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Par-delà sionisme et antisionisme

Pour une critique globale de l’idéologie nationale-étatique moderne

*

Benoit Bohy-Bunel

Sommaire

 

1.) Antisionismes modernes

a) Deux critiques concurrentes du « sionisme » moderne

b) Antisionisme et antisémitisme

2.) Une critique structurelle des Etats-nations totalitaires modernes, par-delà « sionisme » acritique, et « antisionisme » fétichiste

a) Le « sionisme » devenu « idéologie »

b) L’idéologie chez Arendt

c) Idéologie moderne et capitalisme

d) Capitalisme et Etats-nations

3.) L’antisionisme obsessionnel : une « critique » fétichiste et spectaculaire de l’Etat-nation moderne

4.) Critiquer la forme nationale-étatique moderne pour défendre les individus qu’elle « représente », et qu’elle met ainsi en danger.

5.) Toute dynamique guerrière ou meurtrière entretient le désastre

6.) Un certain « antisionisme » fétichiste, confusionniste, et trop présent aujourd’hui

7.) Une certaine « extrême gauche » cloisonnée qui s’inscrit dans une dynamique dangereuse

8.) Lutter contre le nationalisme étatique

9.) Ouvertures messianiques, non obsessionnelles, et non téléologiques

10.) L’abrahamisme face aux Etats-nations modernes

11.) Perspectives plurielles

 

1.) Antisionismes modernes

a.) Deux critiques concurrentes du « sionisme » moderne

 

   Le Bund, L’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, mouvement socialiste juif créé à la fin du XIXème siècle dans l’Empire russe, milita pour l’émancipation des travailleurs juifs. Il s’opposa généralement à l’idéologie émergente dite « sioniste », à toute tendance séparatiste, ainsi qu’au centralisme bolchévique, menaçant l’autonomie ouvrière.

   Athéisme, égalité hommes-femmes, socialisme du Bund : il y eut là le projet d’une certaine « sécularisation » de la vocation messianique, devenue vocation politique, qui définissait une « nation » juive non organique, n’excluant pas l’internationalisme anticapitaliste, mais le supposant au contraire.

   Lors de son 4e congrès, en 1901, le Bund « considère le sionisme comme une réaction de la classe bourgeoise contre l'antisémitisme et la situation anormale du peuple juif (…). Le sionisme politique érigeant pour but la création d'un territoire pour le peuple juif ne peut prétendre résoudre la question juive, (…) ni satisfaire le peuple dans son ensemble (…) et demeure une utopie irréalisable. Le congrès estime que l'agitation des sionistes est un frein au développement de la conscience de classe. »

   Le Bund, au contraire des sionistes, prônait le combat sur place : il luttait avec les ouvriers immigrés (polonais, ukrainiens) ou russes, et affirmait qu'il fallait lutter pour la révolution sociale à l’endroit où l’on se trouve.

   Mais le Bund, ponctuellement, avant l’horreur de la Shoah, qui le dévasta, fit des alliances ponctuelles et tactiques avec certains sionistes.

   Le trotskisme universel-abstrait, issu des Lumières capitalistes, lui-même antisioniste, mais pour d’autres raisons, rejette cette volonté du Bund d’articuler deux modes d’appartenance (communautaire et cosmopolitique), et considère que le Bund est constitué de « sionistes qui ont le mal de mer ».

b.) Antisionisme et antisémitisme

   L’Union Soviétique, après la Seconde guerre mondiale, développe, déjà, un antisémitisme, qu’elle fait passer pour un « antisionisme ».

   On songera au procès Slansky, jugeant des membres du comité central du parti communiste tchécoslovaque, pour des raisons antisémites qui se prétendaient « antisionistes ».   Accusations typiques, lors de ce procès : cosmopolitisme « juif » « sans attache », conspiration mondiale « juive ».

 

« Cette variété d’antisionisme antisémite est arrivée au Moyen-Orient durant la guerre froide, importée notamment par les services secrets de pays comme l’Allemagne de l’Est. On introduisait au Moyen-Orient une forme d’antisémitisme que la gauche considérait comme "légitime" et qu’elle appelait antisionisme. Ses origines n’avaient rien à voir avec le mouvement contre l’installation israélienne. Bien entendu, la population arabe de Palestine réagissait négativement à l’immigration juive et s’y opposait. C’est tout à fait compréhensible. En soi, ça n’a certes rien d’antisémite. Mais ces deux courants de l’antisionisme se sont rejoints historiquement ».

Moishe Postone, « Le sionisme, l’antisémitisme, et la gauche »

2.) Une critique structurelle des Etats-nations totalitaires modernes, par-delà « sionisme » acritique, et « antisionisme » fétichiste

 

a.) Le « sionisme » devenu « idéologie »

 

   Les critiques modernes du « sionisme » sont indissociables de formes politiques se disant, idéologiquement, « anticapitalistes ».

   Mais c’est un « anticapitalisme » confus, et tronqué, qui développa un certain « antisionisme » bien vite antisémite (bolchévisme). Cet « anticapitalisme » confus s’inséra de fait parfaitement dans la logique capitaliste productiviste et étatiste moderne : par exemple, Castoriadis, ou Maximilien Rubel, définiront, à juste titre, l’URSS, comme capitalisme d’Etat. Si bien que l’antisionisme obsessionnel, devenu antisémitisme, est davantage la conséquence d’une dissidence du capitalismeen son sein même, que du caractère pernicieux d’un anticapitalisme qui serait cohérent et radical.

   Cet antisémitisme structurel accuse donc davantage la logique dialectique du capitalisme, que le rejet conséquent et total de la structure capitaliste en tant que telle (rejet strict qui fut très rare, historiquement). Il s’agirait de questionner à nouveaux frais cette relation entre la critique du « sionisme » moderne et celle de la structure politico-économique moderne, avec des outils d’analyse plus radicaux, pour dépasser les clivages binaires et les dérives antisémites et identitaires liées à ces clivages.

   Pour ce faire, on pourrait partir de la critique qu’une philosophe éminente, Arendt, formula contre la modernité « travailliste » et tendanciellement totalitaire (désolée, désertique). Elle n’évoqua pas toujours explicitement la réalité économique du capitalisme, mais dégagea des structures de dépossessions générales, qui dévoilent des logiques « économicistes » destructrices, de façon complexe et non caricaturale. La relation entre cette critique de la modernité et la critique radicale, presque ontologique, du capitalisme, pourra se faire dans un second temps ; et pourra ainsi éclairer certaines réflexions arendtiennes profondes relatives au « sionisme » devenu idéologie.

   Certaines remarques que fit Arendt, concernant l’histoire de l’antisémitisme, très controversées, et à juste titre (sa référence équivoque à un historien nazi, Walter Frank, par exemple), ne retiendront pas l’attention, ici, ce qui se comprend de soi-même. Ses relations trop peu critiques aux « penseurs » antisémites et nationaux-socialistes Heidegger et Schmitt, de même, doivent être replacées dans un contexte académique très déterminé, et peu propice à la lucidité complète. Néanmoins, Arendt, dont l’œuvre peut aussi être perçue comme la politisation implicite d’une vocation talmudique archaïque, ne fut en rien une philosophe antisémite, mais put même identifier les vecteurs de l’antisémitisme moderne de façon très précise, pour mieux le combattre, dans la mesure où elle avait osé entrer en profondeur dans la complexité des « systèmes conceptuels » antisémites, sans jamais être « contaminée » par eux. Il s’agirait en outre de prendre au sérieux d’autres propositions plus structurelles, qui ne doivent pas être annulées par certains errements, très contingents, de la philosophe.

   Face au « sionisme » de la deuxième moitié du XXème siècle, donc, Arendt, directement impliquée, développa ponctuellement des réflexions politiques qui se rattachent structurellement à l’ensemble de sa pensée critique à propos de notre modernité. Cette hauteur de vue, cette vision qui s’ouvre à des processus plus généraux, plus globaux, que de simples données « géopolitiques » locales, ne peut se substituer à cette géopolitique plus précise, mais détermine néanmoins des orientations critiques porteuses, dont nous aurions encore besoin aujourd’hui, pour ne pas instrumentaliser ou fétichiser les conflits.

   Arendt défendit un sionisme « défensif » de circonstance, de 1933 à 1943, et c’était bien sûr à cause d’Hitler. Arendt resta toujours soucieuse de transformer les personnes juives en sujets politiques, capables de revendiquer leurs droits, et de combattre l’antisémitisme.

