Clément Homs
Du supermarché à la tombe, en passant par les navires porte-conteneurs
Le transport maritime conteneurisé, épine dorsale du système-monde capitaliste
« Cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire. »
Guy Debord, La Société du spectacle, thèse 167
La mondialisation du rapport-capital s’invite chaque jour chez nous, qu’on le veuille ou non : un café équitable sud-américain par-ci, des fraises « bio » du Vaucluse ou d’Argentine par-là, un pot de yaourt aux myrtilles, une paire de chaussures de sport ou un jouet conçus dans les C.B.D.[1] des métropoles états-uniennes et fabriqués en Chine. Tous ces biens de consommation sont consommés à bas prix dans chaque ville d’Europe sans que les déplacements de plusieurs milliers de kilomètres effectués par ces marchandises, avec leurs problèmes d’organisation, d’aliénation de la vie, de coûts, de temps, de séparation, de risques, de perte d’autonomie, de destruction des cultures et de la civilité, de pollutions ou autres aléas éventuels, c’est-à-dire leurs conditions de possibilité concrètes, matérielles et vivantes, ne suscitent la moindre interrogation chez les clients/citoyens finaux ou intermédiaires, c’est-à dire les consommateurs/producteurs spécialisés des chaînes du travail sociétalisé, que nous sommes tous devenus[2].
En 1993, une étude montrait déjà que la spatialité pour fabriquer les différents éléments d’un simple pot de yaourt aux fraises, à Stuttgart en Allemagne, formait une distance de près de 9 115 km[3]. Car ces déplacements mondialisés qui sont maintenant bien plus considérables, sont en effet pleinement intégrés dans les processus de production, de vente et de consommation à travers la logistique qui permet l’échangisme généralisé où tout est marchandisé, et d’abord n’importe lequel d’entre nous dès que nous touchons sous la forme d’un équivalent général (l’argent) un simple salaire, une allocation d’État, des stocks options ou de l’argent « au noir ». Et l’évidence de ces déplacements est alors d’autant plus imprégnée dans notre imaginaire qu’ils déterminent obligatoirement chaque acte de notre quotidien, et ceci parce qu’aujourd’hui notre vie dépend en réalité d’un emboîtement généralisé de divers espaces en inter-relations échangistes que d’ailleurs la grande majorité d’entre nous ne connaîtrons jamais, et peut-être même pas seulement l’existence. La mondialisation - et à contre-pied de ce que croient encore les comiques écologistes - ne fait pas que s’inviter dans nos assiettes ou dans notre « mode de vie », c’est-à-dire notre « consommation ». Elle est simplement notre vie à chacun de ses instants de production comme de consommation, ou encore l’approfondissement de ces mêmes instants dans le temps séparé des loisirs. Et ceci simplement parce que nous « travaillons » tous comme rouages de l’interdépendance échangiste mondialisée.
La méga-machine capitaliste et ses individus-rouages
On connaît aujourd’hui le sentiment d’impuissance, le confusionnisme, le désarroi, les béquilles analytiques ordinaires pour beaucoup, l’incapacité finalement à se représenter de quoi dépendent maintenant nos vies dans leur devenir-complexe que provoque la dépossession générale de la vie dans la société du travail et de la consommation. Dans ce sentiment d’impuissance devant les agencements conditionnant maintenant la simple possibilité de nos vies, et qui maintenant dépassent largement l’agir réel des individus (ainsi par exemple du problème de la traçabilité des marchandises ou celui des innombrables intermédiaires que l’on ne connaîtra jamais en première personne), c’est là cette situation ordinaire de la quotidienneté de chacun où nous sommes tous devenus tributaires d'une grande chaîne et irresponsables du fait de cette interdépendance échangiste sur laquelle nous n’avons désormais plus aucune prise. « Ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité », écrivait Günther Anders[4]. Comment en effet se représenter simplement ce que nous sommes tous devenus dans nos vies ? Un monde où les activités non-économiques étaient l’essentiel, mais aussi où l’économie n’avait jamais existé avant son émergence aux XVIe et XVIIe siècle[5], et dans lequel la production et l’échange de « marchandises » n’y avaient qu’une place subsidiaire et complémentaire à l’autonomie à des rapports sociaux non-économiques (souvent de nature politico-religieuse comme l’ont montré Maurice Godelier pour les sociétés précapitalistes ou Jacques Le Goff pour les sociétés médiévales), a laissé place progressivement au cours des trois derniers siècles de « modernisation », à la transformation de l’organisation sociale en une société économique, où le principe de la production de marchandises et de leur échange a pris toute la place dans nos vies pour en devenir la forme de socialisation obligatoire, structurelle et totalisante. Nous sommes devenus des individus-rouages autrement dit les conditions de nos vies ne nous appartiennent plus, parce que l’économie est un système fétichiste autonomisé où nos propres rapports sociaux mènent leur vie propre sous une forme réifiée et dominent les hommes comme une puissance apparemment extérieure, en tant que système indifférent vis-à-vis de tout contenu concret et de toute finalité sensible. Dans une telle forme de vie sociale, chaque individu y est à la fois sujet et objet, sujet car ce sont bien des individus agissant qui fabriquent et reproduisent au travers de leurs rapports sociaux, le fétiche de la valeur se valorisant (le capital), mais rétroactivement les sujets finissent par être les objets[6] de leurs propres objets personnifiés, qui désormais agissent les individus devenus les rouages, les supports, les appendices du « sujet automate »[7] qu’est le capital. Il y a ainsi une production circulaire de la réalité sociale, où le capital produit comme son propre résultat ses conditions. Partout les formes sociales capitalistes empoignent les individus dans leur for intérieur et les transforment en monades de la totalité sociale. « En tant que sujets remarque J.-M. Vincent, ils [les individus] sont des sujets du Capital. Qu’ils soient salariés ou capitalistes importe peu, ils sont les supports de processus qui les dépassent »[8]. Les gens sont dès lors soumis à l'éternel processus automate de la transformation en argent de l'énergie humaine abstraite. La société ne peut se reproduire qu'autour de ce totem, elle n'y est que ce totem, société par et pour le fétiche-capital. Le « sujet automate » qu’est le capital, est alors tel le Moloch, le dieu boulimique des Carthagéniens de l’antiquité, qui doit avaler toujours plus de travail abstrait afin de ne jamais cesser de s’accroitre. Plus on dépensera du travail abstrait plus la valeur s’accroitra en une survaleur, une valeur augmentée. Et c’est alors que dans cette situation de dépossession de tout pouvoir-capacité sur nos vies du fait de la place totale qu’a pris le travail, la valeur, l’argent et les marchandises dans la structuration de celles-ci, c’est-à-dire dans notre spécialisation nous trouvant une place dans la chaîne productive de l’interdépendance généralisée, ce qu’il nous reste de responsabilité n’est plus que celle de notre poste de travail spécifique, de notre discipline, de notre domaine de spécialité (pratique ou intellectuelle), de notre objet de recherche gardé jalousement, c’est-à-dire l’endroit où par des diplômes, des « formations professionnelles », des honneurs, des recommandations, des « compétences », des pots-de-vin et des passe-droits, des cooptations ou des coucheries, la machinerie et sa méritocratie de la gestion, nous ont reconnu une responsabilité limitée sur un micro-secteur de la vaste organisation de l’irresponsabilité permanente. Car dans l'immense chaîne d’interdépendance dans laquelle s’insère notre vie et dont nous ne sommes plus qu’un rouage, nous y sommes totalement irresponsables, c’est-à-dire que nous ne la maîtrisons plus, ni ne la connaissons. Et comme notre connaissance est imparfaite, nous ne sommes plus crédités d’aucun pouvoir, nous sommes opaques à nous-mêmes, tout nous échappe, si bien que nous sommes spontanément coopératifs, naturellement empathiques, fatalement solidaires et mécaniquement militants du Grand-n’importe-quoi qui nous croque.
Car plus encore, tel le cheval aux œillères tirant derrière lui la charrue de la forme-valeur dans les champs de l’équivalence, le « travailleur-consommateur collectif » que nous sommes, ignore ce qui se passe concrètement en amont, en aval, même en dessus et au-dessous, de ses postes successifs de production et de consommation : situation structurelle[9] qui est finalement celle du bureaucrate Eichmann-le-rouage-que-nous-sommes-tous-devenus, comme l’avait déjà brillamment entraperçu Hannah Arendt[10]. Et notre responsabilité dans le référendum ou l’élection d’un jour, n’est rien par rapport au plébiscite quotidien sans paroles et sans bulletins, consistant simplement à se lever chaque matin au son du bip-bip de la montre que nous avons tous, pour aller travailler, notre cœur synchronisé sur le rythme des cadences infernales du travail, de l’efficacité et de l’accroissement illimité de la production abstraite de valeur[11].
