet élargissement de la critique de la richesse à la théorie des crises peut être compris comme le deuxième moment de l’historicisation des catégories de base du capitalisme. La (re)découverte du premier moment avait déjà été entamée par des auteurs comme Rosdolsky et, plus tard, Backhaus. Ils ne pouvaient placer l’analyse de la forme-valeur au centre de leur réception de Marx sans faire revivre l’idée – largement oubliée par le marxisme traditionnel – que la valeur n’existe que là où règne le mode de production capitaliste, et nulle part ailleurs ; qu’il y a donc eu dans le passé des sociétés qui ne se médiatisaient pas au moyen de la valeur et de la marchandise et qu’une société libérée future constituerait son lien social sans ces catégories, produisant de la richesse sensible matérielle sans créer ni marchandises ni valeur. Cela allait de pair avec l’idée que le règne de la valeur et de la marchandise n’est pas tombé du ciel un beau jour, tout prêt. Au contraire, la catégorie réelle de la valeur a dû d’abord se développer et établir sa domination au cours d’un long processus historique, pendant lequel des formes de richesse obsolètes furent sucessivement repoussées ou transformées les unes après les autres. Les catégories de base de la société capitaliste ont donc quelque chose comme une « histoire d’installation ». Mais leur processus historique de développement ne s’arrête pas là. Il existe, à côté de l’histoire d’installation et d’avènement, également une histoire interne de la valeur qui, sur la base de conditons authentiquement capitalistes, se révèle être une catégorie hautement dynamique.
Nous sommes ainsi arrivés au deuxième moment de l’historicisation du mode de production capitaliste et de ses catégories de base, qui représente pour l’essentiel une concrétisation de la contradiction en procès entre le développement des forces productives et les conditions de production. Il est vrai que cette historicisation part d’un niveau du problème qui est resté toujours étranger à la conception marxiste traditionnelle – laquelle, même si elle n’a eu de cesse d’invoquer cette contradiction, n’en restait pas moins fixée sur la question des classes et de leurs rapports de force.
La contrainte – inhérente au capital – à développer les forces productives finit par démontrer l’absurdité du rapport-valeur, car cette contrainte détruit l’unité interne entre, d’un côté, la forme-valeur et la forme-marchandise et, de l’autre, la substance-valeur. Non seulement la masse de substance-valeur représentée par chaque marchandise individuelle connaît, avec l’augmentation de la productivité, une baisse constante, mais encore l’ascension de la science au rang de force productive principale et l’élimination massive du travail vivant hors du procès de production immédiat marquent le point de non-retour à partir duquel forme-valeur et substance-valeur se séparent aussi sur le plan capitaliste global. C’est que la logique de développement du mode de production capitaliste exige que l’une et l’autre aillent vers des points de fuite historiques opposés. La forme de la valeur et de la marchandise est un principe foncièrement impérial. Son histoire est toujours une histoire d’expansion, tant que le rapport-capital procède sur sa propre base. Une part toujours croissante de la richesse sociale et des relations sociales se trouve soumise rigoureusement à ce principe. Or ce n’est pas d’elle-même que la forme-valeur se précipite dans le maëlstrom de l’Histoire. La simple limitation du territoire où s’exerce le règne de la forme-valeur et a fortiori sa désinstallation ne sont concevables que sous la forme d’une pratique anticapitaliste, comme mise hors de service des principes de médiation capitaliste. Cela ne peut être que l’œuvre d’un mouvement émancipateur au niveau de la société mondiale, un mouvement qui engendrerait des formes de socialité directe et qui, au fur et à mesure, remplacerait la socialité asociale et éclatée en monades de la marchandise et de l’argent, par une libre association des producteurs.
En revanche, l’histoire de la substance-valeur, qui est liée à la dépense de travail, suit un modèle différent. La substance-valeur est mise en question non pas par une action émancipatrice ; c’est au contraire la dynamique même des contradictions intrinsèques du capitalisme qui diminue la substance-valeur, le capital poussant le développement des forces productives jusqu’au point où l’utilisation de la science remplace le travail productif privé et indépendant comme force productive principale. Ce processus qui se déroule dans le dos des membres de la société doit nécessairement se traduire, tôt ou tard, par une diminution de la masse de valeur produite. Sous le signe de la scientifisation de la production, l’expansion séculaire qui avait marqué le développement de la masse de valeur depuis les débuts du capitalisme jusqu’à la fin de l’époque fordiste s‘achève et bascule en un mouvement de contraction à long terme.
Or forme-valeur et substance-valeur entrent ainsi en conflit. Si la masse de valeur se reproduisait à un niveau plus élévé avec autant d’obstination que la forme-valeur pénètre toujours plus profondément la société, alors le mode de production capitaliste pourrait fonctionner jusqu’à la fin des temps et se renouveler sans cesse. Si le mode de production capitaliste n’était pas seulement programmé à détruire la substance-valeur, mais également à pousser au-delà de la forme de la valeur et de la marchandise, alors le capitalisme pourrait se transformer aussi automatiquement en une nouvelle formation sociale, sans rupture consciente avec le mode de socialisation dominant. Mais comme la forme-valeur et la substance-valeur ont, sur le terrain du capital, des points de fuite historiques opposés, le capital, par lui-même, ne va ni dans une direction ni dans l’autre, mais droit dans une impasse : la crise de système, insurmontable sur son propre terrain.
5. Dynamique des contradictions historiques sans théorie de crise : la critique de la forme capitaliste de richesse par Moishe Postone
Toutes les approches d’une analyse de la forme-valeur ont prétendu vouloir « reconstruire » la critique marxienne de l’économie politique. Leurs discussions tournaient presque exclusivement autour de questions de philologie marxienne. L’approche critique de la valeur de Krisis, tout en renouant avec ces débats, est allée au-delà, et à double titre : la critique de la valeur considère 1) que la critique de l’économie politique reformulée ainsi est déjà une théorie de la crise et qu’elle contient 2) les instruments conceptuels adéquats pour analyser la crise fondamentale où se trouve aujourd’hui le système capitaliste mondial.
Moishe Postone a, lui aussi, fait le premier de ces pas dans la mesure où il place la critique du travail au centre de son interprétation de la théorie marxienne (Postone 2009). Si, à la différence de l’approche développée par Krisis, il ne réserve pas la notion de travail au capitalisme, il n’en démontre pas moins que c’est seulement dans le capitalisme que le travail a la fonction historiquement spécifique de principe de synthèse sociale et qu’il doit être aboli en tant que tel. Ainsi, Postone réalise non seulement une rupture qualitative avec le marxisme traditionnel et sa conception transhistorique du travail, mais encore va au-delà de la « nouvelle lecture de Marx » (Neue Marx-Lektüre) et sa critique de la forme de richesse limitée à la circulation.
Cependant, Postone ne jette pas un pont entre la critique catégorielle de la forme capitaliste de richesse et l’analyse de la crise, alors qu’il bâtit un pilier théorique qui rendrait possible la construction de ce pont, et qui fait même qu’elle s’impose. C’est que, concernant la catégorie de la mesure de la valeur, Postone montre que l’histoire de celle-ci n’est pas du tout terminée avec l’installation du rapport-valeur, voire qu’elle ne fait que commencer. Comme il l’indique dans le chapitre 8 de son livre, le capitalisme est porteur d’une dynamique historique qui change en permanence la mesure de la valeur, et toujours dans la même direction.
« Ainsi, bien qu’un changement de la productivité sociale générale ne change pas la masse totale de valeur produite par unité de temps abstrait, il change la détermination de cette unité de temps. Seule compte comme une heure de travail social, l’heure de temps de travail qui rencontre la norme générale du temps de travail socialement nécessaire. En d’autres termes, l’heure de travail social est constituée par le niveau de productivité » (Postone, 2009, p. 425). La productivité augmentant, il faut donc produire en une heure de travail toujours plus de marchandises pour représenter la même masse de valeur. Or cela signifie seulement que le pire scénario qui puisse arriver au système de la valorisation de la valeur, la diminution de la masse absolue de valeur, ne peut être évité que si, sur le plan capitaliste global, la masse des marchandises produites augmente au moins aussi vite que baisse la valeur représentée par la marchandise individuelle. La question ne se pose-t-elle pas alors de savoir si le mode de production capitaliste est en mesure de garantir cette condition d’existence qui est la sienne ? Bien que Postone se réfère aux passages des Grundrisse où est traitée la question d’une limite immanente au capital et où est même évoqué l’effondrement du mode de production fondé sur la valeur, Postone omet la conséquence – inhérente à la dynamique historique de base du capital – d’un processus de crise fondamental aveugle et se déroulant dans le dos des protagonistes. Postone sait à quel point l’expansion de la production de valeur est indispensable pour le capitalisme, mais considère sans doute que le mode de production capitaliste pourra garantir ce qui, pour lui, est inéluctable jusqu’au jour où il sera aboli par un mouvement émancipateur.
La présentation de Marx dans les Grundrisse est au fond très clair : en éliminant la source de toute valeur (le travail vivant), le capitalisme se prive de sa propre base d’existence. Postone affirme que, tant que règne le capitalisme, « une réduction générale du travail socialement nécessaire […] reste impossible » (Moishe Postone, 2009, p. 548), car cela est incompatible avec la forme de richesse sociale qu’est la valeur. En conséquence, le changement historique de la mesure de la valeur du fait de la dynamique historique de base n’a d’importance que dans la mesure où « le capitalisme renvoie au-delà de lui-même, à la possibilité d’une société future fondée sur une autre forme de médiation sociale » (Moishe Postone, 2009, p. 552) que celle de la forme-valeur. Prise isolément, il n’y a rien à redire à cette réflexion. Plus le processus de contradiction capitaliste dure, plus on voit se dessiner en effet la « non-nécessité du travail constitutif de la valeur » (Moishe Postone, 2009, p. 544). Dans le contexte de l’argumentation de Postone, cette idée revêt toutefois une fonction ambiguë. Dans la mesure où le déploiement historique de l’autocontradiction du mode de production capitaliste[12] aurait pour seule conséquence d’aggraver de plus en plus la tension entre le possible et le réel, Postone peut évoquer cette contradiction, tout en restant en retrait en ce qui concerne la théorie des crises. La question qui s’impose ici, à savoir : que se passe-t-il quand cette tension n’est pas dissoute dans un sens émancipateur et que le processus d’élimination du travail vivant continue d’avancer, cette question Postone ne la pose même pas – il est vrai que l’on ne saurait y apporter une réponse cohérente sans recourir à une théorie des crises. C’est que l’autocontradiction du capital, qui consiste à poser le travail de producteurs privés indépendants en source unique de la valeur et, en même temps, à éliminer cette source, ne se limite nullement à la contradiction entre le « temps disponible » dont une société libre, au niveau de productivité aujourd’hui atteint, disposerait déjà (possibilité) et le règne effectif du travail abstrait (réalité) ; cette contradiction recèle une deuxième dimension, qui concerne la capacité de reproduction du mode de production capitaliste. Le changement de la mesure de valeur, tout à fait indépendamment de l’idée d’une libération possible de la société du diktat de la valorisation de la valeur, a des conséquences énormes pour le développement capitaliste lui-même. Il constitue le noyau catégoriel le plus abstrait de la crise du système.
