Confusion et populisme transversal
A propos d'une énième pitrerie altercapitaliste d'Isabelle Garo
2017
*
Isabelle Garo a récemment publié sur un site de la commission « antifascite » du NPA, un papier intitulé « La réaction sous le masque de l'anticapitalisme » (20 juin 2017) au sujet d'une des figures majeures du populisme et de la critique tronquée, quand il n'est pas devenu le nouveau saint-patron d'une certaine extrême-droite, Jean-Claude Michéa.
« L’anticapitalisme de Michéa est un faux-nez », et c’est Garo-la-mélenchoniste après avoir été une compagnonne de route du PCF qui dit cela. Elle qui n'aura jamais cessé de reprendre tous les topoï les plus critiquables et refroidis de la gauche du capital, c’est-à-dire l’anticapitalisme tronqué se limitant à une critique des formes phénoménales au lieu de s’adresser aux catégories de socialisation négative de base du capitalisme en tant que patriarcat producteur de marchandises – telles que la valeur-dissociation, le travail, la marchandise, l'Etat et l’argent ; les déclarant indépassables et affirmant au final le caractère positif de « la moindre perspective de régulation de l’économie » (Garo) : en termes clairs, le bon vieux capitalisme d’Etat du socialisme de caserne redistribuant les catégories capitalises non dépassées, et sous une autre forme, le néo-keynésianisme à la Mélenchon, que n'auront jamais cessé de prôner les différentes composantes de la social-démocratie et du marxisme traditionnel. Quand le panthéon de Garo n'est pas autre chose que la quintessence même de cette gauche altercapitaliste : « immense penseur marxiste comme André Tosel » et autre « les vrais penseurs critiques de notre époque. Un exemple : Pierre Bourdieu et Christine Delphy », mais de qui se moque-t-on ? C'est l’hôpital qui se fout... Et comme si cela ne suffisait pas, ce sera encore quelqu'un du NPA (opposant le bon capital pourvoyeur d'emplois autogérés/étatisés au méchant capital financier parasitaire, une bêtise idéologique qui structurellement partage une certaine proximité avec la construction antisémite du « capital voleur » qui vivra en vampire au dépend du « capital créateur ») qui posera sans rire la question suivante : « Notre Michéa ne nous servirait-il pas un pseudo-anticapitalisme de ce genre, dans des habits plus ou moins neufs ? »
La marxiste traditionnelle Garo est tout autant critiquable que l'autre bord michéiste. C'est bel et bien de l'anticapitalisme tronqué qui répond en vase clot à de l'anticapitalisme tronqué. Et rien de moins. Quelle vienne de signer la tribune dans Le Monde du 19 juin 2017 en soutien à la star-up identitaire « Bouteldja and cie » à côté de la bande des charlots habituels de la confusion (Lordon, Delphy...), n’étonnera plus personne, au regard de l'état bien avancé de décomposition de la critique marxiste traditionnelle qui n'était déjà pas partie de grand chose. La seule voie émancipatrice valable, c'est aujourd'hui la critique frontale de cet anticapitalisme tronqué de tout bord, d'où qu'il vienne et dans toutes ses ramifications, configurations et nuances. Ni NPA, ni PCF, ni Michéa. En-deça, pour le camp de l'émancipation, point de salut.
Afin de critiquer le populisme bien réel de Michéa, Garo ferait donc bien de nettoyer déjà devant sa porte, celle de la « gauche radicale » du capital : l'historien Pierre Birnbaum dans son ouvrage classique Genèse du populisme. Le peuple et les gros (1983) a ainsi bien montré, sources et citations à l'appui, combien depuis les années 1930, si ce n’est depuis l’affaire du général Boulanger à la fin des années 1880, une partie très conséquente de l’extrême-gauche naturalisant le travail et la richesse abstraite capitaliste (la valeur) et par la suite toute l’idéologie des communistes partidaires (pas que français), reposaient largement sur un anticapitalisme tronqué de type nettement populiste (mythe des 200 familles, du « mur de l'argent », etc.) ; un populisme qui n'aura pas attendu Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Il ne faut jamais oublier que Michéa a été lui-même un militant très tardif du PCF, imprégné de ce populisme là (voir encore Birnbaum, notamment les pages 142-170 de son ouvrage dans la partie « Les gros, le Capitalisme Monopolistique d'Etat et l'eurocommunisme »), il n’aura fait que l’« orwellisé » dans le cadre d'une continuité idéologique sous-jacente et désormais transversale à l'heure du capitalisme de crise des années post-2008.