La spatialité « poupée russe » du capital et son irreprésentation
Le processus d’expansion spatiale des conditions de reproduction de notre vie propre à une forme de vie sociale historiquement récente où désormais nous nous rapportons structurellement les uns aux autres à l’échelle planétaire au travers des formes catégorielles capitalistes que sont le travail et ses expressions (les marchandises, la valeur et l’argent) a commencé à prendre de l’ampleur pour la plus grande masse d’entre nous dans les centres capitalistes occidentaux, à la fin du XIXe siècle[12]. Depuis les années 1970, pour répondre à la crise de la valeur qui le mine à la fin du cycle d’accumulation fordiste[13], le capitalisme s’est provisoirement restructuré pour éviter son effondrement en étendant son espace au niveau mondial, au travers d’une division interrégionale et internationale du travail favorisant la mobilité géographique du capital-argent, du capital cristallisé sous la forme de marchandises, du capital fixe (les capacités productives), de la force de travail[14]. Au début du XXIe siècle, l’idée d’un agencement de l’espace par cette mondialisation de la forme de vie sociale capitaliste constitue déjà l’allant de soi de notre époque : la mondialisation de nos vies semblant irréversible, y compris et surtout pour les comiques « altermondialistes » qui font mine de s’opposer au monde pour simplement en gérer dialectiquement son éternisation dans nos vies.
Dans cette situation ordinaire de la quotidienneté de chacun, réduits à être de simples supports de la valeur, les individus-rouages que nous sommes, sont alors plongés dans le désarroi qu’ils éprouvent du fait de l’enchevêtrement des échelles mondialisées de la spatialité capitaliste et de leur dénuement dès qu’il s’agit de s’orienter ou de raisonner sur un problème spatial, même élémentaire. Car les rouages que nous sommes ici et maintenant, ont du mal encore à comprendre et à se représenter, que lorsqu’ils sont à un endroit, ils ne sont pas dans une seule case, dans une seule « région », dans un seul pays, dans une même échelle spatiale, mais dépendent de la spatialité différentielle, c’est-à-dire de ce mille-feuille spatial où l’on retrouve un enchevêtrement et une interpénétration de type poupées-russes des spatialités, dans laquelle s’imbrique et dépend maintenant chaque geste élémentaire de notre vie quotidienne.
Les différentes formes d’espace anthropisé qu’ont produit les diverses sociétés humaines, sont toujours médiatisées par des rapports sociaux. Dans la modernité, la forme de vie sociale capitaliste (l’économie) a non seulement besoin de l’espace pour déployer sa dynamique, mais elle constitue elle-même une logique spatiale très particulière. Le fétiche-capital au cours de sa métamorphose dans la production et la circulation, produit une organisation spatiale à son image, il spatialise sa logique interne, en ce sens où la forme vide de la valeur dont le contenu est le travail abstrait, entretient autour de lui un processus d’abstraction de l’espace où l’espace vécu est aboli au profit d’un espace par et pour le capital. Le capitalisme se caractérise ainsi par l’« anéantissement de l’espace par le temps »[15], autrement dit par un perpétuel effort pour s’affranchir de tous les obstacles spatiaux. Mais paradoxalement, remarque David Harvey, « la capacité à s’affranchir de l’espace dépend de la production de l’espace »[16]. La logique automate de la valeur plie l’espace à ses exigences coercitives, pour écouler les surplus de capital-argent, de marchandises et de force de travail (les individus superflus par exemple qui émigrent vers d’autres continents), pour profiter des avantages dans l’extorsion de la survaleur que permet tel ou tel pays, pour fluidifier et accélérer le mouvement des capitaux et leur cycle de rotation, et ainsi accumuler plus et plus vite. Plus l’espace sera agencé par la technologie (de transport, de communication, etc.), plus la vitesse de rotation du capital s’accélèrera. Généralement, le résultat visible de ce processus est la réduction au minimum de la diversité spatiale au niveau planétaire, les paysages manufacturés recouvrant alors la Terre d’un gris manteau de magasins, d’usines, d’autoroutes, de zones franches ou industrialo-portuaires, etc. Le paysage d’une ville chinoise restructuré par le capital ressemble désormais à n’importe quelle métropole capitaliste occidentale. Dans leur mise en compétition, tous les espaces produits par le capital se ressemblent dans la réification de leur compénétration mondiale. Dans l’unification de son environnement productif et circulatoire aujourd’hui sans dehors car plus limité par des sociétés extérieures non-capitalistes, la forme-marchandise devait aussi « dissoudre l’autonomie et la qualité des lieux » (Guy Debord) dans la mise en équivalence mondiale de son espace à tout instant modifié et reconstruit. Dans ce mouvement général, la mise en forme technologique, juridique, normative, politique, urbanistique, architecturale, etc., de l’espace devient ainsi à la fois un résultat du capital (son expression), mais aussi le présupposé (la condition) de son déploiement ou de sa conservation. Chaque mise en forme technologique, juridique, normative, etc., de l’espace se trouve par exemple dans une instabilité chronique du fait de sa détermination par le mouvement du capital, « le capitalisme s’évertuant constamment à créer un paysage social et physique à son image, adéquat à ses besoins à un moment donné, tout cela pour bouleverser, voire détruire, ce paysage à une date ultérieure. Les contradictions internes du capitalisme s’expriment dans la formation incessante des paysages géographiques »[17]. Il serait donc erroné de prendre pour objet de la critique, les seuls faits et l’organisation empiriques de l’espace, c’est-à-dire la technologie, les infrastructures, les normes, le management et la gestion, l’urbanisme, ou internet, etc., en pensant qu’il sont en dernière instance explicatif du cours du monde (ce qui est le travers de la critique de la technique, du courant anti-industriel, de la critique de la gestion et des normes, etc.), sans cerner la relation à la totalité dialectique des rapports sociaux capitalistes dans laquelle ces phénomènes existent. Pour une théorie critique du caractère historiquement spécifique de la technologie au sein de la forme de vie capitaliste par exemple, la technologie sera toujours bien plus qu’un agencement de moyens afin de réaliser des fins, « la machine […] est au fond une catégorie économique et un rapport social et non un simple objet ou un instrument de production »[18]. Autrement dit, la mise en forme technologique, juridique, normative, etc., de l’espace a une double détermination, elle relève dans la société capitaliste de deux faces qu’il faut saisir dans leur unité. On peut dire ainsi que cette nouvelle forme de vie collective qu’est l’économie, qui se structure au travers du travail, de l’argent, du mouvement fétichiste de la valeur, et qui émerge à partir du XVIe siècle et devient dominante dans la seconde moitié du XXe siècle, va au travers du déploiement de sa logique contradictoire, générer des institutions, des technologies, des normes, des moyens de transport, des urbanismes, etc., qui vont à la fois l’exprimer et la mettre en forme. C’est la forme capitaliste de la synthèse sociale qui informe (détermine) la nature de ces phénomènes et ce sont ces phénomènes qui rétroagissent sur elle pour conserver, élargir et approfondir davantage le fétichisme social généré par cette façon de se « cohérer ». Le résultat empirique au niveau spatial étant un « processus fait de territorialisation, de dé-territorialisation et de re-territorialisation, constamment à l’œuvre »[19].
Si au XIXe siècle, le chemin de fer avait permis d’intégrer les territoires nationaux pour permettre à l’économie de s’enchâsser « nationalement » dans nos vies[20], aujourd’hui l’intégration mondialiste se fait par les lignes maritimes de porte-conteneurs. Si après la Seconde guerre mondiale l’automobile individuelle étaient à la fois le résultat direct de la forme atomistique des rapports sociaux capitalistes où chaque individu se rapporte à un autre individu au travers du travail, mais aussi la condition de possibilité de la ville comme espace de l’interdépendance échangiste marchande où l’on circule entre des espaces fonctionnels séparés (urbanisme industriel, commerciaux, dortoirs, de loisirs, etc.) : le porte-conteneur, c’est désormais le vecteur principal de la mondialisation. Au terme de cette production/restructuration sans cesse recommencée de l’espace, nous ne sommes donc plus ici et maintenant, nous sommes désormais comme partout, c’est-à-dire nulle part et en particulier sur le pont d’un porte-conteneurs naviguant au milieu des vagues de l’Océan indien. Au travers de l’anéantissement de l’espace vécu de l’individu vivant, la reproduction de nos vies par le fétiche-capital est désormais projetée dans l’espace sans limite des flux de conteneurs de marchandises entre les ports mondiaux dont les positions sont d’ailleurs étroitement contrôlées par la ceinture de satellites en orbite autour de la planète formant dans leur ronde le « cocon technique » qui rend possible en partie, la mondialisation du capital : un immense technotope marchand intégré.