Or, pour percevoir cela, il faut, dans l’historicisation des catégories capitalistes, faire un pas de plus que Postone. La mesure de la valeur n’est pas seule à avoir une histoire interne allant au-delà de son histoire d’installation et à être sujette à une dynamique historique bien déterminée ; la même chose vaut pour la masse de valeur provenant d’une utilisation de travail réelle, et pour la substance-valeur. Ces deux catégories sont sujettes, elles aussi, à une tendance historique d’évolution manifeste, bien que celle-ci soit un peu plus compliquée. Certes, on assiste, avec la socialisation croissante de la production, à une augmentation constante de la masse de la force de travail qui se rue sur le marché du travail, mais une partie toujours moindre de la force de travail vendue est utilisée par le capital comme travail producteur de valeur[13] et contribue à créer de la substance-valeur. Dès que la socialisation de la production est arrivée au point où l’utilisation de la science remplace le travail productif immédiat comme force productive principale, ce processus rampant atteint un seuil critique. La diminution relative de la masse de travail producteur de valeur se renverse en une diminution absolue. Jusque-là, d’après une tendance séculaire, le volume de la masse de valeur produite augmentait, maintenant c’est l’évolution inverse qui commence.
Postone introduit un niveau d’analyse qui est étranger au marxisme traditionnel, mais qui est central pour la critique de la valeur. Concernant les catégories de base, la pensée marxiste ne connaît aucune histoire capitaliste interne au sens propre[14]. En examinant la dynamique historique propre à l’évolution de la mesure de valeur, Postone casse ce mode de pensée et fait un pas décisif en avant, même s’il omet les implications en matière de théorie des crises que cette dynamique recèle.
6. La liquidation par Michael Heinrich du contenu critique de l’analyse de la forme-valeur et de la théorie marxienne de la crise
Aucune théorie critique de la société n’est assurée de ne pas tomber entre les mains d’héritiers qui, croyant approfondir son approche, ne font en réalité que la liquider. Ainsi, l’École de Francfort se vit affligée d’un Jürgen Habermas, qui transforma la Théorie critique en une théorie acritique de l’agir communicationnel. Or l’analyse de la forme-valeur des années 1970 connut, elle aussi, un sort semblable. Quand, au cours des années 1980 et 1990, la critique sociale entra, dans son ensemble, dans une phase d’extrême défensive, on vit décliner rapidement non seulement l’intérêt porté à la « nouvelle lecture de Marx », mais aussi s’imposer, parmi ce qui restait des différentes approches, des positions qui retombaient nettement en-deçà du niveau de réflexion et de critique atteint par la discussion antérieure. Les conséquences s’en font hélas encore sentir. Dans les débats qui renouent avec l’analyse de la forme-valeur des années 1970, les approches plus avancées, comme celle de Postone, jouent, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, un rôle marginal. Les auteurs qui donnent le ton sont plutôt ceux dont la tentative d’élever la théorie marxienne « à la hauteur de son époque » revient au bout du compte à une adaptation au Zeitgeist des années 1990. Le chef de file le plus important de ce courant est Michael Heinrich. Celui-ci reprend la critique de la notion de valeur du marxisme traditionnel, développée par Backhaus et les autres fondateurs de la « nouvelle lecture de Marx », et signale à juste titre que cette notion correspond à celle de la théorie positive de la valeur-travail de l’économie classique, mais seulement pour priver aussitôt cette idée de sa puissance explosive. Rosdolsky, Reichelt et Backhaus ont sorti la critique de l’économie politique de son voisinage avec Ricardo et Smith pour la formuler comme une critique de la forme capitaliste de richesse, même s’ils n’ont pas vu le du travail comme principe de synthèse spécifiquement capitaliste. Ce manque, Heinrich l’utilise pour placer la critique de l’économie politique dans un voisinage au moins aussi douteux. Son livre Die Wissenschaft vom Wert (La Science de la valeur), paru en 1991, est un projet qui vise une « modernisation de rattrapage » de la théorie de Marx. Ses efforts en matière de philologie marxiste sont faits pour adapter les catégories de base de la critique de l’écononomie politique aux prémisses de base de l’économie bourgeoise, afin de les rendre acceptables aux yeux du monde universitaire.
Quand, en 1980, Habermas se vit décerner le prix Theodor W. Adorno pour ses efforts visant à rendre inoffensive la Théorie critique, Adorno était mort depuis déjà 11 ans. Celui qui avait donné son nom à la récompense n’avait plus eu l’occasion de donner son avis à propos de la réinterprétation habermassienne de la Théorie critique. Michael Heinrich n’eut pas cette chance-là. Après la parution de Die Wissenschaft vom Wert, Backhaus et Reichelt firent savoir ce qu’il fallait penser de ce prétendu développement de la « nouvelle lecture de Marx ». Dans un essai paru en 1995 dans les Beiträge zur Marx-Engels-Forschung (Backhaus/Reichelt, 1995, p. 74), les deux auteurs ont clairement exposé pourquoi Heinrich retombe en-deçà du niveau de réflexion atteint. Ils affirment que l’interprétation de Marx faite par Heinrich est erronée dès le départ, car elle reproduit l’incapacité à comprendre la catégorie fétichiste de la valeur, prédominante dans la science économique bourgeoise. « Ce que Marx visait sur le plan théorique est une inversion réelle, un processus qui ne se laisse pas réduire à l’activité abstractifiante consciente des sujets impliqués et qui n’en représente pas moins une abstraction, une abstraction réelle » (ibid., p. 87). Certes, selon les auteurs, Heinrich utilise à l’occasion le terme d’« abstraction réelle », mais seulement en en effaçant le sens : « Quand Heinrich rencontre le mot “abstraction” chez Marx, il suppose d’emblée qu’il ne puisse s’agir que d’un processus d’abstraction selon la conception nominaliste » (ibid., p.87). C’est dans le même contexte que Reichelt et Backhaus récusent aussi la critique que fait Heinrich de l’idée marxienne de substance-valeur. Selon eux, le fait que Heinrich veut y voir un naturalisme fallacieux est dû, selon eux, à son concept d’abstraction tronqué de façon nominaliste. Ce n’est pas l’idée d’une substance-valeur qui est obsolète. C’est au contraire l’argumentation de Heinrich qui est intenable, argumentation selon laquelle « les marchandises possèdent une valeur et une grandeur de valeur seulement dans l’échange » (ibid., p. 66). Ainsi, affirment les deux auteurs, le prétendu développement de la critique de l’économie politique entrepris par Heinrich ramènerait – même si celui-ci cherche à s’en défendre – au point de départ de la théorie atomiste indispensable à la science économique bourgeoise : « En accord avec [les] paradigmes de la théorie atomiste, il existe pour Heinrich une dichotomie absolue de l’économie entre une sphère réelle naturelle où l’on produit non pas des marchandises, mais des produits, et la sphère de l’échange » (ibid., p. 68).
Le fait que Heinrich n’ait jamais répondu sérieusement[15] à cette critique de deux précurseurs de l’analyse de la forme-valeur et que cela n’ait entamé en rien l’aura de fin connaisseur de Marx dont il jouit dans le milieu universitaire de gauche, constitue un aveu d’impuissance théorique. Que l’on y voie un symptôme de la déliquescence générale du niveau de réflexion et de discussion régnant dans ce milieu ou bien un indice du fort besoin d’une interprétation de la critique de l’économie politique à la fois moderne et compatible avec la science économique bourgeoise et auquel Heinrich répond, une chose est sûre : tout cela montre à quel point une partie considérable de la plus récente « nouvelle lecture de Marx » s’est éloignée du projet originel de ce courant.
Il y a longtemps que la critique marxienne de l’économie politique ne joue plus aucun rôle dans les débats à gauche. En ce qui concerne l’aile réformiste, elle a dit adieu à Marx au cours des années 1980 pour trouver son cadre de référence théorique dans les travaux de l’économiste bourgeois Keynes. Quant au débat au sein de la gauche extrême, il est dominé par des positions qui conçoivent le rapport-capital comme un rapport purement subjectif – postopéraïsme en tête. Cela étant, il suffit que Michael Heinrich mentionne la catégorie de la valeur et se serve, à l’occasion, de concepts comme celui de « sujet automate » pour que les différences entre la Science de la valeur de Heinrich et l’approche développée dans Krisis apparaissent comme secondaires. Dans les débats de la gauche allemande, ces deux positions passent souvent pour apparentées et sont en conséquence réunies sous un même label comme variantes rivales de la critique de la valeur.
Il n’a bien entendu échappé à personne qu’en matière de théorie des crises, Heinrich et Krisis sont sur des positions opposées. Heinrich représente une conception des crises capitalistes que l’on dirait presque bouddhiste. Pour lui, les crises ne sont toujours que des crises purificatrices qui, à chaque fois, inaugurent un cycle de renouveau capitaliste. Krisis, en revanche, suit Marx et part d’une limite interne du mode de production capitaliste, limite dont les crises périodiques font entrevoir l’existence. Cette différence est trop évidente pour que la confrontation à ce sujet puisse être ignorée par les débats au sein de la gauche ; elle y est cependant vue souvent comme une dispute sur un sujet spécialisé.
Or les différences sont bien plus profondes. La controverse sur la théorie des crises résulte d’une conception opposée des catégories de la critique de l’économie politique. Que le mode de production capitaliste doive échouer ou pas à cause d’une limite interne, est une controverse qui n’a pas lieu dans le même cadre théorique de référence. Au contraire, cette controverse fait partie d’une confrontation portant sur le cadre de référence catégoriel lui-même.