   Mais elle rompit avec l’organisation par la suite. Elle se voudra dès lors prophète d’un paradoxe du triomphe malheureux : « Les Juifs "victorieux", anticipa-t-elle, vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur auto-défense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire. »[1]

   Plus tard , dans Les origines du totalitarisme, elle sera plus claire encore : « Après la guerre, la question juive, que tous considéraient comme la seule véritablement insoluble, s’est bel et bien trouvée résolue – en l’occurrence au moyen d’un territoire colonisé puis conquis – mais cela ne régla ni le problème des minorités ni celui des apatrides. Au contraire, comme pratiquement tous les événements de notre siècle, cette solution de la question juive n’avait réussi qu’à produire une nouvelle catégorie de réfugiés, les Arabes, accroissant ainsi le nombre des apatrides et des sans-droits de quelque 700 à 800 000 personnes. »[2]

   Très essentiellement, ce que reprochera Arendt au « sionisme » de la deuxième partie du XXème siècle, c’est d’avoir fait d’une idée, émancipatrice et légitime, une idéologie.

 

  1. Elle condamnera d’abord l’instrumentalisation par les « sionistes » de l’idée d’un antisémitisme éternel, vision qui aurait trop longtemps empêché les juifs, selon elle, d’analyser les sources réelles de ce phénomène, de définir les conditions d’une riposte appropriée. Elle dira : « Il est faux que nous ayons toujours et partout été essentiellement des innocents persécutés. Mais si tel était le cas, ce serait effrayant, cela nous exclurait définitivement de l’histoire de l’humanité comme tous les persécutés. » (Ceterum Censeo…)
  2. Elle déplorera le fait que le dit « sionisme », au XXème siècle, ait connu le sort, finalement, de toutes les grandes idées politiques du XIXème siècle : « n’avoir survécu à leurs conditions politiques que pour déambuler, pareil à un fantôme vivant, parmi les ruines de notre époque».[3] Elle déplorera la captation d’idéaux grandioses de nature révolutionnaire par un nationalisme chauvin, nationalisme empêchant les dits « sionistes » de comprendre que leurs voisins arabes sont moins des ennemis du « peuple juif » que « ses amis potentiels ». Le principe donc par lequel cette idée politique « sioniste » dégénère en idéologie, avec Arendt, sera bien la nation ou l’Etat-nation moderne. Elle comparera très explicitement le nationalisme dit « sioniste » au nationalisme allemand, dont on sait ce qu’il a produit d’horrible et de sanguinaire au XXème siècle (avec d’autres nationalismes européens, d’ailleurs). Voici ce qu’elle dira de ce nationalisme « sioniste », qui sera la stricte inversion de l’idée de Sion, comme projet messianique et politique universel-concret, que voulait défendre, philosophiquement, Walter Benjamin, et que voudrait défendre tout individu réifié malgré lui, mais résolu, quel que soit son « athéisme » ou sa religiosité : « un nationalisme inspiré de l’Allemagne, qui soutient qu’une nation est un corps organique éternel, le produit de la croissance naturelle et inévitable de qualités inhérentes et qui explique les peuples non pas en termes d’organisations politiques mais de personnalités biologiques supra-humaines. »[4]

En tant donc qu’elle aura fini par être instrumentalisée à travers une dialectique de l’ami et de l’ennemi (une conception qu'on retrouve chez le « penseur » antisémite Carl Schmitt[5]), pour fonder une unité « organique » et abstraite de quelque « peuple » « juif », ici effectivement « construite », théoriquement, a posteriori, au profit d’un principe national-étatique, l’idée du sionisme deviendra bien, dans la deuxième moitié du XXème siècle, au sens arendtien, une idéologie.

b.) L’idéologie chez Arendt

 

   Mais revenons plus précisément sur ce qu’est l’idéologie chez Arendt.

Dans Le Système totalitaire (chapitre 4), Arendt explique que l’idéologie est la logique d’une idée appliquée au mouvement historique, poussée jusque dans ses conséquences les plus extrêmes, et faisant des individus concrets, pluriels et subjectifs, en chair et en os, de purs moyens mécaniques et automatisés censés permettre sa réalisation conçue comme finalité dernière (téléologie).

   L’idéologie est le propre des systèmes tendanciellement totalitaires.

Le totalitarisme est un système qui s'impose à tous les individus, apparemment constitués « en masses ». Les individus ne semblent plus séparés les uns des autres, ni même reliés les uns aux autres, mais ils semblent être comprimés en masses impersonnelles, en lesquelles ils n'ont plus aucune liberté de mouvement, ni de rapports positifs entre eux (concentration/dispersion).

   La « société de masse » ici n’est certainement pas une « réalité objective », comme s’il pouvait exister une société « massifiée » en elle-même, mais elle renvoie d’abord au point de vue que les idéologues, gestionnaires de l’organisation sociale, ont sur les individus vivant sur un « territoire » donné. De même les idées de « surplus », de « populace », de « plèbe », et même de « peuple », n’ont a priori aucune consistance « ontologique », mais renvoient à la perspective du pouvoir qui projette ses évaluations et orientations sur la multiplicité complexe des individus en chair et en os. Arendt insistera constamment sur la pluralité humaine, très singulière, qui est le propre du politique en tant que tel, et ne pouvait « faire sienne » la perspective des idéologues désirant « massifier » les consciences et diffuser diverses sortes de pestes émotionnelles. Néanmoins, hélas, ces formulations idéologiques tendent toujours plus à se matérialiser au sein de structures concrètes, et semblent rendre toujours plus « vrais », « constatables », les mensonges mutilants qu’elles développent.

   L'espace public, ou commun, séparé de la sphère intime, ou privée, tel qu'il permettrait une rencontre libre d'individus autonomes, a disparu. L'intime et le public se confondent (société de surveillance). La « politique » n'est plus une sphère parmi d'autres de l'existence des individus, mais elle a envahi tous les aspects de la vie quotidienne, en tant qu’elle est aussi principe de dissociation, de séparation. L'idéologie est présente à chaque instant, elle pénètre les consciences et les vécus intimes des individus à tous les niveaux. Elle est ainsi elle-même abolie dans sa spécificité, elle n’est plus simplement une « superstructure » ou un « reflet », mais elle devient une abstraction très « réelle ».

   Le processus historique qui doit s'achever et se précipiter vers une finalité absolue est un processus qui engloutit tous les êtres en gommant leurs spécificités, en niant leur liberté individuelle, leur autonomie et leur singularité spécifique. Chaque geste individuel, chaque acte libre, est nié, car il doit s'insérer à l'intérieur d'une logique irréversible régie par une rationalité implacable.

   Arendt définira très précisément ce qui est la spécificité la plus marquante des totalitarismes modernes : « L'homme isolé qui a perdu sa place dans le domaine politique de l'action est tout autant exclu du monde des choses, s'il n'est plus reconnu comme homo faber, mais traité comme un animal laborans dont le nécessaire "métabolisme naturel" n'est un sujet de préoccupation pour personne. » (Arendt, Système totalitaire, chapitre 4)

   Cet homme sera donc dans la désolation, dans une forme d’aliénation, devenue apparemment « destinale », au monde. Il est privé de monde, de rapport construit et dialogique au monde, car il est privé du lien intersubjectif multidimensionnel et concret, effectif, qui pourrait permettre un tel rapport.

   Il ne faut pas comprendre de façon anthropocentrique, ou trivialement « heideggerienne », la critique de la réduction des individus modernes à « l'animalité » laborieuse.

   Car cette « animalité » est devenue une construction idéologique humaine, trop humaine, et surtout : spécifiquement moderne. Et l’on ne fait d’abord que critiquer radicalement ces développements idéologiques, sans jamais s’approprier leurs critères d’évaluation. Cette « animalité » idéologiquement déterminée renvoie à des processus historiques qui finissent par se développer, au sein de la modernité « travailliste », en fonction d'une pure survie négative, « biologiquement » hypostasiée. Elle est « l'animalité » d'une espèce qui voulait s'élever au-dessus de cette animalité, et qui s'assigne finalement, à la suite de cette prétention narcissique, à une « animalité » dégradée, au sein d'une dissociation absolument destructive et négative.

   Le dévoilement progressif de l’existence d’une « société du travail », dans la continuité de Galilée, Darwin, et Freud, est la quatrième grande blessure narcissique de « l'Homme » moderne. En effet, au sein de la société du travail, l'« histoire » de cet « Homme » devient toujours plus clairement développement d'une espèce animale qui tâche simplement de survivre. Un certain Marx, bien avant Arendt, rendra plus consciente cette blessure narcissique moderne, ce pourquoi il fut et reste souvent très mal reçu (ou très mal compris). Ce Marx fut peut-être plus humiliant et insupportable pour le « sujet moderne » que les « hérétiques » nommés Galilée, Darwin ou Freud, car il voulut lui révéler qu'il n'avait plus rien de « subjectif » depuis longtemps.

   Dès lors, la critique de la réduction totalitaire de l'individu moderne à l'animal laborans n'a rien d'anthropocentrique, mais elle est au contraire la dénonciation radicale d'un anthropocentrisme spécifiquement moderne, dont la volonté de puissance est inséparable d'un sentiment d'humiliation inconscient, et d'une situation de désolation.