Et ce monde dans son interdépendance générale qui le constitue comme « monde-de-l’économie », est devenu si complexe que sa représentation globale par n’importe lequel des rouages qui le constitue, même au niveau des administrateurs et des politiques, est désormais impossible. Y compris et surtout pour les spécialistes des postes divisés du travail intellectuel séparé, puisque c’est un secret de polichinelle que de dire que l’éclatement des « sciences » ne permet plus l’unification théorique. C’est bien plutôt l’unité même de la praxis cybernétique (c’est-à-dire l’action d’elle-même et sans idéologies) qui se manifeste désormais pratiquement par le monde qu’elle configure chaque jour. Car personne ne peut voir par exemple, l’interrelation gigantesque d’espaces différenciés et mondialisés dont sa vie dépend désormais, c’est-à-dire la façon dont l’économie produit et ré-agence l’espace en construisant les « dispositifs spatiaux » de son déploiement et de son contrôle. La société du capital qui modèle tout son entourage, peut et doit maintenant refaire la totalité de l’espace comme son propre décor. Et le ravage de la planète n’est au bout du compte que le déploiement de son environnement logique, comme décor de sa propre maladie. C’est que l’espace, à toutes les échelles, est dorénavant un simple matériau, un instrument et un enjeu pour les opérateurs spatiaux qui tentent de réaliser leur opération de marchandisation de tout ou partie de la Planète[21]. Cependant le désert comme matérialisation de l’économie dans l’espace ne peut plus croître, puisqu’il est désormais partout ; il marche même avec ses pointes et son tutu, sur les eaux des cinq océans du monde.
L’épine dorsale de la mondialisation de l’économie
On savait déjà, à contre-courant d’un certain air immatériel du temps, que les flux financiers ou d’informations que manipulent les classes managériales des sociétés de croissance présupposaient un véritable « système » technicien[22]. Les flux du commerce mondial en ce XXIe siècle, n’ont donc également rien d’immatériels, justement parce qu’ils reposent aussi sur une organisation lourde qui se déploie à l’échelle mondiale en des agencements spatiaux particuliers : le transport maritime comme logistique de l’innervation de l’économie dans nos vies[23].
La croissance presque parallèle, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, du commerce mondial en volume, des tonnages transportés par la voie maritime et de la flotte mondiale, illustre bien les relations qui existent entre le transport maritime et l’économie, qui en s’inventant s’intègre désormais à l’échelle planétaire en un « capitalisme mondial intégré » (Félix Guattari), c’est-à-dire un monde-d’un-seul-tenant. En effet, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, la croissance économique des pays que l’uni-dimensionnalité de l’économisme considère comme « développés » – et qui était fondée sur les industries lourdes et leur capacité à importer massivement des matières premières –, se traduit par une part prépondérante du pétrole dans le total des marchandises transportées par la voie maritime (54 % en 1979) et des pétroliers au sein de la flotte mondiale (42 %)[24]. Sans parler des matières premières agricoles ou minérales. Le premier âge de la mondialisation de la production et des échanges de marchandises, et ceci depuis l’expansion coloniale du XVIe siècle, a donc été d’abord celui de la ponction prédatrice au départ des matières premières, et moins celui de produits finis correspondant au conditionnement d’un mode de vie défini. La qualité de l’interdépendance échangiste dans le cadre de ce premier âge-là, n’est donc pas encore aussi intégrée et totalisante que par la suite.
C’est à partir des années 1970, grand tournant dans la qualité et le type de l’interdépendance échangiste mondiale, c’est-à-dire au fur et à mesure que toutes les dimensions de notre vie et nos ritournelles existentielles sont plongées dans le chaudron de la valorisation économique, que les échanges de produits manufacturés deviennent le moteur principal de la croissance du commerce mondial. Phénomène qui rend peu à peu les espaces mondialisés de plus en plus interdépendants et donc dépendants du transport maritime mondial. Car désormais un « mode de vie » s’est inventé et va dans les décennies et siècles qui viennent, chercher à se généraliser à l’ensemble des habitants de la planète. Ce tournant est particulièrement illustré par la part des produits manufacturés qui représente aujourd’hui, en valeur économique, environ 76 % du total des exportations mondiales contre 62% en 1970. En volume, ces marchandises manufacturées augmentent aussi considérablement, puisque c’est 2,3 milliards de tonnes de marchandises (hors du vrac – c’est-à-dire des ressources transportées par les minéraliers, les vraquiers, les pétroliers, les céréaliers, les méthaniers, les navires-usines, etc. : qui correspondent en tant que types de navire, à ce que nous avons appelé le premier type d’interdépendance échangiste – avant l’apparition du mode de vie unidimensionnel mondial) transportées par voie maritime en 2002, contre seulement 671 millions de tonnes en 1970. La part en volume de ces marchandises manufacturées dans le trafic maritime total est passée à 41 %, contre 26 % en 1970. Au travers de cette corrélation historique, nous voyons qu’une des possibilités, concrète et matérielle de la mondialisation du capital, a été rendue techniquement possible par la conteneurisation.
Ce deuxième temps socio-historique d’intégration de l’interdépendance mondialisée dans nos vies, de création d’un « mode de vie » planétarisé, poursuit l’unification de l’humanité sous la forme de l’homme économique et opère dans le même mouvement, la « fermeture » de l’espace économique constituant désormais un champ clos, impossible à élargir par de nouvelles conquêtes coloniales ou impérialistes. Car la « fermeture » de l’espace et la mondialisation sont deux étapes d’un même processus, et l’unité de la société planétaire et ses luttes intestines (guerres mondiales, guerre froide, « guerres périphériques » et antiterroristes post-1989) sont en quelque sorte les deux faces d’une même réalité. Dès lors, la croissance économique verticale de la valeur a du reste désormais quelque chose de fatal dans un espace économique et politique où les voies de l’expansion horizontale sont pratiquement condamnées. Dans un champ aussi clos, les énergies bouillonnantes des nations en « développement » comme celles des classes managériales qui sont la main visible de la mise en marché de la vie, sont réduites à l’extension en hauteur et en profondeur, afin d’é-vider l’ensemble des dimensions de la « vie auto-affective » (M. Henry) et du vivant, au profit de leur échangeabilité illimitée. C’est ainsi qu’entre les deux temps différenciés de la qualité de l’interdépendance échangiste, on a assisté au remplacement du nationalisme héritier du XIXe siècle, par un universalisme subtil : au lieu d’invoquer le manque de Lebensraum (« espace vital » pour les nazis, ce qui n’était encore que la doléance privée d’un peuple particulier), on invoque alors l’inégalité de « développement », c’est-à-dire que dès 1949, on dénonce et on commencera à lutter contre le fameux « sous-développement[25] ». Au travers de ce camouflage de l’occidentalisation du monde qui n’est que la poursuite de la colonisation par de tout autres moyens, cet universalisme débouche sur une compétition généralisée dont l’enjeu n’a rien de commun avec celui des luttes d’influence d’antan : l’objectif n’est pas militaire ni politique (au sens de conquête territoriale), il s’agit d’écraser l’adversaire sur le champ d’un imaginaire qu’il faudra coloniser le plus rapidement possible, par l’économisme et le progressisme. La clé de réussite de cette opération étant pour les colonisateurs de l’imaginaire, de pousser leurs adversaires à se battre sur leur propre terrain (l’économie), et de combattre ainsi avec les mêmes armes (on fait en sorte, par exemple, à ce qu’ils réclament une annulation de la dette africaine pour les pousser à s’économiser plus encore). L’inégalité criante d’une telle confrontation leur assurant obligatoirement la victoire.
L’invention d’un système portuaire conteneurisé mondial
Appliquée au transport océanique, notamment sur l’Atlantique nord à partir de 1965, étendue ensuite à l’échelle de la planète, la conteneurisation permet l’acheminement des marchandises diverses dans des contenants aux dimensions standardisées[26]. Le transport conteneurisé s’insère dans les réseaux et dispositifs de production et de distribution à une échelle mondiale, dans le cadre de l’interdépendance échangiste totale et totalisatrice de nos vies, puisque notre vie (et pas seulement dans ses dimensions alimentaires, mais aussi spirituelles, artistiques, éthiques, etc.) dépend aujourd’hui entièrement, comme nous l’avons dit, de la production et de l’échange des marchandises qui ne sont que des cristallisations momentanée du contenu du capital, le travail abstrait. Les ports de conteneurs sont alors des pôles de l’économie mondiale qui forment ainsi des interfaces entre la mer où circulent les flux de conteneurs, et les « hinterlands » intérieurs de ces ports où se situent les bassins de production et/ou de consommation et dans lesquels nous vivons en tant que « travailleurs/consommateurs collectifs » de la chaîne interdépendante mondiale.