Mais ce ne sont pas seulement les lecteurs qui sont responsables de cette fausse perception pour laquelle les différences ne seraient pas si fondamentales. Heinrich lui-même, à sa manière, favorise l’impression que les divergences sur la théorie des crises constituent une question particulière que l’on peut isoler du reste. Comme Backhaus et Reichelt l’ont déjà constaté, la façon dont Michael Heinrich argumente dans la Science de la valeur est d’une inconsistance flagrante.
La pierre angulaire de l’approche de Heinrich est la liquidation de l’idée de substance-valeur. Pour séparer le rapport-valeur de cette idée, Heinrich réduit le rapport de production « valeur », la relation entre producteurs privés indépendants, à un simple rapport de circulation. Si l’on en croit Heinrich, la valeur « comme relation sociale des marchandises » n’existe que dans l’échange ; « en dehors de l’échange », «le «corps de la marchandise» ne serait pas « marchandise mais simple produit » (Heinrich 1999, p. 216). Or cette thèse, à elle seule, fait sauter deux piliers porteurs dans le grand édifice de la critique de l’économie politique.
D’abord, c’en est fini, avec cette interprétation, de la position de la valeur comme catégorie de base clairement démarquable de la catégorie de surface qu’est le prix. Pour Marx, la vente réussie des marchandises marque le passage du rapport-valeur sous-jacent à la surface apparente des rapports de prix. Cette transformation, Heinrich la fait coïncider avec la formation de la valeur. Ainsi, ce en quoi consisterait la différence entre ces deux catégories et leur rapport logique devient complètement mystérieux. Le modèle implicite de Heinrich, la science économique bourgeoise, qui, elle aussi, ne connaît que la circulation, argumente sur ce point de façon plus conséquente que Heinrich. D’une manière génerale, elle ne connaît que le niveau du prix et considère comme une billevesée métaphysique l’hypothèse d’une valeur différente du prix. En tant que « marxiste », Heinrich s’interdit de franchir ce pas, alors qu’au fond ce pas serait dans la logique de son argumentation. Au lieu de reléguer la catégorie de la valeur aux oubliettes de la théorie, il la dépouille de son contenu théorique, traitant pêle-mêle et comme des aspects complémentaires, équivalents et entrant – prétendument – sur un pied d’égalité dans la détermination de la valeur, deux moments de la théorie de Marx qui sont séparés et situés à deux niveaux d’abstraction différents : il s’agit de la détermination fondamentale, développée dès le début du premier livre du Capital, de la valeur des marchandises par le travail social moyen nécessaire à leur production, et de réflexions subordonnées du livre III du Capital, selon lesquelles la valeur des marchandises invendables se voit refusée la reconnaissance sociale avec, pour conséquence, qu’elle s’avère socialement « non valide ». Or ce traitement qui mélange les niveaux ne fait que voiler ce à quoi correspond la mystification de la réalisation de la valeur en formation de la valeur proprement dite : la catégorie de la valeur est, de fait, subordonnée à la catégorie du prix et perd sa signification autonome.
Un autre pilier de la critique de l’économie politique est renversé quand, comme le fait Heinrich, la valeur est transférée dans l’échange, et que la production préalable de marchandises est redéfinie en simple production de biens : cet autre pilier, c’est la détermination de la grandeur de la valeur par le travail social moyen nécessaire. Si, officiellement, Heinrich reste fidèle, au moins en ce qui concerne le capital global, au temps de travail moyen socialement nécessaire comme mesure de la valeur, le lien établi entre la grandeur de la valeur et le temps de travail prend, sur le terrain de son argumentation, le caractère d’une position extérieure totalement arbitraire. Le temps de travail moyen socialement nécessaire appartient à la production capitaliste et se situe en amont de l’échange. Or, si la marchandise, avant d’entrer dans la circulation, est censée ne pas avoir le caractère d’une marchandise et ne pas non plus être un support de valeur, alors cette catégorie se situe, elle aussi, en amont de la détermination-forme sociale. Comment, en tant que grandeur présociale, peut-elle être prédominante pour la détermination d’une catégorie authentiquement sociale telle que la grandeur de la valeur ? Étant donné les postulats de Heinrich, cela est aussi peu plausible que de prétendre que le facteur déterminant pour la grandeur de valeur serait l’énergie solaire reçue par la terre en l’espace d’un an.
La position de Heinrich est manifestement ambiguë. D’un côté, il récuse des catégories centrales de la théorie marxienne, tandis que, de l’autre, il continue à bricoler – s’agissant, par exemple, de questions touchant à la théorie des crises – avec la détermination de la grandeur de la valeur par le temps de travail moyen socialement nécessaire. On a ainsi l’impression qu’il formule une critique immanente de la théorie marxienne de crises et que son refus du diagnostic marxien de la crise est le résultat d’une critique de l’économie politique approfondie de manière conséquente[16].
Cette ambiguïté du procédé employé par Heinrich oblige la critique à son égard à procéder de manière double. D’une part, elle doit mettre au jour les fausses prémisses, empruntées à la science économique bourgeoise, que Heinrich fait passer en contrebande dans la critique de l’économie politique. De l’autre, elle doit chercher à dévoiler les subterfuges et ruses théoriques qui servent à escamoter – apparemment sur la base de la critique marxienne de l’économie politique – les idées centrales concernant la théorie des crises.
Ce deuxième aspect de l’entreprise liquidatrice de Heinrich, d’autres auteurs de Krisis l’ont déjà amplement traité ailleurs. Ainsi, Norbert Trenkle a démontré dans son essai Weil nicht sein kann, was nicht sein darf (2000/1[Car ne doit pas être ce qui ne peut pas être]) comment Heinrich désamorce la théorie marxienne de la crise. Et parallèlement au texte que nous présentons ici, paraît l’essai Michael Heinrich Fehlkalkulation der Profitrate (L’erreur de calcul dans le taux de profit chez Michael Heinrich). Son auteur, Peter Samol, montre en détail que la critique par Heinrich des postulats centraux de Marx en matière de théorie des crises, repose sur des bases fragiles. Non seulement Heinrich réduit la théorie marxienne de la crise – comme le marxisme traditionnel avait déjà l’habitude de le faire – à la loi de la chute tendancielle du taux de profit, mais encore les arguments qu’il avance contre celle-ci sont, eux aussi, tout sauf convaincants. Également en ce qui concerne le problème des catégories de base, nous disposons depuis longtemps, avec l’essai de Norbert Trenkle intitulé Im bürgerlichen Himmel der Zirkulation (Dans le ciel bourgeois de la circulation), d’une discussion sur la notion de travail et de valeur chez Heinrich. Il y a cependant un aspect qui s’impose à la lumière des reflexions contenues dans le présent texte, et qui, à ce jour, n’a pas été thématisé. Les « retouches » que Heinrich apporte à la conception marxienne de la valeur, de la marchandise et de l’argent peuvent être ramenées à un dénominateur commun. Heinrich convertit en termes marxistes la vision courante de la science économique bourgeoise, transposant des concepts fondamentaux de la critique de l’économie politique en des catégories par définition dépourvues de toute dynamique interne de développement. Le véritable fondement théorique dans la façon dont Heinrich traite la théorie marxienne de la crise est une conception systématiquement anhistorique des catégories clés de la critique de l’économie politique de Marx.
Si, de manière générale, Heinrich argumente de façon inconsistante, il procède cependant d’une manière particulièrement rigoureuse pour ce qui est de ses efforts de déshistoricisation. Cela commence avec sa fondation théorique : l’élimination de la substance-valeur et la réduction du rapport-valeur à la forme-valeur. Avec la substance-valeur, il déclare nulle précisément la catégorie de base qui est soumise à un processus historique de dépérissement ; reste alors la forme de la valeur et de la marchandise, et donc la catégorie fondamentale qui, comme nous l’avons expliqué plus haut, se reproduit, en effet, sur le terrain du mode de production capitaliste.
À cette façon de procéder correspond la manière dont il traite les marchandises. Là aussi, la déshistoricisation est évidente. Qu’il s’agisse d’un sac de ciment, d’une voiture ou d’un mouchoir en papier, l’existence sociale d’un membre de la « tourbe des marchandises » (Marx) comporte toujours deux étapes. Chaque marchandise est d’abord produite en tant que marchandise pour, ensuite, circuler en tant que marchandise. Au cours du développement capitaliste, le procès de production capitaliste subit d’énormes bouleversements – bouleversements qui, comme nous l’avons montré, ont aussi une dimension catégorielle. En revanche, le monde de la circulation n’est pas sujet à une telle dynamique. Sur la base de l’ordre capitaliste, le simple procès d’échange a toujours le même contenu. Or Heinrich dissout l’unité interne entre production marchande et circulation, et reconnaît les marchandises uniquement dans la deuxième étape, la sphère de la circulation. C’est ainsi que, dès le départ, il élimine à coups de définitions toute dynamique historique inhérente au monde de la « tourbe des marchandises ». Dans le domaine où la forme élémentaire de la richesse capitaliste est soumise à une dynamique historique réelle, à savoir la production, la marchandise, pour Heinrich, n’est pas une marchandise mais un produit présocial. Or il est impossible que des changements qui ne concernent que le simple produit puissent affecter de quelque manière que ce soit le fondement de la production de richesse capitaliste.
On sait que Marx partait d’une contradiction fondamentale entre le développement des forces productives et le rapport de production. Cette contradiction ne peut cependant plus être pensée une fois la production marchande redéfinie en simple production de biens. Mais pour Heinrich, il n’y a là aucune raison d’interroger sa réduction grossière de la marchandise à un phénomène de circulation ; au lieu de cela, il liquide la dialectique du développement des forces productives et du rapport de production. Comme, aux yeux de Heinrich, la marchandise n’est marchandise que dans l’échange, toute tentative de conclure, à partir de changements dans la production, à des changements dans le système de la richesse capitaliste, tombe sous le coup de l’accusation de « déterminisme technique ».