   Un système politico-économique, étatico-biologique, fondé sur des individus « travailleurs », comme le système de la valeur accumulée, comme le capitalisme, pourrait être, dès lors, automatiquement, un pouvoir sur des humains désolés et non simplement isolés, et tendrait à devenir totalitaire.

   L’organicité « nationale » ici, ou d’un « peuple », renvoie à l’organicité des corps physiologiques comprimés les uns contre les autres, qui ne sont subsumés sous la « communauté » qu’en tant qu’ils sont pris dans les cycles biologiques du travail, de la survie, de la consommation.

c.) Idéologie moderne et capitalisme

 

   Un commentateur averti comme Daniel Dagenais[6] aura aperçu qu’Arendt aura défini le capitalisme comme principe structurel, condition d’émergence, de tout totalitarisme moderne.

   Certains « humanistes », structurellement libéraux, par-delà leurs pseudo-critiques, et qui voudraient récupérer cette pensée politique arendtienne, qui reste pourtant extrêmement critique à l’égard de leur monde, préfèrent ne pas voir cette évidence, pour mieux diffuser des inepties contradictoires, proposant des « restructurations » cosmétiques, « de l’intérieur », de ce mal massif et réifiant, qu’ils banalisent de façon si banale, qu’est le capitalisme (Finkielkraut, Cynthia Fleury[7], Luc Ferry, etc.).

   La téléologie capitaliste générique, de fait, dont la synthèse est indéfiniment ajournée (Argent - Marchandises - Plus d’argent, Plus d’argent- Plus de Marchandises - Encore plus d’argent, etc.), ressemble très précisément à celle que décrit Arendt, dans le chapitre 2 de La crise de la culture, pour décrire la téléologie idéologique moderne, devenue totalitaire, et qui rend bientôt tout acte « possible et permis » (nazisme et stalinisme : deux régimes, parmi d’autres, qui exhibent le potentiel massivement meurtrier de notre modernité capitaliste) : en cette téléologie, le désastre extatique contemplant la « finalité dernière » de l’homme est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de notre passivité, laborieuse ou misérable ; en cette téléologie, toute nouvelle « finalité » atteinte (par le meurtre, la destruction, ou la terreur) devient bien vite un moyen pour atteindre une nouvelle pseudo-fin, etc., indéfiniment. Ce « moyen » donc trouve un « sens », une justification, une orientation, dans la mesure où il permettrait une finalité visée et souhaitée. Mais puisque nulle « fin » n’advient « finalement », comme il a été dit, mais qu’elle sera toujours dégradée en « moyen », indéfiniment, c’est le « sens » lui-même qui est toujours plus insensé et errant : ne restent plus que des meurtres gratuits, des destructions absurdes, des colères incompréhensibles. C’est pourquoi tout serait devenu « possible et permis » : en effet, si sens et non-sens, moyen et fin, dans l’inversion idéologique massivement visible, se confondent complètement, plus rien ne peut empêcher que soit justifié quotidiennement l’absolument injustifiable.

   Capitalismes « libéral », national-socialiste, stalinien, ont une racine commune, même si les modalités ou degrés de la destruction et de la domination varient : soit une téléologie fallacieuse, une dialectique négative, dont la synthèse est indéfiniment posée, puis ajournée, et qui ne correspond, fondamentalement, qu’à la dynamique abstraite de l’autovalorisation de la valeur « économique ».

   Une citation de Marx, relative à la condition épistémologique du « travail abstrait », ou du critère normatif de la valeur marchande, dans la société moderne « travailliste », complétera l’analyse arendtienne : « En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l'homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force, humaine de travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives, doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l'homme, une dépense de force humaine en général.» (Capital, chapitre 1).

   Ce Marx quelque peu « ésotérique » de la première section du Capital, certainement plus radical et plus conséquent qu'un Marx « positiviste », voire « progressiste », qui fut critiqué (souvent à juste titre) par Arendt, fut très peu connu par la philosophe (mais aussi par ses contemporains). Mais cette rencontre manquée n’empêche pas que soient définies a posteriori des synthèses qui seront, aujourd’hui encore, très efficaces. Les querelles d’écoles actuelles, en tout cas, ne sont pas des prétextes suffisants pour se priver de ces synthèses (« marxistes » autoritaires contre « arendtiens » libéraux, etc.). Au contraire, la vacuité stérile et vaniteuse de ces querelles, qui ne visent plus depuis longtemps la compréhension du réel en tant que tel, ni même la compréhension de la complexité des textes concernés, sera une raison supplémentaire pour ne pas en tenir compte.

   Souterrainement, d'ailleurs, une certaine Arendt qui aura défendu le conseillisme, et un certain Marx « libertaire » (celui d'un Rubel, par exemple, ou celui qui fit l'éloge de la Commune, en 1871), pourraient bien rendre envisageable le dépassement de certains « désaccords » circonstanciés.

   Dans cette perspective, donc, la définition arendtienne de l’idéologie, qui n’est en rien « idéaliste », mais simplement politique, n’exclut plus les conceptions anti-idéologiques d’un certain Marx, mais tend à les compléter.

   Ainsi, dans le chapitre 1 du Capital, l’indifférenciation d’un travail conçu comme pure dépense d’énergie humaine est, non pas une donnée « naturelle » et transhistorique de « toute activité de métabolisation avec la nature en général », mais est un nivellement produit théoriquement et abstraitement, par un travail intellectuel dominateur, qui émerge essentiellement avec le capitalisme, et surtout avec le capitalisme industriel (XIXème siècle). Elle n’est en rien une « nature » de l’humain, mais annonce plutôt une structure totalisante-abstraite, qui prépare les totalitarismes du XXème siècle.

   La détermination d’un travail « tout court », d'un travail « sans phrase », réduit à une pure dépense d’énergie indifférenciée, à vrai dire, est la condition épistémologique de possibilité de ce que Marx appela le « travail abstrait ».

   Qu'est-ce que ce « travail abstrait » ? Le travail abstrait, comme temps de travail socialement nécessaire, comme temps de travail moyen mesuré, ramené à la quantité non spécifique, comme standard de productivité moyen, n’est rien d’autre que le critère idéal, abstrait, la norme, qui détermine la valeur des marchandises, autour de laquelle gravite leurs prix. C’est par le critère du travail abstrait que les produits du travail peuvent se convertir en argent, finalement, et c’est par cette norme que le processus d’accumulation capitaliste, ou d’accumulation de richesses marchandes, à la fois « réelles » et abstraites, est finalement possible et pensable.

   S’appuyant sur une ontologie théologique « protestante », qui « naturalise » le travail « en général », cette détermination du travail abstrait est éminemment moderne, et conditionne, théoriquement et pratiquement, toute la modernité capitaliste.

   Autrement dit, puisque ce travail abstrait, cette « valeur » économique définie par Marx, a d’abord besoin de réduire l’activité productive humaine à une pure dépense d’énergie, et puisqu’il est la spécificité même du capitalisme, alors ce qu’aura défini Arendt en ce qui concerne le « travaillisme », le « biologisme », la désolation, propres aux totalitarismes modernes, concernera d’abord et avant tout le système économique capitaliste.

d.) Capitalisme et Etats-nations

 

   La confusion public/privé, identifiée par Arendt en ce qui concerne les « sociétés de masse » modernes, tendanciellement totalitaires, est un phénomène historico-politique qui est indissociable d’un processus économique abstrait et nivelant, conditionnant la matérialité des affaires humaines de façon destructrice.

   Politiquement, donc, ce phénomène n’est rien d’autre que l’émergence et la consolidation de l’Etat-nation.

   La forme-nation moderne, d’abord, trouve sa théorisation la plus conséquente, en Allemagne, au XIXème siècle : Herder déjà développe la conception d’une culture nationale conçue comme « âme du peuple ». Le déterminisme linguistique de Humboldt, la notion d’une germanité « archaïque » chez Jahn, développent une conception « organique » de la nation allemande, mais aussi, en négatif, des nations « étrangères ». Ces tendances se diffusent dans le folklorisme allemand du début du XXème siècle, jusqu’à sa nazification désastreuse.

   Cette notion organique et essentialiste, puis finalement réductionniste, de la nation, finit par « s’universaliser » au sein des divers nationalismes modernes. Car elle s’adapte aux exigences de nouvelles formes économiques émergentes.

   Que l’Allemagne ait exprimé au mieux ces exigences nationalistes modernes n’est pas si étonnant : comme nation européenne plus tardivement constituée, sa théorisation de l’« être-germanique » traduit les problématiques nationales modernes de la façon la plus explicite. Sa théologie politique protestante, son messianisme théorisant, articulés à un héritage grec antique fantasmé, cristallisent, encore aujourd’hui, toutes les tensions mythologiques des religions nationales du capital.