Plus l’hinterland est densifié par des dispositifs de production (métropoles et mégapoles tertiaires, régions industrielles, minières, textiles, etc.) et/ou des dispositifs de consommation (villes, système hiérarchisé de villes, conglomérat péri-urbain, métropoles, mégapoles, monstruopoles, etc.), plus le port en façade de cet hinterland sera dans le système en interrelation de l’économie-monde, un maillon central et en même temps un point faible puisque tellement essentiel : Hong Kong, Singapour, Busan, Kaohsiung, Shanghaï en Asie orientale, Rotterdam, Hambourg et Anvers en Europe et New York en Amérique du Nord, forment ainsi du fait de leurs hinterlands composés d’importants bassins de production et/ou de consommation, les plus grands ports mondiaux de conteneurs. Mais plus encore, dans la mesure où nos rapports sociaux s’établissent structurellement au travers des marchandises que nous produisons et de la survaleur qui y a été incorporée, leur circulation doit être générale et permanente, et ne doit cesser de s’accélérer en volume et en vitesse, entre les espaces parcellarisés de la production comme vers les lieux d’assemblage, mais aussi en direction des bassins de consommation où la valeur sera réalisée afin d’être réinvesti le plus rapidement possible dans un nouveau cycle de rotation du capital. La circulation échangiste des conteneurs, comme nécessité de l’accélération du cycle production-consommation et de son énorme volume de marchandises, est donc aujourd’hui le centre de gravité de la valorisation et ainsi le cœur de la méga-machinisation de nos vies.
Outil « intermodal », c’est-à-dire pouvant supporter différents modes de transport (maritime, routier, ferroviaire, aérien), le conteneur permet une livraison des marchandises porte à porte, entre les différents lieux de la production parcellarisée et externalisée jusque dans les lieux d’assemblage et de stockage, mais aussi de l’entreprise au magasin de distribution (supermarché, mall center, etc.) où s’achève le trajet des objets de consommation avant d’arriver dans le frigo individuel, et ceci en ajustant avec précision les quantités selon la logique des flux tendus. Logique qui permet de considérer plus tôt tel objet comme une marchandise : un objet qui se déplace est un objet qu'on a vendu (par opposition à un objet stocké). Nous avions les « stocks roulants » dans le transport routier pour parfaire la science logistique, nous avons aujourd’hui les « stocks flottants » pour le transport maritime. Le transport intègre alors la longue et complexe chaîne logistique et participe donc en tant que métier-spécialisé de la chaîne sociétale de la division du travail machinal, au processus de l’inter-dépendance échangiste. Il est donc dans ce cadre-là, lui-même un gisement particulier de la valeur. Les organisateurs du transport, notamment les armateurs de lignes régulières qui exploitent les porte-conteneurs et gèrent les parcs de « boîtes » aux couleurs d’arlequin, développent donc dans le cadre de la concurrence, des logiques propres d’organisation afin d’optimiser et rentabiliser le fonctionnement des réseaux de transport maritimes et terrestres, selon le principe de l’efficacité et de la mise en cohérence des différents dispositifs, c’est-à-dire de l’efficience de la Méga-machine : signalisation internationale, règles mondiales de navigation et de sécurité, définition des normes juridiques sur l’utilisation des océans comme espace de circulation, compatibilité entre les divers modes de transport (maritime, rail, routier, transport par conduite), prises en compte de normes environnementales pour rendre plus agréable la circulation, accords entre armateurs ou flottes pour se partager les « marchés », etc. Sans compter que le déploiement et le contrôle d’un tel système portuaire mondial s’obtient par un degré optimal de communication entre ses parties, notamment au travers de l’informatique. Le transport conteneurisé relève donc d’une véritable logique industrielle afin d’assurer des dessertes maritimes efficaces et mises en cohérence avec le reste de l’appareillage logistique : équipements en chantiers de construction navale, en portiques de chargement/déchargement ou en parcs de stockage de « boîtes » ; constructions de darses, de polders pour littoraliser les industries, de plate-formes logistiques multi-modales – chères par exemple aux écologistes marchands - ; droits sur les espaces portuaires conteneurisés, signalétique sur les « rails maritimes », flotte mondiale de porte-conteneurs, élargissement des canaux pour faire passer les plus grands navires, etc. L’actualité démontre facilement la très forte intensité capitalistique que réclament ces « dispositifs » et opérations du système portuaire conteneurisé mondialisé.
La conteneurisation des échanges mondialisés est donc une véritable mise en forme de l’espace organisée par la main visible des classes managériales de la science logistique et gestionnaire, qui s’adonnent comme le reste des capitalistes à la « chasse passionnée à la valeur »[27]. Mais sur le terrain de cette terrible chasse – la guerre économique de tous contre tous -, ce n’est pas le capitaliste individuel ou collectif qui fixe les règles, il est pris lui-même dans le contexte social muet du rapport-fétiche qu’est le capital, parce que la loi de la production capitaliste – la création de survaleur –, remarque Marx, « se manifeste comme une contrainte que les capitalistes s’appliquent mutuellement à eux-mêmes en même temps qu’aux travailleurs – en fait donc comme une loi du capital agissant contre les uns et les autres » [28]. La logistique déterminée à la fois par la logique de la valorisation et la déterminant tout à la fois, met alors en système, c’est-à-dire en inter-relation les divers éléments séparés, spécialisés, hiérarchisés et à différents stades de « développement », du monde-d’un-seul-tenant qu’est l’économie constituant désormais notre seule et unique ligne d’horizon.
Productivité et logique industrielle du système portuaire
Comme on sait que l’économie dans son essence n’est que la gestion épicière de l’existence, la conteneurisation se traduit forcément par une rationalisation particulière de cette gestion, et ainsi par la recherche de formidables gains de « productivité ».
La capacité de transport des porte-conteneurs n’a ainsi cessé d’augmenter au cours de ces dernières décennies : elle est aujourd’hui de plus de 8 000 EPV pour les plus gros d’entre eux alors qu’elle ne dépassait pas 1 000 EPV au début des années 1970. Un porte-conteneur actuel de 6 000 EPV, avec un équipage d’une vingtaine d’hommes au plus, a d’ailleurs une capacité de transport environ vingt fois supérieure à celle d’un cargo conventionnel des années cinquante ou soixante dont l’équipage s’élevait à une quarantaine de personnes. De plus, autre gain de productivité, la manutention de ces navires ne dure que quelques heures car plusieurs portiques à conteneurs, manipulant chacun de 20 à 25 conteneurs à l’heure, peuvent être affectés simultanément aux opérations de chargement/déchargement d’un même navire.
La conteneurisation a alors atteint aujourd’hui des dimensions considérables. Elle concentre 80 % du trafic des marchandises diverses par la voie maritime. Les porte-conteneurs intégraux représentent 11 % de la flotte mondiale en 2001, contre seulement 6 % en 1990 et 3 % en 1980. La capacité de transport est de près de 7 millions d’EPV contre 771 000 en 1980, soit une croissance moyenne annuelle de 11 %, ce qui montre à quelle vitesse la mondialisation de l’économie se répand et occidentalise le monde sous les catégories de l’économisme et du progressisme.
Cependant il faut noter que les ports ne forment pas les seules polarisations du système portuaire mondial. Car ce serait sans compter la technique logistique très industrielle – car sans perte de temps - du « feedering », très présente près des ports des pays dits « en voie de développement » (c’est-à-dire en train d’être colonisés et intégrés par l’imaginaire économique occidental). Manille ou Tanjung Priok, port de Djakarta (Indonésie), sont caractéristiques par exemple des ports de feedering. En effet les grands navires-mères transocéaniques n’y font pas directement escale afin de ne pas se dérouter du grand axe maritime est-asiatique Singapour, Hong-Kong, Busan, et pour ne pas pâtir de conditions portuaires qui ne sont pas optimum. Des navires « feeders » ou « nourriciers » en provenance de Singapour ou de Kaohsiung, ports où s’effectuent les transbordements entre les navires mères et les navires feeders, les raccordent directement à l’artère circumterrestre ininterrompue. Et dans ces ports de Manille (2,5 millions d’EVP en 2003) ou de Tanjung Priok (2,2 millions d’EVP en 2001), ces trafics sont très intenses : les navires « feeders » effectuant les navettes avec le hub de transbordement, y sont entièrement déchargés puis rechargés, jour et nuit. Cette technique de « feedering », où chaque port possède des centaines de barges « feeders », exprime particulièrement la capacité de saturation actuelle des ports de conteneurs d’Asie orientale (comme le port de Bangkok) et la logique industrielle de l’organisation de l’existence.
De plus, la logique industrielle de la conteneurisation transparaît dans l’intégration totale d’une chaîne logistique complète, par exemple de l’extraction de minerais dans les États africains n’ayant pas d’accès direct à la mer (les « États enclavés ») à l’acheminement de ces minerais vers les usines sidérurgiques des polders japonais à l’autre bout de la planète. Pour illustrer cette dimension caractéristique du système, il suffit de prendre l’exemple du groupe logistique français de Vincent Bolloré en Afrique (40 % du marché africain des transports).