C’est de manière encore plus rude que Heinrich traite la « marchandise générale », l’argent. Si, au moins, il reconnaît encore les marchandises particulières comme marchandises à condition qu’elles se trouvent dans la circulation, l’argent, lui, est banni de l’univers de la marchandise. Si l’on en croit Heinrich, Marx faisait fausse route avec son idée de la marchandise-monnaie (Geldware). Au lieu de cela, Heinrich adhère à la conception nominaliste de la science économique bourgeoise et dénie en bloc le caractère marchand à la « reine des marchandises » de Marx. Heinrich concède tout juste qu’il y a eu, autrefois, une marchandise-monnaie sous la forme de l’or. Mais l’existence de cette marchandise-monnaie constitue cependant pour Heinrich un égarement qui a été dépassé. Avec la démonétarisation de l’or, la marchandise-monnaie aurait été définitivement supprimée comme « obstacle évitable de la reproduction capitaliste » (Heinrich 2004, p.161). L’histoire de l’argent se réduit à un prétendu processus de révélation au cours duquel l’argent deviendrait ce qu’il aurait toujours été du fait de sa position logique au sein du système de la richesse capitaliste : un simple symbole. Que l’argent puisse avoir traversé, lui aussi, un processus historique affectant, certes, sa forme phénoménale mais non son caractère de marchandise, cette idée ne vient pas à l’esprit de Heinrich. Or c’est précisément ce changement de la marchandise-monnaie qui constitue un moment décisif du processus de crise fondamental (Lohoff/Trenkle 2014, pp. 173). C’est pourquoi nous allons, pour finir, l’esquisser brièvement.
7. Le chaînon manquant de la théorie des crises : l’analyse catégorielle du capital fictif
Pour mémoire, voici encore une fois le point de départ du présent texte : la critique de l’économie politique voit dans la valeur et la marchandise des formes de richesse tout à fait spécifiques. Comme formes générales prenant en charge la médiation du lien social, elles se constituent seulement là où les êtres humains entrent en relation les uns avec les autres en tant que producteurs privés indépendants : seulement donc dans le capitalisme. La forme capitaliste de richesse a un côté délirant. Le fait que les humains ne se mettent pas directement d’accord sur leur lien social pour laisser communiquer les produits de leur travail à leur place a pour conséquence que la richesse qu’ils ont eux-mêmes créée se transforme en une puissance métaphysique réelle qui a ses propres lois de mouvement.
Pour la théorie économique bourgeoise, le caractère métaphysique réel de la richesse capitaliste est incompréhensible. Elle prétend au contraire que le mode de production capitaliste est l’incarnation même d’un mode économique rationnel. Ce postulat est fondé sur deux mystifications qui, quoiqu’antagonistes, se complètent néanmoins. D’une part, le morcellement de la société en producteurs privés séparés entre eux et, par là, la transformation des biens créés par les individus en richesse métaphysique réelle sont toujours présupposés comme allant de soi. La réduction de la richesse à la richesse marchande apparaît comme la chose la plus naturelle du monde. La science économique bourgeoise ne connaît que des grandeurs monétaires et donc que des formes phénoménales de la métaphysique réelle de la valeur. D’autre part, elle identifie la richesse spécifiquement capitaliste avec la simple richesse sensible et matérielle en biens, faisant donc abstraction du contenu spécifique de la richesse capitaliste. Le mode capitaliste de produire apparaît ainsi, au mépris des faits, comme un mode économique dont le but est la satisfaction de besoins sensibles.
Comme nous disions au début de ce texte, les postulats fondamentaux à la fois extrêmement flous et en eux-mêmes contradictoires quant à la nature de la richesse capitaliste limitent fortement le pouvoir explicatif de la science économique. Ils l’empêchent surtout de développer des instruments théoriques qui lui permettraient d’analyser les crises du mode de production capitaliste. L’incapacité des sciences économiques à expliquer les crises est si flagrante qu’elle est constatée jusque par les initiés. Face aux poussées de crise toujours nouvelles que le système capitaliste mondial traverse depuis l’automne 2008, les théoriciens de la science économique bourgeoise admettent aujourd’hui ouvertement la faillite de leur discipline et réclament une réorientation fondamentale de toute théorie économique. Mais on peut d’ores et déjà être sûr que ces tentatives sont vouées à l’échec. Ce n’est pas telle ou telle école économique qui a échoué, ni telle ou telle génération particulière d’économistes ; le problème réside dans le postulat sur lequel repose l’économie bourgeoise depuis l’époque d’Adam Smith : la conception mystifiante de la forme capitaliste de richesse qui est à la base de toute l’économie bourgeoise.
La théorie économique bourgeoise mystifie la marchandise et la valeur – ou leurs formes phénoménales – en catégories universelles de toute forme économique allant au-delà de la simple autosubsistance, donc de toute société fondée sur la division du travail. Voilà pourquoi la théorie des crises devra à jamais rester, pour cette théorie, un complet mystère. Il en va tout autrement de la critique de l’économie politique. En dégageant le caractère spécifique de la valeur et de la marchandise comme formes de richesse authentiquement capitaliste, elle peut poser la question pourquoi le système de la valorisation de la valeur, contrairement à tous les modes de production antérieurs, ne cesse d’engendrer des crises à partir de sa propre logique ; elle détient ainsi déjà la clé pour y répondre ; mais en plus, en tant que critique radicale de la forme capitaliste de richesse, la critique de l’économie politique est prédestinée à briller là où l’économie bourgeoise ne peut que se couvrir de ridicule : dans l’analyse de la crise fondamentale où culmine le développement du capitalisme au XXIe siècle.
Il faut toutefois que certaines conditions soient remplies pour pouvoir mettre à profit l’énorme potentiel analytique que recèle la critique de l’économie politique. Concernant l’élaboration de la théorie, il faut d’abord s’engager sur une voie opposée à celle suivie par les marxistes au cours des dernières décennies. Rien n’est aussi désastreux que le besoin, commun à presque tous les économistes de gauche, de niveler la différence entre la critique de l’économie politique et les sciences économiques positives en faillite. Rien n’est aussi inutile que les tentatives insipides de marier Marx avec Keynes ou de le réduire aux postulats de la science économique bourgeoise, comme le fait Heinrich.
Cependant, ce n’est là qu’une des conditions. La « reconstruction » du niveau de la critique de l’économie politique tel que Marx l’avait atteint ne fournit pas, à elle seule, les armes conceptuelles et catégorielles permettant de saisir les contradictions du capitalisme moderne. Si l’on veut comprendre la crise actuelle du marché mondial « comme regroupant réellement et égalisant violemment toutes les contradictions de l’économie bourgeoise » (Marx, Théories sur la plus-value, tome II, p. 608), il est en plus indispensable de pousser la critique de l’économie politique avec Marx au-delà de Marx.
C’est surtout sur un point, déterminant pour l’analyse du capitalisme contemporain, que le système de la critique de l’économie politique, dans la version de Marx, est restée incomplète. C’est avec une méticulosité infinie que Marx a dévoilé les secrets du « fétichisme de la marchandise », qu’il a donc exposé le rapport social médiatisé par des marchandises produites pour les marchés de biens. Cela, ainsi que la découverte de la valeur d’usage spécifique de la marchandise « force de travail », l’a mis en mesure de comprendre le circuit du capital en fonction. En revanche, son analyse des marchandises peuplant les marchés financiers et de capitaux (actions, créances de toute sorte, etc.) n’est, contrairement à son intention originelle, jamais allée au-delà de quelques ébauches fragmentaires[17]. Certes, dans la cinquième section du livre III du Capital, Marx évoque le fait que le capitalisme ne transforme pas seulement en marchandises des tomates et des textiles, mais que l’argent, lui aussi, devient marchandise en sa qualité de valeur d’usage comme capital potentiel[18]. Cependant, l’exposé s’interrompt avant que la question décisive soit posée et a fortiori résolue : dans quelle mesure le fait de rehausser le monde marchand d’un deuxième étage change-t-il le système de la production capitaliste de richesse ? Comment l’accumulation du type de marchandise désigné par Marx avec le terme de « capital fictif » s’intègre-t-elle logiquement dans le procès global de l’accumulation ? La discussion marxiste a échoué à compléter l’exposé marxien (resté lacunaire) du système de la richesse capitaliste (voir Lohoff/Trenkle 2014, p. 125). Au lieu de cela, on a pris l’habitude de mettre à l’écart, comme négligable, ce qui a été traité de façon insuffisante. Dans la discussion marxiste, le mouvement d’accumulation du capital global est habituellement identifié avec le mouvement d’accumulation du capital en fonction, ce qui minimise l’importance des marchandises négociées sur les marchés financiers et de capitaux.
Du vivant de Marx, la multiplication des marchandises négociées sur les marchés financiers n’était qu’un phénomène marginal pour l’accumulation globale. Si Marx n’a pas consacré la même attention au deuxième étage du système producteur de marchandises qu’au premier, à savoir le mouvement du capital en fonction, c’est donc aussi dû aux circonstances de l’époque. Concernant l’analyse des crises du XIXe siècle, l’absence – dans l’édifice global de la critique de l’économie politique – d’une théorie cohérente de la marchandise « capital » et de ses particularités n’a guère porté préjudice au pouvoir explicatif de l’analyse marxienne. Les choses se présentent différemment en ce qui concerne l’analyse des phases ultérieures du développement capitaliste. Déjà, le passage de la Grande Dépression des années 1930 au boom économique de l’après-guerre ne peut pas être vraiment compris si l’on ne comprend pas le rôle joué alors par l’extension de la création monétaire de crédit (voir Lohoff/Trenkle 2012, pp. 177). Et le capitalisme contemporain, dans lequel l’augmentation du capital fictif est devenue le véritable centre de l’accumulation du capital, demeure un mystère complet sans une compréhension des lois de mouvement propres aux marchandises négociées sur les marchés financiers et de capitaux, compréhension elle-même dérivée de la critique de l’économie politique et fondée sur ses catégories. Tant que les économistes marxistes refusent de prendre au sérieux l’augmentation du capital, dans le monde miraculeux du capital fictif, comme sphère à part de l’accumulation du capital, dont la dynamique est fondée sur le fait que de la valeur future est aspirée vers le présent, ils resteront aussi désorientés et aconceptuels face au capitalisme contemporain que leur collègues des sciences économiques bourgeoises.