   A ce propos, osons une brève « digression », nécessaire pour extirper Arendt d’un « système » dangereux, et pour que donc ses propositions structurelles radicales ne soient plus englouties à l’intérieur d’une fange souvent nauséabonde. Les fantasmes « démocratiques » d’Arendt à propos de la Cité athénienne esclavagiste et patriarcale, s’insèrent dans une certaine logique pernicieuse, et rappellent tristement les délires étymologiques d’un Heidegger nationaliste-allemand, fasciné par l’héritage mystique d’une autre Grèce, « présocratique ». La distinction public/privé que « pose » Arendt presque axiologiquement, sera fondée sur ces expériences grecques archaïques, si bien qu’elle ne questionnera pas vraiment, ni ne critiquera en tant que telles, les « différenciations » patriarcales scandaleuses, ou esclavagistes, au sein du « foyer privé ». Ce qui est plus que dommageable. Néanmoins, on pourrait conserver structurellement l’analyse arendtienne d’un totalitarisme qui opère la confusion entre le public et l’intime, en développant une critique radicale corrélative, et nécessaire, des « premières expériences » grecques ; et on pourra considérer que ces expériences « politiques » anciennes conditionnent certainement, comme faits traditionnels, ou comme mythologies sacralisées aujourd’hui, nos conceptions politiques modernes, au moins en négatif, mais qu’elles ne peuvent en rien constituer un modèle « positif » aujourd’hui, à reproduire « tel quel », ou même à « imiter » simplement. Il s’agira également de bien faire une distinction de base entre, d’une part, la nécessaire intervention du commun, ou du « public », au sein du « privé », lorsque les violences patriarcales deviennent insupportables, et d’autre part, l’invasion totalitaire des injonctions idéologiques, économico-politiques, au sein de l’intime (c’est d’ailleurs cette invasion totalitaire qui favorise toujours plus certaines violences privées patriarcales ; et c’est elle qui rend indispensables des interventions juridiques empêchant ces violences, interventions qui sont bien sûr souhaitables, et à défendre, en l’état actuel des choses). Sans cette distinction de base, on finirait par « taxer » un certain féminisme élémentaire de féminisme « totalitaire », ce qui n’est, hélas, pas impossible avec Arendt, qui n’aura pas toujours opéré des distinctions rigoureuses.

   De toute façon, et ce fait n’aura pas été assez perçu par Arendt, la distinction « public/privé », qui repose aussi sur une conception privative et excluante de la « propriété », intervient de façon paradigmatique et structurelle seulement au sein de la modernité capitaliste, si bien qu’on ne saurait rétroprojeter ces catégories sur la réalité « antique », sans anachronisme. A dire vrai, la confusion « public/privé » propre aux totalitarismes modernes, qu’Arendt cible à juste titre, n’émerge aussi fondamentalement qu’au moment, éminemment moderne, où la séparation fonctionnelle, sur un fond unificateur et nivelant, du « public » (ou du « politique ») et du « privé » (ou de « l’économie »), envahit tous les aspects de la vie, et finit par structurer « les social » en tant que tel, à titre de synthèse totalisante.

   Cela étant, le fait que la philosophe allemande revendique cette « tradition » aristocratique et masculiniste, pernicieusement, n’annule pas l’intention plus profonde de ses propositions politiques, qui peut et doit être préservée : au contraire, ce fait montre que de telles propositions sont on ne peut plus vraies, puisqu’elles finissent par devenir une critique ciblant la philosophe même qui la formule, en tant que cette philosophe incarne aussi les contradictions de la modernité.

   Penser contre une Arendt potentiellement « grecque », aujourd’hui, ce pourrait être : penser avec Arendt, et pour Arendt, contre toute confusion fâcheuse, et contre toute récupération pernicieuse.

   Un commentaire récent, et averti, à propos de l’incapacité d’une Arendt, ou d’autres, à saisir conceptuellement la question centrale de la « dérivation » de l’Etat au sein de la modernité capitaliste, permettra de cerner strictement les limitations structurelles de la philosophe. Ce commentaire ne cible pas la dimension « nationaliste-allemande » relative à la référence « grecque », mais permet de faire une relation stricte entre cette forme nationaliste dite « culturelle » et la forme politique fonctionnelle étatique :

« Toute la philosophie politique bourgeoise, d'Hannah Arendt à Carl Schmitt en passant par Jacques Derrida (voir la critique adressée à ses Spectres de Marx par Moishe Postone dans Marx est-il devenu muet ?, L'Aube, 2003), en utilisant au masculin « le politique » pour parler d'une essence ou d'une vérité commune éternelle, n'aura finalement fait que naturaliser une sphère et une condition politiques qui sont historiquement spécifiques à la formation sociale capitaliste. On préfère transhistoriciser de manière anachronique ces catégories en les rétroprojetant sur toutes les sociétés humaines, en passant ensuite son temps sur l’étude des contenus concrets et l'évolution historique de ces formes étatique, politique et juridique laissées ininterrogées. Marx nous avait pourtant déjà mis en garde, en vain : « Les rapports juridiques ainsi que les formes de l’État écrivait-il, ne peuvent être compris ni par eux-mêmes ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain » (Karl Marx, préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, éditions sociales, 1957, p. 4). »

(Palim-Psao, « Un chien crevé doit ressusciter. Pour une renaissance du débat allemand sur la " "dérivation de l'Etat"»)

 

   Arendt pourrait cesser d’être une « philosophie politique bourgeoise », dans la mesure où une certaine « mise en cohérence » du noyau radical de son geste resterait envisageable.

   Qu’on ne s’y trompe donc pas. Cette « digression » n’en peut-être pas une, puisqu’elle vient d’éclairer aussi, transversalement, certaines déterminations idéologiques du nationalisme allemand, et du nationalisme moderne plus généralement, qui traversent même les critiques de ces nationalismes. Le désir anachronique d’un ancrage politique « antique », la rétroprojection, qui en découle, de catégories modernes sur des réalités prémodernes, de telle sorte que cette modernité rendra ses structures apparemment « indépassables », sont bien les marques, en effet, d’une détermination « nationaliste » assez récente, conditionnant jusqu’à la théorie se voulant « critique » ou « dégagée ».

   L’Etat moderne, quant à lui, est la forme juridique impersonnelle qui structure un tel contenu national « organique ». Entérinant juridiquement la société marchande basée sur des expropriations fondatrices et des colonisations « initiantes », il devient le principe fonctionnel « politique » de l’économie, qui garantit le respect du droit bourgeois (propriété privée), à l’intérieur (police), et à l’extérieur (armée), et qui garantit le « soin », « l’instruction », « l’intégration », de la force de travail exploitable : il est l’économie politique en tant que telle, soit la confusion/sectorisation des injonctions privées et publiques, des intérêts privés, ou égoïstes, et collectifs, ou politiques, qui doit se faire au profit d’un procès d’accumulation essentiellement abstrait.

   La valeur, ou le travail abstrait, qui est la réduction « biologisante », la désolation par excellence, qui est le principe même du capitalisme, son moyen et sa fin, est indissociable de cet Etat et de cette nation, sous la forme unitaire de l’Etat-nation :

  • D’une part, l’organicité particulière et relative revendiquée par la nation dessine les contours spécifiques, les frontières et les identités fixes, qui sont rendus nécessaires pour qu’une participation à une guerre économique mondiale se développe : en effet, sans particularités multiples et bien identifiées dans cette guerre, les intérêts et partenariats, les relations de concurrences et de dépendances, de compétitions et de tutelles, sont compromis. Le « sentiment national populaire » n’est donc qu’un effet dans cette affaire, ou un reflet affectif secondaire, qui émerge sur la base d’une nécessité fonctionnelle de l’économie politique nationale-mondiale, et qui certes peut rétroagir en retour sur cette économique politique, pour mieux consolider les frontières dont elle a besoin.
  • D’autre part, l’Etat sera la structure juridique formelle, « universelle-abstraite », qui sera le principe d’homogénéisation de ces multiplicités « nationales-organiques » particulières : en dernière instance, ce sont bien les conditions juridiques et théorico-pratiques de possibilité du travail abstrait, de la valeur, de la structure marchande, et de l’argent comme argent, que cette fonction « politique » impersonnelle de l’économie doit garantir constamment, au niveau des « économies réelles » nationales, mais en s’accordant aux exigences d’un marché global.
  • Le particulier concret national et l’universel abstrait étatique sont donc bien indissociables dans le capitalisme moderne, et ce sont bien ces formes « culturelles » et « politiques » fonctionnelles, qui « réguleront » l’économie du travail abstrait, son idéologie de la désolation, ses destructions, et finalement ses développements totalitaires, massivement meurtriers.

   Mais ces deux aspects de la « politique » fonctionnelle de la modernité peuvent entrer en conflit.

   Sur un plan socio-politique, comme capitalisme national-socialiste, le nazisme est, essentiellement, dans le contexte d’une crise très dure pour l’économie allemande, une réaction populiste au capitalisme mondial : il s’oppose à l’Etat sous sa forme universelle-abstraite (même si cette opposition peut s’appeler abstraitement « Etat total », elle relève essentiellement d’une idéologie nationaliste particulariste) ; et il s’oppose au capital financier « mondial », ou « errant » ; ces deux formes seraient les deux formes « complémentaires » du capitalisme global et impersonnel. En personnifiant ces deux formes impersonnelles, qu’il désigne comme étant « juives », le nazisme devient atrocement et massivement meurtrier.