Depuis le milieu des années 1990, ce groupe capitaliste présent sur ce continent depuis la colonisation française (et notamment depuis les années 1920), tisse en effet sa toile logistique en Afrique. Dès 1999, Bolloré « mise sur la construction d’un dispositif totalement intégré. Il est en train de tisser un réseau africain, maîtrisant toute la chaîne du transport. Ses filiales de logistique et de transports, SCAC et Saga, lui permettent d’assurer des transports du fournisseur au client, sans grande rupture de charge (…). Pour assurer du fret à ses bateaux en partance de l’Afrique, il ne cesse de se renforcer dans le monde des matières premières. Après avoir acquis des plantations d’huile de palme au Libéria, de café et de cacao en Côte d’Ivoire, il se dit intéressé par le coton. Dans le même temps, il a investi dans les lignes de chemin de fer africaines, comme au Cameroun. Il a présenté une offre de reprise pour la ligne Dakar-Bamako. Il s’est également porté candidat à la privatisation de plusieurs ports d’Afrique [sous les ordres des diktats des agences internationales de développement, l’Afrique dans les années 1980 et 1990 a libéralisé l’ensemble des chemins de fer et la gestion portuaire], dont celui de Douala, au Cameroun[29] ». Quelques années après, en 2007, Bolloré est en train de développer ses acquisitions notamment dans l’extraction minière et pétrolière au travers d’une quarantaine de projets sur le sol africain, et ceci afin d’alimenter en fret sa chaîne logistique. « L’exploitation de ces mines où sont présentes des entreprises comme le groupe anglo-australien Rio Tinto [le plus grand minéralier du monde] ou encore l’indien Arcelor-Mittal, nécessite le transport des éléments de construction de l’infrastructure. Une fois la mine équipée, il s’agit d’acheminer les minerais par le rail ou la route jusqu’aux ports pour l’exportation. Dans cette offre logistique, Bolloré intègre l’ensemble de la chaîne de transport grâce à sa flotte de véhicules (1 200 camions et 2 000 remorques). Quant aux chemins de fer, le groupe exploite par concession les compagnies Sitarail en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso (1 500 km, 900 000 tonnes de marchandises par an), et Camirail au Cameroun (1100 km, 1,9 million de tonnes de marchandises par an). Ces investissements logistiques dans le transport sur rail de fer sont nécessaires à Bolloré pour gagner des marchés dans ces pays et accéder aux gisements de matières premières, mais ils n’ont pas, pour l’instant, de rentabilité économique. […] Ces axes de circulation ferroviaire et routière doivent ensuite trouver des débouchés sur la mer. D’où le renforcement de Bolloré dans les ports africains. C’est notamment le cas dans l’Afrique de l’Est : la présence à Mombasa (Kenya) et Dar-es-Salaam (Tanzanie) [les deux plus grands ports conteneurisés de l’Afrique de l’Est] permet de créer des corridors d’acheminement sur des distances d’au moins 2 000 kilomètres à l’intérieur des terres. ‘‘Le maillage de plus en plus dense des axes de circulation reste l’enjeu de notre démarche’’, explique M. Laffont, directeur général ‘‘Afrique’’ du groupe Bolloré[30]. » Ainsi, l’acquisition en amont de la chaîne logistique, de sites à l’intérieur des terres (qu’ils soient miniers, pétroliers ou industriels), la constitution de « corridors logistiques » (des « pénétrantes » combinant le transport routier, ferroviaire, fluvial et « par conduite » – gazoduc ou oléoduc) allant de ces sites vers un port dont les qualités nautiques suffisantes lui permettent d’accueillir les gros porte-conteneurs, l’achat des droits de gestion portuaire pour acquérir des ports et manutentionner les « boîtes », ou encore la constitution d’une flotte de porte-conteneurs pouvant relier l’Afrique au reste du monde, sont les différents éléments typiques de la construction d’un véritable « environnement circulatoire » intégré du capital, dont le groupe Bolloré n’est qu’un exemple parmi des centaines. Voilà comment concrètement on pille aujourd’hui l’ensemble des continents dans le cadre de la mondialisation de la forme de vie du cadencée par le capital (ainsi, Richard’s Bay en Afrique du Sud, premier port africain en terme de volume, arrive à exporter près de 93 millions de tonnes de charbon par an, c’est aussi le plus grand port de « boîtes » du continent).
Notons au passage que la conteneurisation des flux échangistes est légitimée aujourd’hui auprès des États et des collectivités territoriales (qui payent souvent en partie les coûts des infrastructures les plus importantes – creusement de darses, etc. - avant de libéraliser la gestion portuaire, chapeautée seulement par un organisme public de tutelle), par le discours du « développement durable ». Ainsi, lors de la danse du ventre entreprise par le « club des ports de l’Atlantique » et ses partenaires pour obtenir de l’État français des fonds publics afin de conteneuriser l’ouverture en 2008 d’une « autoroute maritime » entre Nantes et Bilbao, son président n’hésitait pas à parler de la nécessité d’un « véritable changement de mentalité », qualifiant carrément ce projet (construction de 6 porte-conteneurs pouvant accueillir 800 « boîtes » chacun, avec 3 départs par jour), d’« idée révolutionnaire ». « Ce projet d’autoroute maritime répond à un besoin d’économie durable par rapport à l’économie du profit immédiat » notait le président du port de Nantes, Michel Quimbert, et « la crédibilité de la voie maritime se trouve renforcée. Dans une perspective de développement durable et d’économie d’énergie d’une part, de sécurité routière d’autre part. Les récents incidents survenus dans le tunnel de Fréjus abondent en notre sens ». Il va sans dire que le dernier Livre blanc sur les réseaux de transport de la Commission européenne, qui préconise « une approche globale, politique, en appréhendant les coûts induits comme ceux de la pollution atmosphérique, la santé, les accidents de la route », est déjà le rêve de tous les écologistes qui défendent une économie verte et durable. Cependant on voit là encore la logique industrielle du système portuaire quand « l’autoroute maritime, poursuit M. Quimbert, doit présenter toutes les caractéristiques de l’autoroute terrestre. Cela suppose que l’autoroute n’implique pas d’attente, qu’elle soit fiable, sûre, que le titre d’accès soit, comme un péage, un document unique, que les conditions de la circulation soient les mêmes en terme de contrainte douanière, de documents de transports, condition d’assurance et de responsabilité de transport[31] ». L’efficience au sein de la logistique de transport d'« éco »-marchandises, est bien le dernier mot.
Cette rationalisation de la logistique, au travers d’une professionnalisation poussée, d’une bureaucratisation aux relations sociales mécanisées et d’une accélération de sa productivité, permettent aux conditions techniques de transport d’intensifier considérablement la fluidité de la circulation du capital sous la forme de marchandises et d’ouvrir ainsi à l’économie (et à ses « multinationales » de la fausse conscience), de nouveaux gisements provisoires de valeur. Ces lignes maritimes conteneurisées permettant de spectaculaires réductions du temps ou du coût du déplacement des marchandises finies ou partielles, ainsi que la continuité de leurs flux. Dans le cadre de la guerre économique à mort entre les différents amas de capital-argent en compétition, celui qui par cette mise en infrastructure accélèrera le temps de rotation du capital au sein de son cycle, obtiendra des avantages majeurs sur ses adversaires.
Un système spatial globalisé, polarisé et hiérarchisé
La flotte de porte-conteneurs d’Asie orientale est aujourd’hui la plus importante. Son développement est notamment dû aux chantiers de construction navale de cette région de l’économie-monde, notamment du Japon, de la Corée du Sud et de la Chine qui à eux trois détiennent en 2003 près de 90 % du carnet de commandes mondial de navires (les États-Unis ne disposent plus d’armement, seul l’Europe avec Maersk-Sealand, MSC, CMA-CGM, P&O Nedlloyd ou Hapag-Lloyd, a su « résister » à la « suprématie » asiatique).
Mais ce sont aussi les ports de l’Asie orientale qui occupent une place prépondérante dans la hiérarchie mondiale des ports de conteneurs. Sur les dix premiers ports mondiaux, neuf sont en effet localisés en Asie orientale, et bien sûr parce que dans l’interdépendance échangiste mondiale, cette Asie est, on le sait, « l’usine du monde » de notre mode de vie. L’Asie orientale est donc forcément au sommet du système mondial de transport maritime conteneurisé, de par la place qu’elle a dans la constitution de la chaîne d’interdépendance mondialisée.