En formulant l’approche critique de la valeur, nous avons dès le début tenu compte du problème du capital fictif ; ainsi la phase de boom économique à partir du milieu des années 1980 ne nous a pas empêchés de voir que la troisième révolution industrielle sape la base de la valorisation de la valeur. Dès les premières publications de Krisis, nous avons affirmé que la nouvelle poussée d’accumulation, dans laquelle de nombreux critiques voulaient voir la preuve de la capacité éternelle du capitalisme à se renouveler, était portée non par l’extension de l’utilisation effective de force de travail, mais par l’accumulation de capital fictif, donc par l’anticipation précaire d’une production de valeur future. Le fondement théorique de cet argument – qui explique pourquoi la crise structurelle de la valorisation de la valeur ne débouche pas immédiatement sur une crise manifeste (elle ne se produit qu’avec un long retard) – devait rester néanmoins lacunaire, vu d’aujourd’hui. Dans le livre La Grande Dévalorisation (Lohoff/Trenkle 2014), nous avons tenté de combler cette lacune en présentant une critique de la forme-marchandise augmentée d’une analyse systématique du capital fictif. La deuxième partie du livre s’appuie sur des fragments du Livre III du Capital pour traiter du caractère particulier des titres de propriété (actions, créances et dérivés) compris comme des marchandises d’ordre 2, soulignant ainsi qu’ils constituent un département à part au sein de l’univers marchand et qu’ils obéissent à des lois de mouvement spécifiques[19]. Le discours sur le « syphonnage de production de valeur future » perdait ainsi son caractère descriptif et métaphorique pour prendre une signification précise en termes d’analyse de la forme-valeur. Cette signification peut être rappelée brièvement de la façon suivante.
L’univers de la marchandise se compose de deux départements : premièrement, des marchandises d’ordre 1, négociées sur les marchés des biens ; deuxièmement les marchandises d’ordre 2, négociées sur les marchés financiers et de capitaux (actions, créances, etc.). Ces deux types de marchandises représentent de la richesse capitaliste, d’une façon différente il est vrai. Les premières représentent des éléments de la richesse capitaliste dans la mesure où du travail productif effectivement dépensé s’« objective » en elles, ce qui en fait des représentants de valeur. Mais la multiplication des marchandises d’ordre 2 – honteusement négligées par l’élaboration théorique du marxisme – signifie, dans un premier temps, une augmentation de la richesse capitaliste. Tant que des titres de propriété paraissent réalisables mais ne sont pas encore réalisés, ils représentent de la valeur future devenue capital. Dans la relation entre débiteur et créancier, entre acheteur de titre de propriété et vendeur de titre de propriété, le délire de la forme capitaliste de richesse atteint son paroxysme dans le fétiche-capital en tant que fétiche réel de la marchandise particulière « capital-argent ». Le fait que des titres de propriété soient émis et trouvent acheteur a pour conséquence que le résultat de travail futur, donc de production future de valeur – une production de valeur qui, peut-être, n’aura jamais lieu –, se représente dès aujourd’hui comme capital social supplémentaire (Trenkle/Lohoff 2012, pp. 124).
Comme nous l’avons esquissé plus haut, la critique de l’économie politique de Marx s’en tient, en termes de théorie des crises, au leitmotiv suivant : le capital surmonte ses contradictions internes mais toujours en les élevant à une nouvelle échelle. Par rapport aux grandes crises du marché mondial, cela signifie que leur maîtrise comprend non seulement en germe les futures crises, mais que cette maîtrise n’est en outre possible qu’en créant des dimensions de crise supplémentaires. Il est vrai que Marx ne pouvait pas deviner jusqu’où irait cette dialectique qui consiste à résoudre les crises via l’extension des contradictions et la potentialisation de la crise. Sa théorie des crises culmine encore dans l’idée d’une limite interne, posée au capitalisme en tant que système de la valorisation de la valeur. L’évolution historique, loin d’avoir rendue obsolète cette idée, en confirme, bien au contraire, la virulence. Elle oblige cependant à penser au-delà de l’horizon qui était celui des contradictions auxquelles Marx faisait face. Il se trouve que le système capitaliste mondial a développé une contradiction supplémentaire qui lui a permis, dans un premier temps, d’ignorer cette limite interne. Il s’est créé une nouvelle base, certes extrêmement précaire, en faisant de la capitalisation anticipée accélérée de valeur future le contenu proprement dit de l’accumulation. Or, loin d’avoir libéré le capitalisme de la crise, cette métamorphose implique qu’au XXIe siècle la grande crise du marché mondial prenne nécessairement le caractère d’une double crise du système où se chevauchent, d’une part, la crise structurelle de la valorisation de valeur, s’aggravant de plus en plus du fait des progrès réalisés dans la scientifisation de la production, et, de l’autre, la crise de l’anticipation de la valeur.
8. Le changement ignoré de la marchandise-argent
La détermination catégorielle des titres de propriété circulant sur les marchés monétaires et de capitaux comme un type de marchandises à part entière (marchandises d’ordre 2) obéissant à des lois de mouvements spécifiques et contribuant, à sa manière, à l’accumulation de richesse capitaliste signifie un approfondissement de la critique de l’économie politique au-delà du niveau jusque-là atteint. Elle implique qu’un autre aspect central de la théorie marxienne doive et puisse être repensée : la théorie de l’argent. Quand Marx détermine l’argent en tant que « marchandise générale », son exposé sous-entend toujours que la marchandise-monnaie se recrute dans les rangs des marchandises négociées sur les marchés de biens. Pour Marx, derrière tout argent, se tient au bout du compte le métal précieux Or. Du vivant de Marx, cela était tout à fait exact, et pas seulement du point de vue empirique ; tant que le capital en fonction constitue la forme du capital qui domine tout et que les marchandises d’ordre 2 ne jouent qu’un rôle marginal dans le système de la production capitaliste de richesse, il est nécessaire, y compris du point de vue logique, qu’un membre de ce département de l’univers marchand exerce le rôle de « marchandise reine ». Or, sur la base du système capitaliste, ce système n’est pas incontournable. Comme nous l’avons évoqué, il est inhérent à la dynamique du capitalisme de déplacer la part détenue par chacun des deux départements de l’univers de la marchandise dans la richesse globale du capitalisme. Cela doit se voir aussi dans l’attribution du rôle de la marchandise générale. Plus l’importance des marchandises d’ordre 2 est grande, plus la position de la marchandise-monnaie classique, l’or, devient intenable. L’ascension des marchandises d’ordre 2 au rang de figure dominante de la richesse capitaliste a déjà pour condition un changement complet dans l’attribution du rôle de la marchandise-monnaie. Pour que la prolifération gigantesque d’actions et de créances de toutes sortes soit possible, la marchandise générale doit se recruter, elle aussi, dans les rangs des marchandises d’ordre 2. Ainsi, l’anticipation de la création future de valeur devient non seulement le moteur de l’accumulation de capital, mais également la base du système monétaire.
Quand, à la suite du mouvement de 68, on reprit la critique de l’économie politique, l’existence d’un deuxième étage de l’univers de la marchandise où est produite et où se négocie la marchandise « capital-argent » resta occultée sur le plan analytique. Or l’élaboration de théorie marxiste fut incapable de trouver un accès à la question du système monétaire moderne, accès tenant compte, de manière catégorielle, du niveau de développement atteint par le capitalisme, tout en restant fidèle à la marchandise-monnaie, ce postulat incontournable de la critique de l’économie politique. Au début des années 1970, des auteurs tels que Backhaus voyaient au moins encore clairement quelle était la tâche qui s’imposait en matière de théorie de l’argent, même s’ils n’avaient aucune solution à proposer. Si, d’une part, Backhaus constatait qu’avec l’abolition de l’étalon-or du dollar, l’or était mis hors service comme marchandise-monnaie, il se démarquait en même temps nettement de la théorie nominaliste de l’argent telle qu’elle avait cours dans la science économique bourgeoise. Une théorie marxiste de l’argent qui argumente de façon nominaliste, était pour lui, à juste titre, un « fer en bois » (Backhaus 1974, p. 61). Étant donné l’« imbrication intrinsèque de la théorie de la valeur et de la théorie de l’argent » – et à ce sujet Backhaus ne laissait planer le moindre doute – , tout l’édifice de la critique de l’économie politique part en fumée dès lors que le caractère marchand de l’argent est abandonné : « Quand on affirme que la théorie marxienne de l’argent est intenable, il devient impossible de soutenir la validité de la théorie de la valeur-travail chez Marx » (Backhaus 1974, p. 61).
Au début des années 1970, Backhaus considérait qu’une des tâches les plus urgentes de la discussion marxiste était de développer une théorie de l’argent « non-nominaliste », qui tiendrait compte de la démonétarisation de l’or. Cependant, ni lui ni d’autres tenants de la « nouvelle lecture de Marx » ne se sont jamais sérieusement attelés à cette tâche ; au lieu de cela, la sensibilisation pour ce type de problème s’est perdue au cours des dernières décennies.
En termes de théorie de l’argent, les différents courants marxistes opèrent aujourd’hui avec deux conceptions, inutilisables l’une comme l’autre. Si l’une d’elles reste attachée à l’existence d’une marchandise-monnaie, c’est seulement en liquidant le problème fondamental d’une théorie de l’argent argumentant dans le cadre de la critique de l’économie politique. Des auteurs comme Dieter Wolf (2009), Ansgar Knolle-Grothusen (2009) et Stephan Krüger (2009) vont jusqu’à affirmer que l’or continue d’occuper la position de la marchandise-monnaie, comme à l’époque de Marx. Selon cette conception, le système monétaire contemporain se distinguerait seulement du système classique de l’étalon-or – le système du XIXe siècle – par le fait qu’aujourd’hui, le rattachement est caché. Stephan Krüger appartient aux tenants de cette position qui, à grand renfort d’arguties, cherchent à mystifier la démonétarisation du métal précieux en une simple « idéalisation » qui n’affecterait pas outre mesure la nature du système monétaire (voir Krüger 2009, p. 224). D’autres, comme Dieter Wolf refusent carrément de descendre au niveau vulgaire qu’est le système monétaire réel. Pour eux, la nécessité absolue d’une marchandise-monnaie dans le système de l’économie politique est une preuve suffisante. Au final, la fausse conclusion sous-jacente est toujours la même : concernant la marchandise-monnaie, il n’y a jamais eu, manifestement, de changement de l’or vers une autre marchandise produite pour les marchés de biens et négociée sur eux ; quant au type de marchandise qui peuple les marchés monétaires et de capitaux, on ne lui prête, selon la tradition du vieux marxisme, aucune attention ; il est donc impossible que l’ancienne souveraine puisse avoir été mise hors service. Le métal précieux continue toujours d’occuper la place de reine dans l’univers de la marchandise.