   Les structures antijudaïques affectives, mythologiques, théologiques, plus archaïques, de cet antisémitisme moderne, consolident certes, une violence qui se veut d'abord « fonctionnelle » et amorale, mais de façon rétroactive, et secondaire : c'est d'ailleurs la dimension horriblement « logique » et presque « calculante » de ces meurtres qui les aura rendus presque « acceptables », pour des individus dépourvus de repères.

   Selon une même perspective, d’ailleurs, qui se voulait « cohérente », « rationnelle », « fonctionnelle », mais qui devint bien sûr délirante et pleine de fureur incontrôlable, la façon dont le nazisme a stigmatisé, pour les anéantir, des personnes jugées « invalides », « improductives », ou bien des personnes ayant des « sexualités » jugées « improductives », « stériles », « non-naturelles », ou bien des « nomades » qui seraient « dépourvus de sol productif », ou encore des individus révoltés, supposés « sans attache », susceptibles de « menacer » la productivité nationale, s’insère dans une logique économique réactive, nationaliste, qui voudrait « se protéger », en temps de « crise », contre ce qu’elle considère comme des « nuisances », ou « inutilités », « intérieures » ou « extérieures ».

   De telles horreurs ou persécutions, qui se prolongent insidieusement aujourd’hui, puisque « la » Nation, hypostasiée, soucieuse de sa « puissance économique », persiste encore, devraient évidemment favoriser des luttes fédérées, et non des divisions, encore aujourd’hui : mais les mémoires collectives, sélectives ou oublieuses, ne sont plus capables d’opérer certaines déductions élémentaires, dans la mesure où elles sont détournées quotidiennement par des discours idéologiques clivants ou dissociateurs.

   Ceci étant donc dit, il faudra bien préciser que ce n’est pas le « contraire du capitalisme » qui produit ces destructions désastreuses. Ici, c’est plutôt un aspect du capitalisme s’isolant (capitalisme national) qui tend à vouloir « combattre », dans un délire meurtrier, un autre aspect de ce capitalisme, mais ici complètement fantasmé, personnifié, figuré de façon paranoïaque (structures mondiales, universelles-abstraites, ou encore « errantes », « improductives », « déracinées », que des individus traditionnellement exclus sont censés « représenter », pour les idéologues de la destruction).

   Dans la mesure où le capitalisme s’insère dans cette dialectique qui oppose successivement une logique nationale et une logique globale, et dans la mesure où les « réactions nationales » aux crises mondiales (crises systémiques et nécessaires), tendent à personnifier les structures impersonnelles globales, il faudra dire que ce capitalisme est une dialectique négative de la destruction : les capitalismes nationaux développent des formes de réactions identitaires, cycliquement, face aux crises globales (et très souvent, des formes d’antisémitismes structurels, dans la mesure où « le » juif devient idéologiquement, historiquement, le principe d’un mondialisme « abstrait » ; ou encore, des formes de « validisme », de « naturalisme » patriarcal, d’utilitarisme, ou de « territorialisme » destructeurs).

   Le capitalisme global produit des désastres réels qui encouragent ces logiques destructrices nationales.

   Mais finalement, ces deux dimensions ne s’opposent qu’en apparence : elles sont les deux faces d’une même pièce : la « réaction nationale », « régulant » le capitalisme national, est indissociable du souci de « réguler » un impérialisme global, et de maintenir finalement des relations plus stables entre partenaires économiques. De même que le capitalisme mondial trouve finalement son avantage avec ces régulations imposées par les réactions nationales.

   Keynésianismes, régulationnismes, protectionnisme, guerres : relances économiques au moins temporaires pour les centres impérialistes.

   Le principe « concret » et particulier du « national », ou le côté « réel » de cette économie, n’est donc en rien « concret », au sens strict : il est ramené en dernière instance à une dynamique purement abstraite, et ses « révoltes » ne sont là que pour maintenir la dynamique de cette abstraction globale.

   De même, les Lumières capitalistes (Finkielkraut, etc.) ou les anti-Lumières antisémites d’extrême droite (Alain de Benoist, Francis Cousin, etc.) disent finalement la même chose : l’universalisme abstrait, bourgeois, des premiers n’est pas contredit par la critique tronquée, nationaliste, du capitalisme, formulée par les seconds, mais peut se maintenir au contraire seulement « grâce » à la dialectique imposée par les seconds.

   Le capitalisme d’Etat stalinien détermine une autre synthèse effrayante, mais analogue : la forme universelle-abstraite et le principe impérialiste articulent ces deux exigences, étatique et nationaliste, au sein d’une logique de la terreur et de la destruction. Dès lors, l’antisémitisme structurel de l’URSS n’est plus à définir comme une circonstance historique contingente, ou comme une forme de rejet affectif de « l’altérité ». Il s’insère au sein de cette dialectique fonctionnelle de l’abstraction dédoublée (particularisée, universalisée).

   C’est donc finalement une seule et même logique de la destruction, une seule et même dialectique capitaliste négative, qui s’affirme ici, à travers ces modalités différenciées du totalitarisme : une désolation étatique-nationale, mondiale-nationale, globalement abstraite, mais concrètement meurtrière, qui n’est rien d’autre que l’économie politique moderne, comme idéologie matériellement et quotidiennement agissante.

3.) L’antisionisme obsessionnel : une « critique » fétichiste et spectaculaire de l’Etat-nation moderne

 

   Arendt, lorsqu’elle critique le développement d’un certain « sionisme » devenu idéologie, critique plus globalement des phénomènes idéologiques et totalitaires qui concernent tous les Etats-nations de la modernité, et l’économie politique moderne en général.

   Ces phénomènes furent structurellement antisémites, impérialistes, et destructeurs.

   L’étatisation d’une « culture » ou d’un « peuple » hypostasié, aujourd’hui, ne saurait échapper à ces tendances désastreuses. Un « Etat palestinien », constitué sur la base des souffrances répétées, puis instrumentalisées, de populations palestiniennes, et sur la base des meurtres (ou déportations) des civils israéliens, pourrait lui-même reproduire ces écueils idéologiques et destructeurs, à terme, dans un contexte mondial où toute étatisation implique, à un moment ou à un autre, une violence invasive, une militarisation, en vue de la défense d’une « organicité » « populaire-nationale », elle-même écrasante pour les individus concernés, ou « représentés » par ces bureaucraties impersonnelles.

   Avec Arendt, et avec un certain Marx, on devra bien définir un processus d’ensemble, et non un Etat isolé : c’est le mythe romantique allemand de la nation, combiné à une économie politique initialement anglo-saxonne, qui définit les conditions généalogiques d’une désolation devenue totalitaire, et qui traverse toute la modernité (une certaine dissidence « protestante », au niveau théologico-politique). Tout projet nationaliste ou étatique voulant émerger sur ces bases, finit par s’insérer dans cette matrice, qui reste une matrice essentiellement négative, au fil de ses « exportations » multiples, et qui devient, tendanciellement, colonisatrice et meurtrière.

   Cibler aujourd’hui un « Etat voyou » parmi d’autres Etats qui seraient « plus démocratiques », c’est refuser d’entendre ce qu’Arendt aurait pu nous dire : toute forme de souveraineté « nationale », « organique », et « travailliste », aujourd’hui, produit de fait des destructions invasives et des spatialités séparatistes, des massifications nivelantes et des atomisations désolées, au sein d’une spirale de réactivités (ami/ennemi), au sein d’une dialectique négative, qui semblent empêcher toute interruption finale du désastre.

   Le néocolonialisme « économique » des Etats « démocratiques » dits « développés », européens ou autres, occidentaux ou « occidentalisés », perpétuant des formes racistes coloniales, indique qu’ils ne sont pas moins « voyous » que tout autre Etat. En outre, l’interdépendance matérielle (conteneurisation, etc.) et juridique-formelle (OMC, Banque mondiale, etc.), de toutes les formes politico-économiques contemporaines, rendent fausse et vaine toute tentative de « hiérarchisations morales » « différenciant » les responsabilités des divers Etats, en termes de destructions provoquées : une solidarité mondiale toujours plus intime s’affirme entre tous les Etats du monde, accompagnant l’extension d’une mondialisation marchande, si bien que ce que fait un Etat ici ou là sera, directement ou indirectement, « cautionné », voire encouragé, par tous les autres (même les guerres locales entre plusieurs Etats, d’ailleurs, pourraient être comprises comme étant justifiées par des intérêts transnationaux communs, au niveau global, qui unissent tous les Etats du monde).

 

Critiquer aujourd’hui des formes étatiques violentes locales, où qu’elles se situent, c’est critiquer la forme-Etat moderne en général, à un niveau global.