Si l’on regarde de plus près la spatialisation des flux conteneurisés, qui ont donc pour centre l’Asie orientale, ces flux sont notamment fortement hiérarchisés par la prépondérance des relations Est-Ouest, puisque ces flux se font essentiellement entre les pays de « la Triade » et l’Asie orientale. Et cette orientation des flux mondiaux de « boîtes » répond évidemment à la dépendance obligatoire à l’interdépendance mondiale consistant en l’organisation au travers de l’invention des « besoins », de ce que Guy Debord appelle la « survie augmentée ». Mais faut-il encore comprendre nettement l’organisation de nos vies en une survie permanente et d’autant plus augmentée que l’économie, nous prenant pour un gisement sans fond de valeur, dés-affecte inlassablement nos vies inobjectivables en les rationalisant. C’est bien parce qu’en Europe, au Japon et en Amérique du nord (la Triade), nous sommes totalement dépossédés de toutes activités autonomes et de capacités d’auto-satisfaire directement par nous-mêmes les dimensions désirantes et non séparées de notre vie, que nous sommes devenus si dépendant à l’envahissement de tous les aspects de la vie sociale et individuelle par les produits industriels. À la différence de la supposée « survie » des sociétés d’âges précédents, qui d’ailleurs ne sont en rien marquées par la rareté mais bien plutôt par l’abondance[32], l’économie entraîne un nouveau type de survie, qui par rapport au dernier type de survie est considérablement augmentée. « Augmentée » du fait de la dépossession de chacun de nous (au travers désormais de notre interdépendance structurée par la fonction socialement médiatisante du travail remarque Moishe Postone) de tout pouvoir/capacité à maîtriser et satisfaire quelque peu de manière autonome (individuellement et collectivement) les dimensions désirantes de sa vie. Cette survie est augmentée justement parce que la vie est désormais totalement dépendante – dans ses conditions de possibilité même –, de l’interdépendance qui forme la société économique. Et alors l’invention de la « consommation » comme de la « production » (c’est-à-dire l’invention de l’économie qui n’a rien de quelque chose d’évident ou de naturel), sont alors les formes complémentaires issues de la dépossession spécialisante nous enchâssant intégralement au travers du gonflement de la sphère des « rôles » (les « métiers ») et la détermination de « besoins » apparus du fait de la dépossession préalable de toute autonomie, dans une interdépendance mécanique et abstraite envers des personnes et des territoires dont on ne connaîtra jamais rien, ne serait-ce que l’existence.
C’est alors évidemment du fait même de cette « survie augmentée » issue de la dépossession de toute autonomie, que les grands ports des trois pôles mondiaux de l’économie-monde sont en perpétuelle inter-relation. Il est donc peu étonnant que les 50 premiers ports mondiaux qui appartiennent tous à la Triade, représentent 53 % du trafic mondial. La hiérarchie mondiale du système portuaire est donc très forte, en fonction du niveau de dépossession des populations plus ou moins arrachées aux formes de synthèse sociale non-capitalistes et plongées dans la forme de vie collective capitaliste où nous nous rapportons structurellement les uns aux autres au travers du rôle socialement du travail (le travail abstrait) et de ses expressions non empirique (la valeur) et de surface (l’argent). Dans ce cadre, les flux Asie orientale/Amérique du Nord et Asie orientale/Europe sont les plus importants, justement parce que la nouvelle division internationale de la production et des tâches spectaculaires, confère aux « NPI » (les « nouveaux pays industrialisés » dans la sémiotique écomomiciste des agences internationales du « développement »), et aujourd’hui à la Chine, un rôle mondial d’ateliers approvisionnant en biens manufacturés les pôles économiques plus traditionnels du monde capitaliste occidental, dont la dépendance totale est aujourd’hui pour eux une question de survie. Dans le système mondial des transports conteneurisés, les relations entre les pôles économiques de l’hémisphère nord sont donc prédominantes et concentrent 67 % des capacités de transport mondiales.
Les relations nord-sud, c’est-à-dire entre les pôles de la Triade et les « périphéries » du Sud atteignent seulement 22 % de ces mêmes capacités. Quant aux relations intra-régionales, elles représentent 8 % de l’ensemble des relations. Bien entendu comme nous parlons toujours des flux conteneurisés, et donc du deuxième type d’interdépendance mondiale dont nous avons parlé, nous ne parlons pas ici des trafics mondiaux de matières premières, qui marquent beaucoup plus les « périphéries » du monde de la vie économicisée de part en part. Ces régions du monde connaissent aussi la progression massive de l’occidentalisation du « mode de vie » propre à la forme de vie sociale capitaliste Cependant les relations entre les « périphéries » du Sud sont encore très faibles. L’économicisation du monde n’est qu’en cours d’achèvement, et ceci justement dans le cadre de rapports hiérarchiques de domination de territoires sur d’autres. On peut encore observer ces dernières années que dans cette hiérarchie des flux, alimentés par ce que Robert Kurz appelle le « circuit trans-Pacifique du déficit »[33], les flux transpacifiques de marchandises (Asie orientale/Amérique du Nord) se sont particulièrement intensifiés, tenant par les deux bras une conjoncture mondiale en cours d’effondrement.
L’éclatement des flux de conteneurs dans les ensembles sous-continentaux
Comme nous l’avons dit, il existe des « autoroutes maritimes » appelées également des « rails maritimes », qui partent des ports des « hinterlands » continentaux ou sous-continentaux et qui les relient avec le reste du monde au travers de cette relation d’interdépendance. Les porte-conteneurs naviguent sur des trajectoires bien particulières, qui forment les épines dorsales de la mondialisation.
La couverture globale des sept méga-régions continentales de la société-monde du capital est organisée de manière rationnelle par les armements (les entreprises de flotte logistique) grâce à un système de lignes régulières interconnectées où les relations qui desservent deux ou trois continents (la Triade) sont dominantes. Les lignes de cabotage desservant une seule région sous-continentale viennent assurer l’éclatement des flux sur les différentes façades maritimes. Il existe ainsi deux types de ports de conteneurs : ceux reliés aux réseaux des autoroutes maritimes circumterrestres ; et ceux qui régionalement sont alimentés en « boîtes » par ces grands nœuds portuaires continentaux, ventilant alors la distribution des produits industriels de consommation sur les façades du continent et plus méthodiquement vers ses ensembles sous-régionaux. Les armateurs de ports conteneurisés à cabotage sont évidemment plus modestes que ceux des grands ports intercontinentaux. Et de plus petits porte-conteneurs se prêtent davantage à distribuer les flux à partir de l’artère maritime circumterrestre et à accoster dans les ports moins équipés où les temps d’immobilisation sont généralement plus longs.
Dans ce système mondial de flux de conteneurs, il existe près de 600 lignes maritimes conteneurisées sur lesquelles les bateaux circulent inlassablement. Les navires faisant un tour du monde continu et complet sont une exception : il n’en existait en 2005 que trois lignes seulement sur les 600. L’essentiel des lignes sont des services pendulaires reliant deux ou trois continents. Sur ces 600 lignes circule en permanence une flotte mondiale de 7500 porte-conteneurs. Ils sont le pouls dans les artères de la mondialisation de l’économie, et le sang de la marchandise arrive désormais dans tous les membres de la société mondiale du fétiche-capital. La hiérarchie au sein du système des flux conteneurisés est également confirmée par la taille des navires. Les relations circumterrestres Est-Ouest (dans la Triade) s’opposent en effet très nettement aux relations nord-sud avec des navires aux capacités plus importantes et des fréquences de services où le départ hebdomadaire s’impose comme la norme pour garantir l’écoulement des flux de marchandises. Ainsi la capacité moyenne des porte-conteneurs dans les relations Est-Ouest sont de 3 686 EVP, alors qu’elle est de 2 199 EVP pour les relations Sud-Sud, 1 804 EVP pour les relations Nord-Sud, 1 029 EVP pour les relations intra-continentales. Au travers de ces capacités, on voit bien à quel stade d’approfondissement de la « survie augmentée » sont les différents foyers de population, contrôlés par l’économie. L’économie comme dépendance obligatoire de la vie artificialisée au travers de ces flux d’approvisionnement de la dépossession, est devenue plus qu’une « religion » ou une simple « démesure » : elle est du fait de la dépossession de toute capacité autonome, une véritable drogue obligatoire (une praxis) pour les « travailleurs/consommateurs collectifs » que nous sommes. Nous sommes les shootés de la croissance économique, car notre agir individuel piégé dans les formes sociales capitalistes que sont le travail, la valeur et l’argent, ne peut plus nous permettre de vivre autrement.
Une épine dans l’épine dorsale : dénaturaliser la mondialisation du capital, déconstruire sa spatialité
Le transport maritime conteneurisé est un des préalables matériels du processus d’extension spatiale de la reproduction de nos vies dans les plis de celle du fétiche du capital. C’est donc ce transport qui aujourd’hui relie la planète pour en faire concrètement une matrice trans/post-nationale et inter-dépendante, dans laquelle on produit, échange et circule en permanence, sans barrières, sans entraves et sans temps morts. Et ce système portuaire mondial est hiérarchisé et très polarisé. Il a dorénavant pour centre l’Asie orientale - et particulièrement la Chine -, qui est le cœur manufacturier provisoire des centres capitalistes traditionnels en crise.