Concernant la question de la marchandise-monnaie, la « nouvelle lecture de Marx » plus récente occulte de la même manière que Dieter Wolf et Stephan Krüger le fait que le capital-argent se négocie comme une marchandise. Cependant, la conclusion erronée à laquelle elle arrive est inversée. De la démonétarisation de l’or, elle conclut à la non-existence d’une marchandise-argent. Et c’est le chef de file de la « nouvelle lecture de Marx », Michael Heinrich qui, en tête, s’engage dans la même fausse route contre laquelle Backhaus avait mis en garde il y a quarante ans. Heinrich reprend – comme nous le faisions remarquer – l’interprétation de l’argent telle qu’on la trouve habituellement dans la science économique bourgeoise, l’utilisant comme une entrée en matière pour ce qui est de fait sa sortie de la critique de l’économie politique[20]. À cet égard, il est significatif que Heinrich ne s’embarrasse guère de justifications théoriques pour fonder son affirmation selon laquelle l’idée d’une marchandise-monnaie est intenable. Cela est inutile, selon lui, car il considère l’inexistence d’une marchandise-monnaie et la justesse de la conception nominaliste comme une évidence immédiate. Cependant cette prétendue évidence repose sur des actes manqués théoriques dans le maniement des catégories de base de la critique de l’économie politique en termes de théorie de largent.
On sait que, dès le XIXe siècle, il y a eu du papier-monnaie (à côté des premières monnaies scripturales). Il n’est toutefois pas venu à l’idée de Marx d’y voir une contre-preuve de la nécessité d’une marchandise-monnaie. Au lieu de cela, son analyse distingua rigoureusement entre les représentants de l’argent en papier qui, dans des fonctions particulières (surtout comme moyen de circulation), peuvent remplacer la marchandise-monnaie, et la marchandise-monnaie proprement dite. Pour Marx, la base du système monétaire ne se composait ni des papiers en circulation ni des promesses de paiement privées qui, dès cette époque, jouaient un rôle important dans les transactions financières[21] ; le fondement, c’étaient les encours, composés en premier lieu d’or monétaire, des banques centrales responsables de l’émission de papier-monnaie. Marx situait la marchandise-monnaie non pas dans les porte-monnaies des sujets privés de l’économie (les pièces d’or étaient une fin de série déjà au XIXe siècle), où Heinrich va la chercher, mais dans les chambres fortes des banques centrales. C’est là que, dès cette époque, se concentrait la marchandise générale à laquelle le papier-monnaie doit sa couverture et de laquelle est dérivé son rôle en tant qu’argent (-représentant de celui-ci).
Cette différence analytique entre représentants de l’argent et marchandise-monnaie, qui est centrale pour la critique de l’économie politique, Heinrich l’abandonne. Quand il parle d’argent, il se contente d’énumérer les différents ersatz d’argent qui servent de médiations dans les transactions financières quotidiennes. En revanche, il occulte ce qui, précisément, devrait être analysé du point de vue de la critique de l’économie politique, à savoir les réserves monétaires. Or c’est uniquement à cette façon de procéder que la conception de l’argent comme simple signe doit son caractère pseudo-plausible.
Si, toutefois, on ne se convertit pas d’emblée au concept d’argent de la science économique bourgeoise et que, dans la recherche d’un successeur possible à l’ancienne marchandise reine, l’or, on garde à titre d’hypothèse la distinction marxienne entre marchandise-monnaie, concentrée auprès des banques centrales, et représentants de celle-ci, alors on ne voit pas en quoi la prétendue disparition de la marchandise-monnaie serait évidente. Celui qui, au lieu du contenu des porte-monnaies privés, regarde le fondement du système monétaire, les encours des banques centrales, ne rencontre nullement une montagne de signes, mais des marchandises d’ordre 2. Si l’on excepte ce qu’il y reste encore comme or monétaire, ce sont toutes sortes de titres et d’obligations qui s’y amassent de même que des créances sur les banques et d’autres débiteurs (voir BCE 2013, p. 6) ; ce sont elles qui couvrent l’argent-signe émis par la banque centrale.
9. La crise de la marchandise générale
Ce n’est, bien entendu, pas ce texte qui permettra de combler la lacune que constitue l’absence d’une théorie de l’argent dans le système de la critique de l’économie politique. Un travail spécialisé et plus détaillé aura pour tâche de rattraper ce qui a été négligé et de percer les mystères du système monétaire moderne. Mais même sans en avoir déchiffré dans le détail le mode de fonctionnement et la relation qu’y entretiennent l’argent-signe et la nouvelle marchandise-monnaie, on peut d’ores et déjà percevoir l’implication la plus importante en termes de théorie des crises.
Le point commun de toutes les crises est la destruction de richesse capitaliste, la destruction de capital et de valeur. Dans les crises, le capital échoue massivement à réaliser ce qui est sa fin existentielle, à savoir l’automultiplication, car les marchandises particulières dans lesquelles se représente le capital deviennent invendables et perdent, en totalité ou en partie, leur capacité de représenter de la valeur. Cela affecte les deux départements de l’univers de la marchandise de la même manière. Quand des moyens de production perdent leur valeur d’usage, qui est de servir à la production de survaleur, et quand des marchandises d’ordre 1 ne s’écoulent qu’à leur prix de revient, du capital en fonction est retiré de la circulation et dévalorisé. Et quand les cours boursiers s’effondrent ou quand des créances deviennent toxiques, cela revient alors à la destruction de capital fictif.
Dans les grandes crises du marché mondial, toutes les marchandises particulières sont donc en principe menacées de dévalorisation. Il en va autrement pour ce qui est de la marchandise générale. Que celle-ci, au cours des grandes crises, puisse être touchée ou non par le procès de dévalorisation dépend du type de marchandise qui occupe la position de marchandise reine. Tant que l’or est assis sur le trône (ou une autre marchandise d’ordre 1), le procès de dévalorisation qui accompagne les grandes crises épargne la marchandise générale. Comme « objectivation » de travail général effectivement dépensé, la marchandise générale « or » est la marchandise absolue (Marx) et est ainsi un porteur de valeur immunisé contre la perte de sa validité durant la crise. C’est cela qui, sur la base de la couverture-or, rend le médium argent dans son ensemble, donc aussi l’argent-signe, résistant aux crises et à la dévalorisation. Mais les choses se présentent autrement dès lors que ce sont les titres de propriété, déposés auprès de la banque centrale, qui assument la fonction de marchandise-monnaie. Ces titres peuvent en principe se révéler tout aussi irréalisables que la marchandise-monnaie, perdant ainsi leur capacité à incarner de la valeur future, comme d’autres créances, donc aussi à l’instar d’autres marchandises d’ordre 2. Avec le changement de la marchandise-monnaie, c’est donc la résistance à la dévalorisation de la marchandise générale qui se perd. Les procès de dévalorisation lors des grandes crises du marché mondial affectent désormais, outre les marchandises particulières, également la marchandise générale et, ainsi, le médium argent lui-même.
À la surface visible, ce changement peut se lire dans l’émergence d’un phénomène inconnu à l’époque du capitalisme de la couverture-or : l’inflation séculaire. Certes, il y a eu, dès le XIXe siècle, des phases pendant lesquelles le niveau général des prix augmentait, mais celles-ci étaient de courte durée et se limitaient aux périodes de haute conjoncture. Quant aux crises, elles étaient déflationnistes – y compris la crise économique mondiale des années 1930 – et s’accompagnaient donc d’une baisse du niveau général des prix ; dans ces circonstances, le niveau des prix à long terme restait stable.
Marx fournit l’explication catégorielle de ce type de crise. La résistance à la dévalorisation de la marchandise générale « or » a pour conséquence que la dévalorisation des marchandises particulières se traduit, dans la crise, par une baisse des prix des biens particuliers. Le fait qu’il devienne impossible aux marchandises particulières de s’échanger contre de l’argent ou contre son représentant en papier et de réaliser ainsi leur valeur constitue pour Marx le mécanisme de crise déterminant : « Plus question de la [la monnaie, l’argent] remplacer par des marchandises profanes. La valeur d’usage de la marchandise devient sans valeur, et sa valeur disparaît devant la propre forme-valeur de la monnaie. Il y a peu, le bourgeois déclarait encore, ivre de cette volonté présomptueuse d’éclairer autrui que vous donne la prospérité, que l’argent n’était qu’une illusion vide de sens. Seule la marchandise est argent. Seul l’argent est marchandise ! Voilà ce que l’on entend maintenant sur le marché mondial. Son âme crie après l’argent, la seule richesse, comme le cerf brâme après l’eau fraîche. Dans la crise, l’opposition entre la marchandise et sa figure valeur, la monnaie, s’exacerbe jusqu’à la contradiction absolue. C’est pourquoi la forme phénoménale de l’argent est indifférente ici. La famine monétaire reste la même, qu’il faille payer en or, en monnaie fiduciaire, en billets de banque par exemple » (Karl Marx, Le Capital, PUF, 1993, p.156).
Dans ses explications fragmentaires à propos du capital porteur d’intérêts dans le troisième livre du Capital, Marx se penche sur les théories de crises de son époque. Il se moque alors, entre autres, des positions qui veulent voir dans la crise le résultat d’un approvisionnement insuffisant en moyens de paiement, et qui défendent en conséquence une extension de l’allocation de crédits comme solution à la crise : « Ceux qui affirment qu'il existe simplement un manque de moyens de paiement, ou bien ont simplement en vue les possesseurs de garanties bona fide, ou bien ce sont des fous, qui s’imaginent que c’est le devoir d’une banque de muer tous les banqueroutiers en capitalistes sérieux et solvables , grâce à de petits bouts de papier » (Marx, Le Capital, livre III, p. 474-475, traduction modifiée). Qu’il puisse y avoir, faute de perspectives de profit, une pénurie de crédit qui, à son tour, aggrave la crise manifeste, voilà qui, pour Marx, semblait encore inévitable – et, avec l’or comme marchandise-monnaie, cela l’était effectivement. La diminution du crédit privé dans la crise était, exactement comme Marx le soulignait, indispensable pour empêcher une dépréciation « de la monnaie de crédit », qui « ébranlerait tous les rapports existants » (Marx, Le Capital, livre III, p. 475). En conséquence, la crise signifie pour Marx que la société capitaliste offre ses marchandises particulières et leur valeur sur l’autel de la forme de représentation générale de la richesse capitaliste. « Aussi la valeur des marchandises est-elle sacrifiée pour garantir l’existence mythique et autonome de cette valeur qu’incarne l’argent. Valeur monétaire, elle n’est du reste garantie que tant que l’argent est garanti. Aussi faut-il, pour sauver quelques millions d’argent, sacrifier bien des millions de marchandises. Ce phénomène […] est inévitable en système de production capitaliste et en constitue une des beautés » (Marx, Le Capital, livre III, p. 475-476).