   Dans cette perspective, cibler obsessionnellement un phénomène isolé, comme s’il était la « racine du mal », pour formuler une critique radicale qui pourtant devrait être globale, si elle était cohérente, c’est ne vouloir voir qu’une petite goutte d’eau dans un océan de désastre, et ne plus vouloir considérer, donc, l’ensemble de ce désastre. Cette focalisation simplificatrice, très vite, personnifie les responsabilités, et cible des boucs émissaires. Et le phénomène isolé finit par porter toute la responsabilité des destructions massives et globales qui l’entoure. La « goutte d’eau » elle-même, finit par grossir. Et il devient toujours plus impossible de résoudre les problèmes qu’on prétend dénoncer, en ne voyant plus qu’elle : puisqu’il faudrait d’abord avoir le courage de braver les tempêtes alentour, qui menacent partout, et qu’on encourage aussi soi-même, pour simplement être efficient en prétendant soigner cette blessure locale toujours plus vive.

   Une illusion persiste donc : la résolution du conflit Israël-Palestine, pourrait-on penser, signerait presque la paix dans le monde, tant ce conflit semble porter la responsabilité de toutes les guerres du monde. Mais c’est plutôt le contraire qui est vrai : dans la mesure où ce conflit local reçoit toutes les tensions tragiques de ce monde en guerre, son abolition engage nécessairement la nécessité d’abolir toutes les guerres du monde. Ce changement de perspective nous oblige à formuler une critique radicale globale de ce tout ce qui « s’entreprend » aujourd’hui, à ouvrir un regard qui tend à se resserrer toujours plus, tant ce regard est épouvanté par l’ampleur de la tâche qui est aujourd’hui induite par l’ampleur de la catastrophe.

   Les capitalismes nationaux, a-t-on dit, en temps de crises, ciblent les principes globaux, mondiaux, du capitalisme, comme « racines du mal » : finance, forme juridique universelle-abstraite, etc. Lorsqu’ils personnifient ces logiques a priori impersonnelles, ils ciblent, historiquement, le judaïsme. Mais aujourd’hui, précisément, on dit qu’il y aurait un Etat qui serait « juif ». En plus de la finance internationale, cet Etat pourra cristalliser, implicitement ou explicitement, toutes les réactions haineuses des populismes nationaux « non-juifs ». Populismes nationaux qui ne thématisent plus leur propre héritage colonial, mais qui prétendent dénoncer un colonialisme « éminent » en la présence de cet Etat dit « juif ». L’Etat israélien, qui comme Etat particulier moderne, s’insère nécessairement dans une logique organiciste, invasive, et tendanciellement totalitaire, finit néanmoins par porter, absurdement, toute la responsabilité de la forme nationale-étatique moderne. Toutes les culpabilités sont déviées vers lui.

   Arendt ne critiqua pas le « sionisme » pour critiquer le « sionisme » : elle constata simplement que ce projet, devenu projet étatique, ne fit que s’insérer dans une dynamique moderne plus globale, et plus ancienne, dynamique qu’il s’agissait de questionner à nouveau, en ses structures propres : la critique du « sionisme », devenu idéologie, devient ici critique d’une modernité désertique, dont les structures territoriales sont à ce point clivées et destructrices que, lorsqu’elles devraient rendre possibles l’accueil et la sécurité de communautés dévastées par un génocide, elles finissent par mettre en place des dynamiques spatiales et idéologiques qui leur font porter,de façon immonde, la responsabilité d’un désastre que l’on dira analogue à celui qu’elles viennent de subir atrocement.

   C’est en ce sens que la situation de l’Etat israélien reste spécifique : non pas dans le sens, donc, où le projet de cet Etat serait plus « meurtrier » que celui d’un autre ; car en termes d’atrocités meurtrières, qui touchent à chaque fois des enfants ou civils instrumentalisés, opérer des « différenciations morales » est plus qu’indécent ; et car on peut donc rappeler, par exemple, que l’Etat français, encore en 2015, exportait pour 140 millions d’euros d’armes à l’Arabie saoudite, laquelle décime le Yémen aujourd’hui, et que sa situation de « puissance économique majeure » dépend, aujourd’hui encore, très largement, de son passé colonial (et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, au sein de logiques transnationales destructrices « solidaires »). La situation de l’Etat israélien est spécifique plutôt dans le sens où, cette fois-ci, ce sont des personnes qui ont subi extrêmement violemment les ravages de la forme étatique-nationale moderne, qui portent désormais la « responsabilité » des destructions provoquées par cette forme dissociatrice. Ces tensions plus qu’horribles ne suscitent pas un souci de compréhension complexe, mais encouragent hélas, toujours plus, négativement, des haines, stigmatisations, et des redoublements de la violence, liés à des simplifications et inversions absurdes.

   Le développement d’une conception organique d’une « identité » juive émerge avec ce projet étatique. Ce qui était dynamique et pluriel (certaines fidélités juives, ou reliées, en devenir, transmettant parfois, par le dire et l’écrire, les vertus d’un principe universel-concret) tend à être figé et à être défini comme une unité synthétique abstraite, à travers les discours idéologiques qui accompagnent ce projet. Mais ce qui arrive ici n’est pas spécifiquement différent de ce qui arriva en Allemagne dans sa relation à une Grèce antique fantasmée ; ou en Italie, dans sa relation à une Rome mythologique ; ou en France, dans sa relation à un « roman national » idéalisé. Les formes de discriminations induites par ces abstractions varient, mais les exigences identitaires, d’abord fonctionnelles, relèvent de vecteurs analogues.

   En outre, l’organicité dite « juive » fut initialement pensée par les allemands, précisément, qui définirent les premiers, dans l’idéologie, certaines conditions nationales ou internationales modernes (Luther, Fichte, Schopenhauer, Kant, Hegel, Nietzche, Heidegger, et même Marx, évoquent à leur manière « le » « Juif », « sa » psychologie, « sa » morale, « son » « projet » unifié abstraitement). Ce qui se perpétue ici est tout sauf issu des individus subissant ces assignations : il est le projet de la métaphysique « nationale-allemande » qui les aura assignés et exclus a priori.

 

Ainsi donc, critiquer, de façon cohérente, un certain « sionisme » devenu idéologie, ce n’est pas être, obsessionnellement « antisioniste » :

  • ce n’est pas défendre, avec Trotski, quelque universel-abstrait « positif », productiviste, au nom de « l’humanisme » des Lumières « progressistes », pour mieux nier la situation spéciale de communautés juives, qui auront subi des massacres durant l’histoire, et surtout durant l’histoire moderne ;
  • ce n’est surtout pas instrumentaliser la critique du « sionisme » pour développer un antisémitisme meurtrier, à la manière de l’Union Soviétique, assimilant « le » « Juif », de façon paranoïaque, à la finance mondiale, ou à un projet « capitaliste » de domination mondiale ;
  • ce n’est pas non plus confondre la défense des populations palestiniennes, massacrées et colonisées par une bureaucratie militaire impersonnelle (représentant une « judéité » organique, figée, qui n’existe pas dans la réalité complexe et dynamique), avec la nécessité de condamner « les juifs en général », en supposant qu’ils seraient nécessairement « solidaires », comme « juifs », de ces massacres.

   Critiquer le développement d’un certain « sionisme » devenu idéologie, ce n’est, pas une seule seconde, critiquer les personnes juives ou israéliennes, civils très souvent blessés dans leur mémoire, et à nouveau pris entre plusieurs guerres ; ni opposer « deux cultures » « organiques », qui seraient a priori antagonistes. C’est critiquer, très généralement, un projet moderne unidimensionnel, qui écrase celles et ceux qu’il prétend « représenter » ou « défendre » : soit un projet étatique-national, politico-économique, moderne, qui, lorsqu’il développa ses dérives meurtrières, qui sont toujours en son germe, aura d’ailleurs pu mener à l’extermination ignoble, amorale, des personnes juives elles-mêmes, assignées dans ce « contexte » à ce qui « menacerait » ces « nations », ces productivismes, ces économies « réelles » (assignées au « capital financier »).

   Critiquer le « sionisme » devenu idéologie selon une intention non séparatiste, c’est peut-être aussi renouer avec certaines intentions du Bund, par-delà les limites structurelles, ouvriéristes ou historicistes, de cette fidélité : la vocation messianico-politique, ici, n’excluait pas une défense dynamique et mouvante des personnes juives comme sujets politiques, un ancrage territorial, ni une vocation internationaliste, ni une projection universelle-concrète, mais elle pouvait s'engager, en tant que révolutionnaire, dans le projet d’une abolition stricte de tout projet étatico-national capitaliste, quel qu’il soit, et tel qu’il finit par mettre en danger les individus qu’il est censé « représenter » abstraitement, ou « défendre » formellement.

