Dénaturaliser l'idée d'économie,
pour sortir de l'économie
Benoit Bohy-Bunel
C’est « l’économie » elle-même, l’économie en tant qu’économie, comme secteur séparé et unidimensionnel qui prétend concentrer tous les autres sous-secteurs spécialisés, qui est bien une détermination strictement moderne, qu’on ne « naturaliserait », qu’on ne « transhistoriciserait », que de façon idéologique et mensongère, en vue de justifier et maintenir indéfiniment le capitalisme en tant que tel. La dépossession et la constitution d’une « seconde nature » censée « représenter » formellement la « première » (elle-même une abstraction forgée de façon contingente), la déprise à l’égard des produits du dit « travail », sont des déterminations qui enveloppent substantiellement toute « économie » s’affirmant comme économie au sens strict, si bien que cette « économie » n’apparaît que dans la modernité capitaliste, en particulier lors du mouvement des enclosures (XVIIème siècle anglais), juridiquement, puis lors de la diffusion des manufactures, et surtout avec la première révolution industrielle en Europe, matériellement parlant. A ce titre, Clément Homs, dans son article consacré à la dénaturalisation de « l’économie » (dans Sortir de l’économie [1]) indique que « l’économique » au sens grec antique, ou la gestion du foyer patriarcal, n’est en rien la dite « économie » telle qu’on en parle dans la modernité, et telle qu’elle surgit récemment, et ne peut donc permettre la naturalisation d’une telle économie. En effet, cette gestion du foyer antique, fondée sur des synthèses sociales patriarcales et religieuses, essentiellement, ne ressemble en rien à l’économie comme secteur spécial fonctionnel qui est une caractéristique de la modernité, comme principe unidimensionnel et calculant, asocial et neutre axiologiquement, sans caractérisation « anthropologique » concrète. La totalisation que développe l’économie comme spécificité moderne n’a aucun correspondant précapitaliste.
La modernité, depuis la Renaissance qui « renouerait » avec l’antiquité gréco-romaine, néanmoins, pour naturaliser ses formes contingentes et barbares de synthèses sociales, aura su « nommer » ses principes en empruntant des dénominations antiques (« république », « démocratie », « économie »), et en rétroprojetant, sur la base de cet emprunt fallacieux, sa propre réalité, ensuite, sur une réalité « archaïque », pour se rendre elle-même incritiquable. Le mouvement est simple et habile : on nomme une réalité sociale purement moderne et scandaleuse en empruntant des dénominations antiques qui ne la traduisent donc en rien, mais qui voilent cette mystification, également. Sur cette base, une telle réalité sociale nouvelle affirme sa propre « antiquité », sa transhistoricité, pour affirmer qu’elle ne peut être dépassée sans que « l’humain » se perde comme « humain ». Les notions de « sujet », d’homme « en général », de « nature humaine », se systématisent d’ailleurs à l’époque moderne (cf. Descartes, Spinoza, Hollande libérale émergente), sur la base d’un christianisme remanié, développant un tel mensonge toujours plus matériellement produit. Clément Homs développe ici donc des indications précieuses, même si elles sont, hélas, trop peu considérées aujourd’hui (on confondra absurdement une telle radicalité avec une pensée « extrême », alors que la radicalité s’oppose à toute « extrémisme » au contraire, d’ailleurs banalisé aujourd’hui dans nos quotidiens meurtriers, comme Arendt l’affirmait déjà en son temps).
Nous aurons tendance à naturaliser l’être-marchandise des biens produits, leur être-valeur (impliquant un être-abstrait du travail), nous aurons tendance à considérer que toutes ces façons de catégoriser et d’organiser la production sont transhistoriques, propres à toute société humaine, dans la mesure où, précisément, elles renferment en elles des déterminations universelles, formellement parlant. L’idée de « travail en général », par exemple, paraît être particulièrement universelle en tant que transhistorique, précisément parce qu’elle est saisie à travers la forme logique de l’universel. Mais pour comprendre le caractère historiquement déterminé de la marchandise, de la valeur, et du travail « tout court », du travail « en tant que tel », il faut souligner un fait qui, s’il paraîtra complexe, voire paradoxal, n’en est pas moins certain : le fait même d’organiser la production en déterminant des logiques par lesquelles on ne différencie plus la multiplicité des activités productives, par lesquelles on ne différencie plus les qualités concrètes des biens satisfaisant des besoins, n’est pas propre à toutes les sociétés humaines de l’histoire (ou de la préhistoire), mais renvoie au moment capitaliste lui-même, situé historiquement en lui-même.
Autrement dit, le fait même de concevoir l’universalité abstraite du travail « en général », de la marchandise « en général », de la valeur « en général » (et même de la valeur d’usage « en général »), et d’organiser matériellement la production sur la base de ces déterminations abstraites et purement formelles, n’est pas en lui-même un fait « universellement humain ». Il faudra donc bien distinguer l’universalité logique et formelle que revendiquent les catégories capitalistes, et l’idée d’une universalité renvoyant à ce qui est transhistorique. La première n’implique pas la seconde, mais l’exclut au contraire. Notre tendance à naturaliser ces catégories reposera sur le fait que nous confondrons fréquemment ces deux types d’universalités pourtant très distinctes, et même mutuellement exclusives, en pensant que l’une est synonyme de l’autre. Dans les sociétés précapitalistes, de fait, il faut bien le rappeler, le travail en tant que tel n’existe pas, ni même la marchandise, la valeur, ou l’argent en tant qu’argent, et ce même si les activités productives possèdent une certaine socialité (mais ici, précisément, en tant que concrètes), et ce même si les biens produits sont échangés (mais ici, précisément, en tant que produits issus d’activités productives reconnues dans leurs particularités).
Une certaine manière de décrire les systèmes de production précapitalistes en utilisant les catégories de travail « en général », de marchandise, de valeur, renvoie donc à une façon de projeter des évaluations typiquement capitalistes sur des réalités qui ne furent en rien capitalistes (anachronisme).
Benoit Bohy-Bunel
Note :
[1] Clément Homs, « Sur l'invention grecque du mot "économie" chez Xénophon. Critique d'une supercherie étymologique », in Quelques ennemis du meilleur des mondes, Sortir de l'économie, éditions Le Pas de côté, 2012.
Illustration : Allégorie de la fortune (une femme nue, les yeux bandés, jette d'une main des trésors, des distinctions et des talents et de l'autre main des démons, des outils) - Peinture de Balthazar Nebot, vers 1730.
Voir également :
- Robert Kurz : Voyage au coeur des ténèbres du capitalisme (Anselm Jappe)
- Discussion sur le caractère historique de la valeur, de l'argent et du travail - 1ère partie (Clément Homs).
- Discussion sur le caractère historique de la valeur, de l'argent et du travail : sur la naissance du capitalisme - 2ème partie (Clément Homs)
- Critique du substantivisme économique de Karl Polanyi (Clément Homs)
- Les sociétés avec et sans concept de travail : Remarques anthropologiques (Marie-Noëlle Chamoux)
- Quand David Graeber étale la dette. Une critique du livre "La dette : 5000 ans d'histoire", par Franz Schandl.
- Die Bedeutung von Wertkritik und Wert-Abspaltungs-Kritik für die Geschichtswissenschaft (Klaus Kempter)