Mais contrairement à ce que pensait Marx, cela ne fut pas le dernier mot du développement capitaliste. D’une part, l’anticipation de valeur future allait prendre, avec le détrônement de l’or, une dimension et un degré de stabilité qui en faisait un moment porteur de l’accumulation de capital à long terme ; de l’autre, on vit naître tout un ensemble d’instruments permettant de contrecarrer les crises cycliques et de mettre un terme à la dévalorisation des marchandises particulières face à la marchandise générale. Devant les menaces de nouvelles poussées de crise, la mise hors service de l’or rend les banques centrales aptes à prendre en charge l’octroi expansif de crédits, tâche que certains contemporains de Marx entendaient encore proposer au système bancaire privé. Quand les gardiens de la monnaie achètent, dans une mesure suffisante, des titres de propriété, alors l’argent-signe, dont il y a un besoin urgent, afflue en contrepartie vers l’économie et s’oppose aux marchandises particulières. Le cerf brâmant reçoit ce dont il a soif. Non seulement des problèmes économiques conjoncturels de moindre envergure peuvent être ainsi résolus avec succès ; même la dernière crise du marché mondial, la plus profonde et se déroulant sur le modèle classique, celle des années 1930, n’aurait pu être surmontée sans l’adieu au métal précieux. Ce fut seulement par une anticipation de valeur future, garantie par la participation des banques centrales, que l’on a pu financer les énormes investissements nécessaires pour mettre en route le boom fordiste (voir Trenkle/Lohoff 2012).
Or, comme Marx le soulignait à juste titre, le mode de production capitaliste ne surmonte ses crises qu’en donnant naissance à de nouvelles contradictions et qu’en créant de nouvelles dimensions de crise. La solution apportée à la dernière grande crise s’avère, dans la prochaine, une charge explosive supplémentaire. Si, après le changement complet de la marchandise-monnaie, d’autres grandes crises du marché mondial se produisent, leur déroulement et leur contenu se distingueront d’une manière décisive du mécanisme des crises que Marx avait sous les yeux. Le mouvement de dévalorisation devient universel. Avec sa remarque moqueuse selon laquelle le sacrifice de « beaucoup de millions » en marchandises pour garantir « quelques millions en argent » faisait partie d’« une des beautés» de la production capitaliste, Marx a sans doute bien saisi la nature des crises déflationnistes du XIXe siècle ; mais la grande crise du marché mondial qui est celle du XXIe siècle donne à voir un spectacle autrement fou : en tant qu’autocontradiction vivante, le mode de production capitaliste va vers une crise au cours de laquelle non seulement les marchandises particulières perdent leur capacité de représenter de la valeur, mais encore où la marchandise générale subit, elle aussi, cette perte. À l’effondrement de la production marchande se joint la destruction (l’autodestruction) du médium argent.
Dans les discussions sur la crise, à gauche, on entend souvent dire que Marx aurait grandement sous-estimé la capacité du capitalisme à surmonter les crises. Ce reproche vise presque toujours à désavouer l’idée d’une limite inhérente au mode de production capitaliste. Le message est aussi clair que plat : le mode de production capitaliste a survécu aux crises du passé, il résistera donc à toutes les crises à venir. Or, en un sens, ce reproche contient quelque chose de juste – à condition de ne mettre l’argument de la tête sur les pieds. Marx a en effet sous-estimé la capacité du mode de production capitaliste à venir à bout de ses crises dans la mesure où il n’avait pas prévu l’important potentiel de contradiction et de crise que le capitalisme a développé au cours des dernières décennies : il est possible, dans la logique tordue de la richesse capitaliste, que l’anticipation d’une production future de valeur se transforme, face à la crise de la valorisation effective de la valeur, en base de substitution de l’accumulation de capital. Aux contradictions de base déjà analysées par Marx, s’ajoute une nouvelle folie fondamentale qui vient couronner le système des contradictions du capitalisme. La vision marxienne du mode de production capitaliste en tant que kamikaze des modes de production n’en devient pas obsolète pour autant, loin de là. Sauf que Marx n’avait pas prévu l’étendue et le soin avec lesquels la société capitaliste met en œuvre son autodestruction.
Paru dans le n°16/17 de la revue Illusio (Bord de l'eau, 2017)
Traduction de l’allemand au français par Wolfgang Kukulies
Ernst Lohoff est membre du groupe allemand Krisis. Il est le co-auteur, avec Robert Kurz et Norbert Trenkle, du Manifeste contre le travail ; et avec Norbert Trenkle, de La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’Etat ne sont pas les causes de la crise, Post-éditions, 2014.
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[1] Le lecteur d’aujourd’hui achoppe, bien sûr, sur la première des deux phrases citées ici, en ce que Marx identifie l’Homme producteur avec l’homme producteur. Le fait que Marx se révèle, par cette réduction, l’enfant d’une époque totalement patriarcale, n’enlève toutefois rien à l’affirmation centrale : les crises économiques sont un phénomène authentiquement capitaliste.
[2] Par rapport au « jeune Marx », le « Marx de la maturité » a corrigé son argumentation seulement en ce qu’il ne se refère plus – comme c’était le cas encore dans le Manifeste du Parti communiste – au sujet classiste bourgeois, mais traite le capital de manière conséquente comme « sujet automate ». Ainsi, on peut lire dans le Livre III du Capital : « Sans cesse la production capitaliste s'efforce de vaincre ces entraves qui lui sont inhérentes et elle ne parvient à les surmonter que par des moyens qui les font réapparaître et les renforcent... »
3 Cela vaut surtout pour le marxisme classique du mouvement ouvrier. Un des rares auteurs à s’être penché sérieusement sur le problème de la forme capitaliste de richesse fut I.I. Roubine avec ses Études sur la théorie de la valeur chez Marx (Roubine 1973).
[4] La pratique éditoriale a, bien entendu, également contribué à cela. Les Grundrisse, l’écrit critique de l’économie où Marx a formulé cette idée de manière plus détaillée, ne furent publiés qu’en 1939 après avoir été oubliés pendant plus de 80 ans ; avant, ils sommeillaient, en partie inaccessibles, dans les archives.
[5] Une des rares exceptions est l’approche de Rosa Luxemburg, centrée sur le problème de la sous-consommation.
[6] En ce qui concerne le travail privé accompli par des producteurs indépendants et qui s’objective sous la forme de marchandises, il s’agit d’un type d’activité humaine bien spécifique qui ne s’est formé qu’avec le mode de production capitaliste. Cette catégorie était inexistante dans des sociétés précapitalistes, car le processus de production y était encore enchâssé dans des rapports de dépendance personnels. On ne peut parler de travail privé que dans la mesure où les relations sociales entre les producteurs prennent la forme de relations anonymes de marché et où la synthèse sociale est réalisée par la marchandise et l’argent seuls. C’est parce que Marx, dans le premier livre du Capital, examine la forme élémentaire de la richesse capitaliste, la marchandise et le mouvement de valorisation du capital, qu’il y traite aussi exclusivement le type de travail qui y correspond, à savoir le travail privé, accompli par des producteurs indépendants. Cette focalisation n’est pas liée à l’assertion selon laquelle tout travail accompli dans le capitalisme revêt ce caractère et s’objective dans la valeur de marchandises. Par conséquent, Marx, dans la suite de son exposé, introduit, à côté du travail privé de producteurs indépendants, d’autres types de travail, nés en même temps que le mode de production capitaliste. Dans le livre II du Capital, Marx évoque le « travail commercial ». Celui-ci ne particpe pas à la production de marchandises, mais est uniquement en charge de leur circulation. Ce faisant, il ne crée pas de valeur, mais l’aide seulement à se réaliser. Dans le livre III du Capital, Marx va encore un peu plus loin en introduisant, à propos de l’activité des scientifiques et des fonctionnaires publics, un contre-concept (immanent au capitalisme) à celui du travail privé de producteurs indépendants : celui de travail général (qu’il ne faut pas confondre avec le concept du travail abstrait général – la qualité, posant la valeur, du travail privé). Pour Marx, le travail général est, à côté du travail du savoir, le travail qui est nécessaire pour garantir les conditions infrastructurelles générales de la production marchande. Ce type de travail est indispensable au procès général de reproduction du capital et son importance augmente au fur et à mesure que les forces productrices se développent, mais il ne crée pas de valeur. Le travail général revêt cependant un caractère marchand dans la mesure où la force de travail est acquise comme une marchandise. Mais ce caractère se limite au côté valeur d’échange. En revanche, en ce qui concerne la valeur d’usage qui revient uniquement à l’acheteur, le travail privé et le travail général se différencient fondamentalement l’un de l’autre. Le travail privé a pour son utilisateur la valeur d’usage de produire de la valeur et de la survaleur ; cette valeur d’usage fait défaut au travail général. Dans le cas de l’activité des fonctionnaires publiques, la différence avec le travail privé, accompli par des producteurs indépendants, apparaît de façon tangible. Le fonctionnaire de police, l’employé municipal et l’instituteur sont tous des salariés, mais leur travail ne pose pas de valeur ne serait-ce que parce que le produit de ce travail (l’ordre public, l’acte administratif ou l’éducation primaire) n’est pas vendu par les pouvoirs publics. Mais ce n’est pas l’unique variante du travail général. Celui-ci existe également de plus en plus dans des entreprises capitalistes produisant des marchandises. En font partie des activités administratives internes, le travail de recherche et de développement ainsi que la publicité. Ces activités sont nécessaires pour que l’entreprise puisse produire et vendre, mais, contrairement au travail de production immédiat, elles ne peuvent être attribuées à une quantité de marchandises définissable de manière plus précise, ce qui fait qu’elles n’entrent pas dans la production de valeur immédiate. Avec la troisième révolution industrielle, une autre variante de travail général, aussi peu productrice de valeur que l’activité de l’État, a pris une grande importance : le travail du savoir, qui se traduit par des biens universellement utilisables, par exemple le software (voir Lohoff 2006).
[7] Un point de référence central de ce débat a été le livre de Roman Rosdolsky La Génèse du Capital, paru pour la première fois en 1968.