Pourtant, la mondialisation de la forme de vie capitaliste n’est pas le résultat nécessaire d’une évolution orientée, naturelle, finaliste et déterministe transcendant comme l’assène inlassablement les prêtres de la sorcellerie capitaliste et l’optimisme béat du « Progrès rétrograde » sur les télécrans médiatiques. La mise en évidence des « dispositifs spatiaux » (hubs portuaires, plates-formes multimodales, armements, technique du feedering, rails maritimes, etc.), des agencements spatiaux particuliers (hinterlands, pôles, hiérarchie, flux, etc.) ou des opérations spatiales (implantation, déplacement, transfert, délimitation, contention, etc.) - constituant un système conteneurisé mondial créé par les stratégies concurrentielles que se livrent les divers meutes de capitalistes -, montre que la mondialisation est un construit circonstanciel, historique et inédit, une configuration spatiale contextuelle et changeante - c’est-à-dire selon la bonne loi de la valeur et du profit tiré de celle-ci -, la société-monde.
Cependant comme nous l’avons déjà esquissé, on ne peut en rester à la mise en évidence des dispositifs spatiaux empiriques – la mise en forme technologique, juridique, infrastructurelle, etc. - qui ne peuvent expliquer en dernière instance la possibilité de la mondialisation du capital. Les scribouillard-girouettes exposés à tous les vents ne font invariablement que l’apologie ou la critique de ce qui se passe empiriquement sans comprendre à la racine, la logique profonde du monde contemporain au niveau de ses formes catégorielles et de leur logique de base. Les mêmes par exemple qui exaltaient dans les années 1990 les « chances réelles » qu’offrait la mondialisation actuelle du capital à chaque économie nationale, parlent vingt ans plus tard dans le contexte de contraction de l’économie mondiale, de nécessaire « démondialisation ». Il faut prendre en compte que le processus de la valorisation dans sa logique de base a une tendance immanente à l’universalisation et à la mondialisation. Cette dynamique spatiale où toujours le fétiche-capital cherche à s’universaliser n’est en réalité que la conséquence d’une tendance immanente à l’auto-destruction du mode de production capitaliste[34]. La société capitaliste n’a rien d’une société stationnaire, elle recouvre au contraire une forme de dynamique contradictoire très particulière. Le capital, au niveau de ses « officiers et sous-officiers » individuels (Marx), doit rationaliser et « technologiser » la production pour atteindre un double objectif. Augmenter la part de la survaleur qui lui revient par rapport à ce qui reviendra aux travailleurs sous la forme du salaire ; abaisser la valeur des marchandises produites grâce à la technologie de production et gagner ainsi de nouvelles parts de marché à la concurrence. Cependant, la technologie de production, s’il est vrai qu’elle crée une masse toujours plus grande de biens, transmet simplement la valeur qui lui a été incorporée sans créer davantage de valeur. Seule la dépense du travail humain comme activité socialement médiatisante (la face abstraite du travail, le « travail abstrait ») incorpore de la valeur aux marchandises. Au niveau social global, quand moins de travail abstrait est utilisé parce qu’il est remplacé par les machines, c’est la masse globale de la valeur qui diminue, quand bien même des officiers et des sous-officiers individuels du capital se tailleraient – grâce à la technologie de production – des parts plus grandes d’un gâteau de valeur globalement en voie de diminution. En rendant le travail superflu, le capitalisme scie la branche sur laquelle il est assis. Et ses contradictions ne cessent d’être toujours plus poussées en avant à mesure que les niveaux de productivité sociale augmentent. Car pour atteindre ces derniers, les multiples investissements annexes et secondaires qui les rendent possibles (les « faux frais » dit Marx) et le développement du travail improductif, pèsent de plus en plus lourd et saignent la poursuite de la valorisation qui tend peu à peu à s’écraser sous le poids de sa propre mégastructure sociale. En bout de course, les contradictions de base de la marchandise, débouchent sur une « suffocation progressive de la production de valeur »[35]. Dans cette crise de la valeur au niveau social global, c’est la reproduction de la société par ses propres fétiches sociaux qui se trouve en difficulté. Dès les années 1970, la dérèglementation financière néolibérale et les plans d’ajustements structurels de Thatcher et Reagan, l’effondrement du système de Bretton Woods, la financiarisation de l’économie dès les années 1980 permettant d’espérer une survaleur future – reportée dans un avenir toujours plus lointain – en constituant une économie de bulles de crédit, tous les « Bad Godesberg » des partis sociaux-démocrates se fondant dans le social-libéralisme, la « dématérialisation de l’espace » grâce à la troisième révolution industrielle de la microélectronique, la production délocalisée entraînant dès les années 1960 l’émiettement et la fragmentation mondialisée des systèmes de production et de divisions du travail, ne sont pas une stratégie délibérée, un complot des économistes ultra-libéraux, une offensive du capital ou une révolution conservatrice, mais bien plutôt une concession faites aux réalités de la crise de la valeur, afin de tenter de gagner du temps en perfusant des centres capitalistes cliniquement morts. Il ne faut donc pas plus comprendre la mondialisation comme un signe de bonne santé et d’offensive du capitalisme que comme un regroupement conscient et volontaire de l’humanité ou une intention en toute liberté de la bourgeoisie mondiale. Le capitalisme a déjà la corde autour du cou depuis plus de quarante ans, une corde qui ne cesse de se serrer, un tabouret qui ne cesse de vaciller. « Crise structurelle et globalisation note Robert Kurz sont une seule et même chose, mais vues sous des aspects différents »[36]. La dynamique spatiale de la mondialisation est déterminée par la logique de crise du capital. Talonnées par la tendance à la crise, la concurrence et la fuite aveugle de l’étroit calcul des fonctionnaires, officiers et sous-officiers du fétiche-capital que sont les capitalistes, sont obligées de briser et d’abandonner les barrières nationales trop restreintes afin de changer d’échelle en allant chasser la valeur dans le vaste monde : recherche de nouveaux bassins de consommateurs pour écouler une masse de marchandises gigantesque qui a déjà saturé les centres capitalistes, recherche de force de travail à bas coût qui puisse être rentable face aux espaces productifs capitalistes hyper-technologisés, etc. La mise en forme technologique, logistique, juridique, etc., de l’espace et les stratégies des capitalistes qui leur correspondent n’existent pas à l’extérieur des rapports sociaux existants et de leur logique dynamique. Comme s’ils étaient des entités autonomes que détermineraient en toute conscience et transparence la « main visible » de la classe capitaliste et managériale, comme si la technologie, la logistique de la conteneurisation, etc., notait Adorno, étaient à côté des rapports sociaux capitaux et de leur logique, « un troisième terme, démonique, qui serait à part »[37]. Dans une relation de co-détermination réciproque, la conteneurisation du transport maritime de marchandises est à la fois le résultat de la dynamique de crise du capital et une condition de la nouvelle configuration spatiale mondialisée du capital.
Clément Homs
Article paru dans l’ouvrage Quelques ennemis du meilleur des mondes, Sortir de l’économie, Le pas de côté, 2013 (version revue et augmentée 2013)
[1] « Center business district » : le cœur affairiste des métropoles nord-américaines, composé de grattes-ciel.
[2] Denis Baba à la différence de Serge Latouche et des écologistes, a su clairement critiquer l’idée gestionnaire « d’internaliser les coûts écologiques » : « Pour un tel raisonnement, il n’y a jamais problème à poser une équivalence entre une somme monétaire et la vie vécue. L’abstraction monétaire prétendra toujours rendre compte de la subjectivité vécue. La mesure marchande rend ainsi équivalentes circulation des marchandises et, par exemple, survenue des cancers professionnels [ainsi que des effets du réchauffement climatique, etc.] », écrit-il dans l’article « Tout n’est pas mesurable », La Décroissance n° 40, juin 2007, p. 13.
[3] Voir « Le voyage d’un pot de yaourt aux fraises », magazine Silence, n°167/168, juillet-août, 1993.
[4] Gunther Anders, L’obsolescence de l’homme, Encyclopédie des nuisances/Ivrea, Paris, 2002, dans la préface à la cinquième édition.
[5] Michel Henry, Marx, 2 tomes, Gallimard, 1976 ou encore mais avec des réserves, Serge Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005.
[6] Theodor Adorno notait qu’ « en allant, une fois de plus, réellement à la racine [des structures sociales], on s’expose par-dessus le marché au reproche d’inhumanité, sous prétexte qu’on ne pense pas immédiatement aux hommes. A mon sens toutefois, ce reproche fait lui aussi partie du complexe d’aveuglement. L’inhumanité dont il s’agit ici consiste justement en ce que, dans le destin qu’est leur vie, les hommes sont devenus des objets, et ce n’est pas la sociologie qui est inhumaine si elle essaie d’exprimer cela », Adorno, Société : Intégration, désintégration. Essais sociologiques, Payot, 2011, p. 114, je souligne.
[7] Marx, Le Capital, Livre I, 2009, PUF, p. 173.
[8] Jean-Marie Vincent, « Marx l’obstiné », Marx après les marxismes, L’harmattan, 1997, p. 18.