  Les critiques « antisionistes » incohérentes et inconséquentes d’aujourd’hui ciblent obsessionnellement un Etat qui serait plus « voyou », plus « raciste » que les autres, alors qu’elles devraient, par cohérence, s’engager plus largement dans une critique radicale de toute forme-Etat moderne.

   Un antisémitisme « antisioniste », aujourd’hui, prétend même défendre quelque « nationalité » française, ou européenne, qui serait « menacée » par ce « sionisme », de façon totalement contradictoire, si l’on songe que la critique radicale de tout colonialisme est d’abord une critique radicale des Etats-nations de la « vieille Europe ». L’antisémitisme « antisioniste » qui prétend défendre quelque identité organique « culturelle » « arabe » sombre dans le même genre d’écueils. Alain Soral, qui se rapproche depuis quelque temps de l’Etat iranien meurtrier, développe ces deux formes identitaires « antisionistes » (ou antisémites) contradictoires et aberrantes, de façon haineuse et criminelle.

4.) Critiquer la forme nationale-étatique moderne pour défendre les individus qu’elle « représente », et qu’elle met ainsi en danger

 

   La critique radicale d’un Etat moderne qui prétend « représenter » une « culture », une « nation », ou une « religion » essentialisées, doit se formuler en considérant que ce sont les individus assignés à cette « identité » abstraite qui subissent finalement, de la façon la plus violente, ce genre de projets étatiques. Ce sont finalement ces assignations, ces territorialisations instrumentalisant les civils, pris entre plusieurs guerres, qui provoqueront des meurtres désolants. Aujourd’hui, des personnes israéliennes, civiles, seront tuées, ainsi que des personnes juives, sur le sol européen, essentiellement parce qu’elles sont prises entre plusieurs assignations contradictoires et réductrices.

   Ecole toulousaine juive Ozar Hatorah, le 19 mars 2012. Musée juif de Bruxelles, le 24 mai 2014. Porte de Vincennes à Paris, le 9 janvier 2015.

   Les meurtriers qui commettent ces gestes, eux-mêmes instrumentalisés, produisent l’amalgame « personnes juives concrètes = bureaucratie militaire impersonnelle », amalgame qui est aussi celui que produit, favorise, entretient, cette bureaucratie, et de façon mensongère, puisqu’elle est, comme structure fonctionnelle, dépourvue de spécificités « culturelles » concrètes. De même, de nouveaux meurtriers (ou les mêmes), produiront l’amalgame «personnes vivant en France = bureaucratie militaire française », amalgame qui est aussi celui qu’encourage, produit, la bureaucratie fonctionnelle « française », et qui provoquera, de même, des spirales de vengeances désastreuses. Enfin, d’autres meurtriers produiront l’amalgame « personnes arabes = Daesh », amalgame qui est aussi celui qu’encourage Daesh, pour mieux entretenir une seule et même spirale impersonnelle de la vengeance, qui abolit des vies réelles et plurielles, non abstraites, au nom de principes idéaux, cyniques, calculateurs, et mensongers.

   Protéger ces civils aujourd’hui, ce n’est en rien défendre les « Etats » qui prétendent les « représenter ». C’est bien plutôt dénoncer ces fonctions médiatrices impersonnelles, vers l’abolition d’une économie politique totalitaire, mondiale, qu’elles perpétuent, au détriment des êtres humains vivants, en chair et en os, qui sont beaucoup plus que de simples « identités » figées ou que de simples rouages abstraits, qui sont beaucoup plus que de simples « pions » « solidaires » de la machine étatique qui les « représente » (ils ne font que survivre, biologiquement parlant, à l’intérieur de ses dispositifs biopolitiques : dimension essentiellement négative, qui ne définit aucune « solidarité » positive de principe, mais qui définit bien plutôt une soumission de fait, face à laquelle on se sent impuissant).

5.) Toute dynamique guerrière ou meurtrière entretient le désastre

 

   Ces bureaucraties, ou logiques impersonnelles, purement calculantes, dénuées de toute caractéristique humaine concrète, ne sauraient, bien sûr, à leur tour, être combattues par la voie du meurtre. Ses hauts gestionnaires, technocrates sans intentions conscientes, remplaçables a priori, ne peuvent pas plus constituer des « boucs émissaires », ou quelque « ennemi commun » du « peuple », que toute autre personne humaine, pour des raisons éthiques de base, qui ne contredisent pas les principes stratégiques, mais qui vont au contraire dans leur sens. Leur insertion dans ce système, en outre, sera aussi conditionnée, en dernière instance, par une « survie augmentée », donc de façon purement négative. Leurs responsabilités seront divisées indéfiniment, en fonction d’une quantité conséquente de « fonctionnaires » faisant tourner « la machine ». Chaque « rouage » de la gestion fonctionnelle bureaucratique porte une responsabilité accablante, et n’en porte plus aucune, en tant que « rouage ». Si les plus « hautes fonctions » doivent être prioritairement destituées, pour des raisons tactiques, c’est pourtant une transformation en profondeur, et générale, qu’il faut oser penser et préparer, ce qui implique d’abord l’abolition des médiations abstraites, institutionnelles, non-humaines, qui s’intercalent entre les individus, où qu’ils se trouvent. Ce sont des sabotages tactiques, des blocages ciblés, des occupations stratégiques, des expropriations du capital, des situations inédites, déviant la violence vers les instruments inertes de la destructionpour mieux construire les valeurs qualitatives et vraies d’un monde plus souhaitable qui, progressivement ou irruptivement, pourraient, à terme, permettre peut-être, la suppression d’un désastre, que les meurtres, quels qu’ils soient, ne font que prolonger.

   Une auto-défense appropriée, qui saura s’adapter aux dispositifs punissant ces sabotages, est à penser encore, et à développer pratiquement.

 

1° L’arme de la critique ne remplacera jamais la critique des armes.

2° La domination n'est pas un ensemble d'individus concrets, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images, par des abstractions.

 

   Ces deux principes élémentaires, induisent aujourd’hui une stratégie de luttes non meurtrière, ciblant des médiations abstraites matérialisées dans des institutions, et non pas immédiatement des individus « diaboliques » en soi, qui auraient un total contrôle méphistophélique sur tous les êtres.

6.) Un certain « antisionisme » fétichiste, confusionniste, et trop présent aujourd’hui

 

   Ainsi, la critique du « sionisme » est aujourd’hui, beaucoup trop souvent, une pseudo-critique de l’Etat, qui se focalise sur une dimension superficielle du désastre mondial, et qui ramène une complexité effrayante à une simplicité rassurante, mais bientôt haineuse. On finira finalement par « jouer le jeu » de ceux qu’on prétend dénoncer.

   Certains se disant « antisionistes », issus du PIR (Bouteldja, etc.), ou du pire (Dieudonné, etc.), finiront par produire l’amalgame que produisent les gestionnaires de logiques meurtrières, et que produit déjà l’Etat qu’ils sont censés « combattre » : ils s’insèrent finalement dans la logique négative de cet Etat, et défendent finalement son monde (« les juifs » = Etat « juif » ; « les arabes » = Etats « arabes »). Surtout, ils ne font finalement de ces conflits que des prétextes, qu’ils instrumentalisent, pour défendre d’autres intérêts, cette fois-ci nationaux : certains intérêts équivoques à propos de la question de la « guerre des mémoires » en France, par exemple ; on dira que le souvenir de la Shoah « s’opposerait » au souvenir des colonisations, et on fera porter « aux juifs » (ou au « lobby juif » fantasmé) la responsabilité des formes racistes coloniales qui se perpétuent en France, pour mieux ignorer que c’est tout un système qui est structurellement raciste, et pour mieux entretenir finalement ce racisme, en constituant des écrans de fumée et des confusions stigmatisantes. Ces amalgames et ces instrumentalisations ont un résultat très précis : les palestiniens eux-mêmes, n’étant plus que des « symboles », des « prétextes », pour une « autre guerre », qui ne les concerne en rien, sont insérés, malgré eux, dans d’autres dynamiques conflictuelles, par des gens qui pourraient même se dire parfois « pro-palestiniens », ce qui empêche toujours plus des aides extérieures efficaces ou désintéressées, et ce qui n’empêche pas la perpétuation d’une guerre, dont tous les civils, palestiniens comme israéliens, puis arabes comme juifs, sont finalement victimes, au Moyen-Orient ou en Europe.

   De fait, les personnes arabes elles-mêmes, vivant sur le sol européen, subissant toujours plus des réductions et racismes instrumentalisant des questions géopolitiques qui les dépasse, ainsi associées toujours plus à des idéologies identitaires ou antisémites, par des idéologues identitaires et antisémites qui parlent « en leur nom », tendent à subir toujours plus agressivement des discriminations insupportables. La situation des personnes juives est très analogue : les idéologues essentialistes qui s’adressent « en leur nom » menacent toujours plus leur intégrité physique, très concrètement.