[8] Cet aspect est signalé aussi par Moishe Postone : « Comme Hilferding, Reichelt pense que le contenu de la valeur sous le capitalisme serait “consciemment érigé en principe de l’économie”. La “forme” (la valeur) est entièrement séparable du “contenu” (le ‘travail’). Il s’ensuit que la forme est une détermination non pas du travail, mais de la façon dont il est socialement distribué ; selon cette interprétation, il n’existe aucun rapport intrinsèque entre la forme et le contenu, et il ne peut y en avoir, étant donné le caractère supposé transhistorique de ce dernier » (Moishe Postone 2009, p. 98-99)
[9] Concernant la valeur d’usage, Marx, au cours de son exposé dans Le Capital, s’empêtre dans une contradiction flagrante. Au début du Capital on lit ceci : « Les valeurs d’usage constituent le contenu de la richesse, quelle que soit par ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner, elles constituent en même temps les porteurs matériels de la valeur (…) d’échange » (Marx, Le Capital, premier livre, pp. 40-41). La valeur d’usage est donc prise ici comme un autre mot pour la richesse sensible matérielle créée par l’Homme et donc comprise comme une grandeur transhistorique. Or, à des étapes ultérieures de l’exposé dans le premier Livre du Capital, Marx parle de deux marchandises dont son analyse démontre que, outre leur valeur d’usage sensible matérielle, elles possèdent également une deuxième valeur d’usage – suprasensible et purement sociale – qui, dans l’économie bourgeoise, est aussi leur valeur d’usage essentielle. Cela vaut d’abord pour la marchandise générale prise à part : l’argent. L’or, en devenant argent, est investi de la valeur d’usage qui consiste à représenter de la valeur sous la forme de l’échangeabilité immédiate. Cette valeur d’usage n’a ni caractère matériel ni caractère transhistorique. La force de travail, à son tour, a, outre sa valeur d’usage de d’engendrer certains biens (toile, habit), celle d’engendrer du profit et de la survaleur, et cette valeur d’usage – la seule qui intéresse le capitaliste – est, elle aussi, purement sociale dans un sens historique spécifique. Dans le livre III du Capital, Marx évoque le type le plus étrange de marchandise que le capitalisme ait engendré : le capital-argent négocié comme une marchandise. Cette marchandise – Marx est on ne peut plus clair à ce propos – n’a qu’une valeur d’usage purement sociale. Celui qui, par exemple, emprunte de l’argent, reçoit celui-ci « comme une valeur qui possède la valeur d’usage de créer de la survaleur, du profit » (Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 324). Cela s’accorde encore moins avec l’identité, affirmée dans le premier chapitre du Capital, entre valeur d’usage et richesse sensible matérielle. Cette inconsistance dans l’argumentation de Marx peut être levée sans problème. Il faut s’en tenir à ce que Marx, au cours de son exposé, fait effectivement et dire adieu à l’identité de la valeur d’usage et de la richesse sensible-matérielle et, par là, à la notion transhistorique de valeur d’usage. L’opposition entre la valeur d’usage et la valeur d’échange n’est pas une opposition entre une catégorie transhistorique et une catégorie capitaliste spécifique, mais une opposition interne au sein du rapport-valeur.
[10] Celui qui interprète la valeur d’usage comme une catégorie transhistorique ne peut que scinder de la même manière la pratique humaine qui produit les marchandises, c’est-à-dire le travail. En conséquence, dans le livre premier du Capital, c’est uniquement dans sa détermination de travail abstrait, de travail qui pose de la valeur d’échange, que le travail passe pour quelque chose de spécifiquement capitaliste. Le travail concret, en revanche, existerait dans toutes les formations sociales, sans différence. Dans ses écrits de jeunesse, Marx avait parlé un tout autre langage, attaquant le travail en tant que tel d’une façon aussi virulente que juste : « Le “travail” est par nature l'activité asservie, inhumaine, asociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée » (Karl Marx, À propos de Friedrich List, « Le Système national de l'économie politique », Pléiade III, p. 1434, Paris 1982). Mais au lieu de poursuivre cette attaque frontale dans le Capital et de la préciser sur le plan catégoriel, Marx a désamorcé sa critique, utilisant la notion de travail de manière adaptée à la religion dominante du travail. Et ce alors que la différenciation entre travail qui pose de la valeur d’échange et travail qui pose de la valeur d’usage peut être formulée, sans problème, d’un point de vue qui conçoit le travail, comme le Marx des écrits de jeunesse, comme une forme d’activité spécifiquement capitaliste. L’opposition entre travail concret et travail abstrait est une opposition interne au rapport-valeur. Les deux pôles, travail concret et travail abstrait, n’existent qu’à l’intérieur de la relation établie par la valeur.
[11] Ce n’est qu’à partir des années 1990 qu’il y eut des positions corrigeant cette conception tant de la valeur d’usage que du travail concret. La première à faire une critique de la conception tronquée de la valeur d’usage fut Kornelia Hafner (1993). Krisis a fait sienne cette critique et a fait de cet essai une occasion pour réfléchir sur une désontologisation de la catégorie du travail concret. Le passage à une critique radicale du travail comme forme d’activité spécifiquement capitaliste est marqué par l’essai de Robert Kurz « Postmarxisme et fétiche-travail », paru dans le numéro 15 de la revue Krisis.
[12] Postone (2009) parle à juste titre d’une « dynamique historiquement directionnelle, immanente » (par exemple p. 275).
[13] Sur le problème du démarquage entre travail productif et travail improductif, voir Samol (2006).
[14] Il est vrai que les représentants avertis de ce courant savaient bien que la valeur et le travail abstrait ne sont pas tombés du ciel, et qu’ils possèdent quelque chose comme une histoire d’installation, mais cela s’est arrêté là. À partir du moment où la valeur et le travail abstrait sont établis, libérés de tous leurs résidus précapitalistes et parfaitement formés, ils cessent d’être soumis, selon la conception marxiste courante, à toute évolution ultérieure.
[15] Norbert Trenkle l’a signalé il y a déjà dix ans, et depuis les choses n’ont guère changé (Trenkle 2000).
[16] En réalité, la réduction de la valeur à un phénomène de la circulation et l’élimination du problème de l’abstraction réelle font que le résultat de la discussion, par Heinrich, de la théorie des crises de Marx est déjà présent avant même qu’il ne l’entame.
[17] Le plan originel de son opus magnum prévoyait un livre consacré spécialement au système de crédit (voir MEW ???). Mais celui-ci ne fut jamais écrit.
[18] « En cette qualité de capital potentiel, d’instrument à produire du profit, l’argent se fait marchandise, mais marchandise d’une sorte particulière. Autrement dit, ce qui revient au même, le capital en tant que tel devient marchandise » (Karl Marx, Le Capital, livre III, p. 319).
[19] Je publierai prochainement, sous le titre « Le fétiche-capital », une analyse plus approfondie de ce type de marchandise.
[20] Tant les tenants d’une théorie nominaliste de l’argent que les derniers « métallistes » représentent une conception anhistorique et statique de l’argent. Pour les uns, l’argent est, depuis la nuit des temps, un signe de par sa nature même, tandis que, pour les autres, il a toujours été métal précieux. Il serait étrange que la critique de la valeur qui, généralement, aspire à une historicisation conséquente de toutes les catégories capitalistes, s’arrêtât justement à la catégorie de l’argent. Il est vrai que cette conception anhistorique et statique des catégories capitalistes, qui est profondément ancrée dans la tradition marxiste, ne peut être liquidée d’une seule traite mais doit être dépassée par étapes. La formulation, qui reste encore à venir, d’une théorie de l’argent solide qui réussirait à saisir la dynamique historique inhérente au capitalisme constitue la prochaine étape du projet général d’historicisation. S’il est désormais possible d’accéder à une telle formulation, c’est seulement parce qu’il a été possible d’intégrer l’analyse des marchandises d’ordre 2, laissée de côté par la tradition marxiste, dans la critique de l’économie politique. Ce pas décisif, Robert Kurz ne l’a pas fait (avec nous). C’est ainsi que, dans son livre posthume Geld ohne Wert, l’historicisation de l’argent s’arrête dès qu’il est question de l’histoire intérieure du capitalisme. Dans la première partie, Kurz fait encore ressortir, de manière convaincante, que l’argent précapitaliste (« de l’argent qui n’en est pas encore un ») est fondamentalement différent de l’argent dans le capitalisme. Cette idée n’a jamais été formulée par les tenants de la critique de la valeur avec autant de clarté. En revanche, devant le problème de savoir comment le postulat d’une marchandise-monnaie, constitutive de la critique de l’économie politique, et la dynamique historique de développement du capitalisme peuvent être pensés ensemble sur le plan catégoriel, Kurz se montre désorienté et finit par retomber dans le point de vue métalliste anachronique : « Or, l’argent, dans cette dernière fonction de conservation de la valeur comme véritable forme phénoménale de la richesse abstraite et tautologique, doit pouvoir montrer son corps en or » (Kurz 2012, p. 224), écrit-il, en citant la position de Marx qu’il approuve. Il n’a sans doute pas échappé à Kurz que le développement des cinquante dernières années dément ce postulat, mais il adopte, devant ce constat, un point de vue étrangement agnostique pour quelqu’un qui historicise les catégories capitalistes : « En termes de temps historique, il n’y a eu, depuis la décision de Nixon (il est question de la suppression de l’étalon-or du dollar américain en août 1971 ; E.L.), qu’un battement de cils pour ainsi dire ; une évaluation historique n’est donc pas encore possible » (Kurz 2012, p. 233). On ne saurait cacher plus pauvrement une lacune théorique. D’ailleurs, la suppression de la convertibilité du dollar en or n’a été que l’« accord final » d’un procès de démonétarisation de l’or. Le fait que le métal précieux avait fait son temps en tant que marchandise-monnaie devint manifeste pour la première fois en 1914 quand l’étalon-or, désormais incompatible avec les besoins de la guerre industrielle, s’effondra à grande échelle. Vu ainsi, cela fait tout de même déjà une bonne centaine d’années que dure ce « battement de cils historique » et, pour ce qui est de la classification théorique, il ne peut guère être laissé de côté comme une anomalie négligeable. Il est tout à fait concevable que, dans l’évolution ultérieure du processus de crise, l’or tiendra à nouveau, comme Kurz semble le penser, le rôle de la marchandise-monnaie. Mais, même ainsi, la tâche d’une classification, en termes de théorie de l’argent, de l’ordre monétaire actuel continuerait de devoir être accomplie.
[21] Au XIXe siècle, la forme la plus importante de telles promesses de paiement privées était encore la traite.