[9] Situation structurelle qui ne correspond donc en rien à un défaut de morale, de connaissance, un quelconque « déficit » de démocratie ou une absence de « limites », comme le pensent souvent les écologistes et les illusionnés de la politique, quand bien même ceux-ci ne forment pas qu’une seule et même catégorie.
[10] Lors du procès du bureaucrate nazi, Arendt avait été frappée, non par la stupidité de l’accusé, mais par son manque de pensée, il avait perdu sa propre « faculté de juger ». Voir une mise au point admirable dans l’ouvrage de Miguel Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, Sens & Tonka, 2006.
[11] Voir le Cercle des Jeunes Normaliens pour le Progrès, « Référendum d’un jour, plébiscite quotidien », dans la revue Notes et Morceaux choisis, n°7, éditions de La Lenteur, 2006,.
[12] Dès les XVIIIe et XIXe siècles, le processus de production d’organisation de l’espace par le capital a eu pour résultats, le décloisonnement de l’espace local et « l’invention du territoire », phénomène bien décrit par Eugen Weber dans La Fin des terroirs, Aspects de la modernisation des campagnes en France, 1870-1930, et qui consiste en une intégration du territoire national à partir, en France, des politiques de libéralisation du commerce des grains par les physiocrates dès 1753. Pour une archéologie de la notion de « territoire », voir l’étude de Paul Alliès, L’invention du territoire, Presses Universitaires de Grenoble, Coll. « Critique du droit », 1980. On notera aussi l’œuvre toujours très stimulante de Jacques Donzelot.
[13] Sur la crise de la valeur voir Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003 et Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Lignes 2011 ; Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Lignes, 2011.
[14] Pour une analyse des causes de la mondialisation du capital voir le chapitre VI « La mondialisation et la ‘‘fusionnite’’ du capital » dans Robert Kurz, Lire Marx. Les textes les plus importants de Karl Marx pour le 21e siècle, choisis et commentés par Robert Kurz, La balustrade, 2013 (2002), pp. 293-319.
[15] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dit « Grundrisse », Les éditions sociales, 2011, p. 500.
[16] David Harvey, Géographie de la domination, Les prairies ordinaires, 2008, p. 94.
[17] David Harvey, ibid., p. 96.
[18] J.-M. Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, PUF, 1987, p. 97. « Sous son enveloppe matérielle, la technologie est rapport de rapport, suite de processus apparemment autonomes dans leur objectivité instrumentale, mais liés à la dynamique du Capital et du travail dans leurs mouvements profonds. Les rapports de production, en ce sens, ne se heurtent pas à la technique […], puisque cette technique est une de leurs manifestations essentielles, mais bien aux forces productives humaines asservies et à l’usage différentiel et différent qu’elles tentent de promouvoir des forces productives matérielles » (ibid., p. 66-67). Je renvoie également à l’œuvre de Moishe Postone, pour qui « la production industrielle machiniste est la forme du procès de travail adéquat à la production de survaleur relative » (dans Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009, p. 478).
[19] David Harvey, Géographie et capital. Vers un matérialisme historico-géographique, éditions Syllepse, 2010, p. 248.
[20] Pour voir comment le chemin de fer permet de décupler la complexité organisationnelle des entreprises au XIXe siècle, voir l’article de M. Amiech, « Les États-Unis avant la grande industrie », dans Notes et Morceaux choisis, n°7, op. cit., même si les présupposés seulement anti-industrialistes de cet article qui n’essaye jamais de comprendre la technologie du transport et de la communication comme immanente à la totalité dialectique des rapports sociaux capitalistes, tendent toujours à faire l’éloge nostalgique de l’entreprise capitaliste familiale, d’une société de petits propriétaires ou producteurs indépendants et du travail artisanal qui ne sont pourtant qu’une autre configuration historique des rapports sociaux capitalistes. Le passé capitaliste restant invariablement la ligne d’horizon du courant anti-industriel.
[21] Voir une très intéressante histoire d’un « dispositif spatial » particulier, chez Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris, La fabrique-éditions, 2000.
[22] Nous utilisons à dessein la notion de « système » qui correspond pourtant au paradigme néo-positiviste dans les sciences sociales pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Cette notion postule en effet une analogie de fonctionnement entre les organismes vivants et les machines, puis avec les sociétés et enfin avec tout être humain, assimilés à la notion de système. On est évidemment ici sur le terrain sémiotique du contrôle cybernétique (y compris avec la métaphore du « réseau »). Voir « L’hypothèse cybernétique », Tiqqun, ZOO, vol. 2, 2001. Jacques Ellul a utilisé cette notion de « système » pour seulement analyser l’organisation technoscientifique de la production économique (alors que Edgar Morin en fera carrément un modèle utopique). Henri Lefebvre qui dans son ouvrage fort stimulant Vers les cybernanthropes. Contre les technocrates, déconstruit totalement l’usage de la notion de système, et reproche l'utilisation qu'en fait Ellul, et il a peut-être bien raison. Dans L’Illusion politique, Ellul, malgré les limites de cet auteur, a quand même tiré des conclusions stimulantes. Dans le cadre de la cybernétique constituée par des systèmes ou des « dispositifs » (dans la perspective de Foucault), il y a bien en effet la « fin de toute politique » et sa perpétuation mythologique (voir Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques). On peut alors parler d’« illusion de la politique », puisque sous l’œil de la gestion, la politique est réduite à l’administration efficiente des simples choses, et ceci sans la moindre idéologie, simplement de manière praxique.
[23] Pour un aperçu historique de l’intégration maritime de la planète qui débute au XIXe siècle - mettant déjà là en place les conditions de possibilité de la conteneurisation mondialisée -, voir V. Guigueno, « L’Europe des Lumières. Organisation et technique de signalisation maritime au XIXe siècle », in Histoire et Sociétés. Revue européenne d’histoire sociale, n°21, mars 2007, p. 30-43.
[24] Les informations sur le système portuaire mondial conteneurisé qui suivront dans ce texte, sont tirées de l’article de Martin Soppé et Antoine Frémont, « Transport maritime conteneurisé et mondialisation », dans la revue des Annales de géographie, n°642, 2005, pages 187-200.
[25] Formidable changement de vocabulaire à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, qui coïncide avec le début de la décolonisation politique amorcé par la signature en 1941, de la Charte de l’Atlantique. On peut voir, avec des réserves, le livre stimulant de Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science-Po, 1999.
[26] On distingue deux types de conteneurs. Le conteneur de 20 pieds est long de 6,058 m, large de 2,438 m et haut de 2,6 m. Sa capacité est de l’ordre de 21,5 tonnes. Le conteneur de 40 pieds a une longueur double de celle du conteneur de 20 pieds. On mesure les capacités de transport des navires ou le nombre de « boîtes » manutentionnées dans les ports en EVP. 1 EVP vaut un conteneur de 20 pieds. 1 conteneur de 40 pieds vaut 2 EVP.
[27] Karl Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., p. 173.
[28] Karl Marx, Le chapitre VI du Capital, Livre I. Manuscrits de 1863-1867, Les éditions sociales, 2010, pp. 239-240.
[29] M. Orange, « Vincent Bolloré tisse sa toile en Afrique », Le Monde, 10 novembre 1999.
[30] D. Buffier, « Le groupe Bolloré en passe de perdre le port de Dakar, mise sur l’Afrique de l’Est », Le Monde, 13 juin 2007.
[31] Article-publicité de Tugdual Ruellan, « Autoroute maritime de Nantes-Bilbao », dans le supplément « Objectif Région », Le Monde, 13 octobre 2005.
[32] Marshal Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976.
[33] Voir l’article « Puissance mondiale et monnaie mondiale » dans Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, op. cit., notamment pp. 45-47.
[34] Issue d’une réinterprétation de la théorie de la crise chez Marx contenue surtout dans les Grundrisse (le Livre III du Capital parle surtout des crises cycliques), la théorie de la « crise finale » dont on parle ici est propre au courant allemand de la « critique de la valeur » (Exit, Krisis, Robert Kurz, Norbert Trenkle, Ernst Lohoff, Anselm Jappe, etc.). La crise finale est interprétée comme une crise d’effondrement, voir Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung [L’effondrement de la modernisation]. Vom Zusammenbruch des Kasernensozialismus zur Krise der Weltökonomie, Eichborn, Frankfurt a. Main, 1991.
[35] A. Jappe, Les Aventures de la marchandise, op. cit., p. 155. Sur la question des « faux frais » et du concept marxien de « travail improductif », voir aussi Tom Thomas, Démanteler le capital ou être broyés, éditions Page 2, Lausanne, 2011.
[36] Robert Kurz, Lire Marx, op. cit., p. 295, et rajoute : « un universalisme capitaliste parfait signifie l’universalité parfaite de la catastrophe qui se manifeste aujourd’hui dans tous les domaines de la vie ».
[37] Theodor Adorno, Société : Intégration, désintégration, op. cit., p. 31.