N'oublions pas non plus que Garo pense pouvoir critiquer le populisme de Michéa en défendant Podemos, qui lui-même se réclame, façon Mouffe/Laclau, d'une sorte de « populisme de gauche », et même du dépassement du clivage droite, gauche (et elle ne dit rien là-dessus). Quand Mélenchon, qu'elle a soutenu sans honte bue et le plus publiquement qui soit dans une tribune dans Libération du 5 avril 2017, ne se place pas lui aussi directement sur ce terrain national-populiste dans les faits (Eric Fassin dans son dernier livre Populisme : le grand ressentiment - éditions Textuel, 2017 - évoque ainsi le double langage de Mélenchon, lors de sa visite du Musée Evita Peron à Buenos Aires en 2012, quand il répond à Ernesto Laclau : « Pour moi, ça sera difficile » de m'affirmer populiste, « mais tu as raison » ; puis à Paris en 2016 dans une conférence avec Mouffe quand il dit « je ne dirai jamais que je suis populiste », mais « ici, dans le secret de cette salle, j'admets tout à fait que c'est bien ça dont on parle », p. 20 de l'ouvrage).
Le fait de partager les critiques faites à Michéa sur l'anti-immigrationnisme implicite ou très explicite de cet auteur, ses propos nauséabonds sur RESF (Réseau éducation sans frontières), sa bonne volonté à jouer sur le terrain de sa propre récupération à l'extrême-droite, etc., ne peut nous faire oublier les présupposés tout aussi problématiques à partir desquels Garo porte sa critique sur le terrain de l'anticapitalisme ou du populisme. La critique tronquée du capitalisme chez Garo, à travers sa conception subjectiviste et simplement sociologiste de la domination moderne, repose tout autant que chez Michéa, sur une glorification absurde de la valeur d'usage et du travail concret. Critiquer le capitalisme du point de vue du travail et de la valeur d'usage restera toujours une impossibilité logique, car on ne peut critiquer le capital du point de vue de sa propre substance : l'abstraction réelle, spécifiquement moderne, qu'est le travail. La valeur d'usage de la marchandise n'étant quand à elle que le « porteur », le « support » de la substance invisible et sous-jacente : la valeur produite par le côté abstrait du travail. « La valeur d’usage devient la forme phénoménale de son contraire, la valeur » (Marx, Le Capital, Livre 1, PUF, 1993, p. 64).
Il ne peut y avoir deux poids, deux mesures, il s'agit bien de renvoyer dos à dos ces deux auteurs, autrement dit les positions qu'ils représentent, autant sur le terrain de leur anticapitalisme tronqué que sur celui du néo-populisme productif, global et transversal ; car ils constituent bien deux figures différentes de ce même populisme productif transversal à l'oeuvre aux quatre coins du monde. Sur ce plan qui n'a rien d'anecdotique, Isabelle Garo et Jean-Claude Michéa, frères ennemis à l'intérieur des mêmes présupposés quant à leur vision tronquée de l'essence même du capitalisme, sont et restent autant l'un que l'autre, comme deux sous-produits à la dérive du programmatisme prolétarien : autant d'obstacles à l'émancipation sociale qui doivent être balayés et critiqués en tant que tels.
H. Barca.
Texte paru dans le Bulletin Les Amish du Potlatch, n°12, 2017.