Les deux faces de la même médaille
« Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà "besoin de repos" et commence à se ressentir comme un sujet de honte. "Il faut bien songer à sa santé" — ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même »
Friedrich Nietzsche, "Loisir et désouvrement", Le Gai savoir
La gauche politique a toujours vénéré le travail avec un zèle particulier. Non seulement elle a élevé le travail en essence de l'homme, mais aussi elle l'a mythifié en l'érigeant en « contre-principe » du capital. Pour elle, ce n'était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital. C'est pourquoi le programme de tous les « partis ouvriers » a toujours été celui de « libérer le travail », non de se libérer du travail. Mais l'antagonisme social du capital et du travail n'est que celui de deux intérêts différents (quoique différemment puissants) à l'intérieur de la fin en soi capitaliste. La lutte de classes fut la forme sous laquelle ces intérêts contraires s'affrontèrent sur le terrain social commun du système de production marchande. Elle fit partie de la dynamique inhérente au mouvement de valorisation du capital. Que la lutte ait été menée pour des salaires, des droits, de meilleures conditions de travail ou la création d'emplois, son présupposé sous-jacent fut toujours la machine dominante avec ses principes irrationnels.
Le contenu qualitatif de la production compte aussi peu du point de vue du travail que du point de vue du capital. Ce qui compte, c'est uniquement la possibilité de vendre la force de travail au meilleur prix. Il ne s'agit pas de déterminer ensemble quelle signification et quel but donner à chaque activité. Si pareil espoir de réaliser l'autodétermination de la production dans le cadre du système de production marchande a jamais existé, les « ouvriers » ont depuis longtemps fait leur deuil de cette illusion. Il ne s'agit plus pour eux que d' « emplois », de « places » - ces notions prouvent déjà que toute cette opération n'a d'autre finalité qu'elle-même, ainsi que l'asservissement de ceux qui y participent.
Que produire, pourquoi et avec quelles conséquences ? Le vendeur de la marchandise force de travail s'en moque aussi éperdument que l'acheteur. Les ouvriers du nucléaire et des usines chimiques poussent les hauts cris quand on veut désamorcer leurs bombes à retardement. Et les « employés » de Volkswagen, Ford ou Toyota sont les adeptes les plus fanatiques du programme suicidaire de l'automobile. Non seulement parce qu'ils sont contraints de se vendre pour avoir le « droit » de vivre, mais aussi parce qu'ils s'identifient réellement avec cette existence bornée. Sociologues, syndicats, curés et théologiens professionnels de la « question sociale » y voient la preuve de la valeur éthico-morale du travail. Le travail forme la personnalité, disent-ils. Pour sûr : la personnalité de zombies de la production marchande qui n'arrivent même plus à concevoir une vie en dehors de leur cher turbin aux exigences duquel ils se plient tous les jours.
Mais si la classe ouvrière en tant que classe ouvrière n'a jamais été l'antagonisme du capital et le sujet de l'émancipation humaine, réciproquement les capitalistes et les managers ne dirigent pas la société selon la malignité d'une volonté subjective d'exploiteurs. Aucune caste dominante dans l'histoire n'a mené une vie aussi peu libre et misérable que les managers surmenés de Microsoft, Daimler-Chrysler ou Sony. N'importe quel seigneur du Moyen Age aurait profondément méprisé ces gens. Car, tandis que celui-ci pouvait s'adonner au loisir et gaspiller sa richesse de manière plus ou moins orgiaque, les élites de la société de travail n'ont droit à aucun répit. En dehors du turbin, elles ne savent pas quoi faire, sauf retomber en enfance : l'oisiveté, le plaisir de la connaissance et la jouissance sensuelle leur sont aussi étrangers qu'à leur matériel humain. Elles ne sont elles-mêmes que les esclaves de l'idole Travail, de simples élites de fonction au service de la fin en soi irrationnelle qui régit la société.
L'idole dominante sait imposer sa volonté impersonnelle par la « contrainte muette » de la concurrence à laquelle doivent se soumettre aussi les puissants, même lorsqu'ils dirigent des centaines d'usines et déplacent des milliards d'un point du globe à l'autre. S'ils ne s'y soumettent pas, ils sont mis au rebut avec aussi peu de ménagement que les « forces de travail » superflues. Et c'est leur absence même d'autonomie qui rend les fonctionnaires du capital aussi infiniment dangereux, non leur volonté subjective d'exploiteurs. Ils ont moins le droit que tout autre de s'interroger sur le sens et les conséquences de leur activité ininterrompue, de même qu'ils ne peuvent se permettre ni sentiment ni état d'âme. C'est pourquoi ils prétendent être réalistes quand ils ravagent le monde, enlaidissent les villes et laissent les hommes s'appauvrir au milieu de la richesse.
(Groupe Krisis (Nuremberg)* - Manifeste contre le travail)
Krisis est un groupe de militants allemands issus du marxisme, qui en rompant avec l'anticapitalisme tronqué du marxisme traditionnel, participe à la transformation de la critique de l'économie politique dans le sens d'une critique de l'ensemble des formes sociales et catégories capitalistes, la valeur, le travail, la marchandise, la masculinité, la féminité et l'État.