   Puisque c’est une seule et même structure, donc, qui favorise aujourd’hui racisme anti-arabes (ou « anti-musulmans ») et antisémitisme, soit celle qui « représente » et essentialise formellement « juifs » et « arabes », au nom de logiques abstraites, économiques et politiques, désastreuses, il semble immédiatement évident que c’est la fédération de ces individus en chair et en os qui s’impose, et non leurs conflits. C’est bien sûr tout le contraire qui est toujours plus vrai, car c’est par la division de celles et ceux qui ont intérêt à s’unir contre elle, que la gestion impersonnelle de la désolation se perpétue, et elle sait bien sûr employer tous les moyens efficaces, spectaculaires, idéologiques, et matériels, pour entretenir cette division réelle.

   La structure idéologique et politique que dévoile Bouteldja, donc, pour ne citer qu’un « nom » visible actuellement (bientôt remplacé par un autre), favorise très clairement le racisme anti-arabes aujourd’hui, outre le fait qu’elle favorise l’antisémitisme. Ici, l’inconséquence de la polémiste (qui n’est qu’un prétexte), est à la mesure des inconséquences du spectacle médiatique, dont l’effectivité réelle est toujours plus importante, mais dont le sentiment d’irresponsabilité augmente toujours plus également, proportionnellement.

   Pour éviter de croire qu’une certaine façon d’opposer « deux » « devoirs de mémoire » dits « antagonistes » serait légitime, on songera simplement aux réflexions de Frantz Fanon à propos des similitudes (incluant certes des mécanismes différents) entre le racisme colonial et l’antisémitisme modernes. Il écrit, dans le chapitre 4 de Peau noire masques blancs : « L’antisémitisme me touche en pleine chair, je m’émeus, une contestation effroyable m’anémie, on me refuse la possibilité d’être homme. Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère. Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences chacune de mes lâchetés manifeste l’homme ». Et Fanon évoque alors, dans la foulée, la « culpabilité métaphysique » de Jaspers, l’allemand. Culpabilité qui évoque à la fois celle de celui qui porte une « identité » de colon, et celle de celui qui porte une « identité nationale » qui a soutenu le « projet » d’extermination des juifs : « Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis dans le monde, et en particulier de crimes commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement… Que je vive encore après que de telles choses se soient passées pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable ». (Jaspers, La culpabilité allemande,)

   Avec ces remarques de Fanon, un homme ayant lutté contre le racisme colonial, on comprend à nouveau, aujourd’hui, que les « devoirs de mémoire » tendent à ne plus être mutuellement exclusifs : au contraire, occulter l’un, c’est mutiler l’autre, et toutes les victimes de ces génocides, finalement, subissent la même occultation désastreuse. Avec ces remarques, les manières dont les idéologies racistes, antisémites, ou identitaires européennes instrumentalisent les conflits au Moyen-Orient pour traiter de sujets « nationaux » « européens », tendent à perdre toute légitimité. Et les situations conflictuelles peuvent apparaître à nouveau dans leurs dimensions structurelles, complexes, mais aussi spécifiques.

7.) Une certaine « extrême gauche » cloisonnée qui s’inscrit dans une dynamique dangereuse

 

   Le fétichisme d’un « antisionisme » spectaculaire aura une autre source possible, déjà évoquée : comme le montrent déjà les discours des rouges-bruns, qui dévoilent l’écueil de tout « antisionisme » obsessionnel d’aujourd’hui (Soral, Alain de Benoist, Francis Cousin, etc.), « l’antisionisme » peut finir par s’associer à une critique tronquée du capitalisme : à une critique de la finance mondiale, qui serait intrinsèquement « juive » (idée d’un « complot américano-sioniste »).

   La paranoïa obsessionnelle autour de la question de « l’antisionisme », totalement fétichiste et spectaculaire, n’est pas étrangère à la tentation de formuler une synthèse dangereuse, qui pourrait bien émerger bientôt, si on ne la prévient pas, au sein d’une certaine « extrême gauche » hébétée : soit la synthèse qui supposerait qu’il y aurait une « cohérence d’ensemble », définissant les projets d’un Etat dit « juif », d’une finance « juive », et d’une culture « juive ». En effet, cette « extrême gauche » se dit « antisioniste » de façon assez manichéenne, critique la « finance » de façon obsessionnelle, et la « culture hollywoodienne » de façon binaire. Lorsque ces deux dernières formes (finance et Hollywood) sembleront devenir « juives » à leur tour, au sein de ces esprits simplificateurs, dont les idéologies se diffusent massivement, le pire est peut-être à craindre…

   C’est bien un certain trotskisme, mais surtout un certain « socialisme réel » (ou un capitalisme d’Etat), en Union Soviétique, qui définirent un certain point de départ dangereux, dans cette affaire, et dont les prolongements contemporains devraient inquiéter, légitimement.

   Telle « extrême gauche » bourgeoise, nihiliste et inconséquente, déjà, aura pu diffuser, en toute sérénité, en 2011, l’idée selon laquelle la critique de l’antisémitisme, définie comme « paranoïaque », serait aujourd’hui inappropriée (cf. Badiou, Hazan, L’antisémitisme partout). Ces « post-marxistes » sans repères, culturellement bourgeois jusqu’au bout des ongles, qui n’hésitent pas à encourager la politique de dictateurs sanguinaires (Mao, etc.), pour épater la galerie, n’ont plus trop paradé à propos de tels sujets, lors des trop nombreux attentats antisémites qui ont eu lieu en Europe après la parution de leur livre. Mais ils ne se sont pas non plus rétractés, car tout s’oublie très vite, aujourd’hui, au sein du flot des myriades de « buzz », de scandales et de « news », ce qui encourage un sentiment de déresponsabilisation désastreux. S’ils apprenaient une seule seconde à observer les structures destructrices à l’œuvre au sein du capitalisme (qu’il soit libéral, keynésien, national-socialiste, ou d’Etat, stalinien ou autre), capitalisme qu’ils prétendent pourtant connaître parfaitement, ils sauraient que ce système impersonnel favorise massivement, au fil de ses crises nécessaires et cycliques, un antisémitisme structurel, à travers la tendance moderne à personnifier une catégorie abstraite (capital financier) qui deviendrait « menaçante » pour les économies « réelles » nationales, toujours plus populistes et discriminantes. L’assignation de cette « judéité en général » à la catégorie « Etat » n’est que la perpétuation de cette tendance à personnifier illégitimement l’impersonnel. Contrairement à ce que pensent les Badiou ou autres clowns médiatiques, ce n’est pas oublier d’autres formes de racismes ou de discriminations meurtrières que d’affirmer la nécessité de combattre cet antisémitisme structurel comme capitalisme national, mais c’est au contraire percevoir encore mieux leur logique. C’est surtout encourager des fédérations révolutionnaires, des unions porteuses. Frantz Fanon nous le rappelle avec pertinence.

   Par ailleurs, le site de Soral, Egalité et Réconciliation, est actuellement l’un des sites « politiques » français qui a le plus de succès dans le monde (environ 6 millions de pages vues par mois aujourd’hui). Tout professeur de lycée constate que de nombreux élèves, mal informés, commencent à être séduits par ces sites de propagande haineux, qui pratiquent la démagogie, la confusion, et la dissimulation, pour se massifier. Or, Soral n’est pas simplement « antisémite ». Il republie Mein Kampf en indiquant qu’il s’agirait là d’un document qui pourrait encore donner des orientations « intéressantes » au niveau « économique ». Il soutient explicitement la politique économique de l’Allemagne des années 1930, dans Rivarol[8]. Il se situe à un degré de précision, et d’abjection impunie, maintenant maximal.

   Nos « républicains » de gouvernement, « humanistes » trop « préoccupés » par quelque « islamisation » fantasmée de « la France » (ce qui ne les empêche pas de faire du commerce d’armes avec un Etat pratiquant un « islamisme » absolument patriarcal et destructeur, l’Etat saoudien), ou « préoccupés » par quelque « ultra-gauche » dérisoire, mais criminalisée, laissent bien tranquillement se propager, de façon massivement visible, cette peste brune qui rappelle des souvenirs atroces, dévoilant la misère opportuniste et lamentable d’un tel « humanisme » qu’ils brandissent idéologiquement. C’est donc bien un homme aussi explicite, Soral, prônant aussi clairement le retour à des formes antisémites meurtrières, c’est bien lui qui séduit une jeunesse toujours plus nombreuse, et qui gère l’un des sites internet « politiques » français les plus puissants du moment. Son racisme de civilisateur « français », bien sûr, comprend un racisme anti-arabes structurel (en particulier anti-algériens), indissociable de son antisémitisme, même s’il doit, stratégiquement, être moins explicite sur ce point, pour donner plus de « crédibilité » à ses positions antisémites.

   Badiou et Hazan, dès 2011, pouvaient et devaient apercevoir ces résurgences plus qu’inquiétantes, déjà très visibles. Leurs discours pédants et vaniteux, d’une grande laideur et d’une grande ignorance, qui souffle sur les braises d’un feu dangereux, montrent une totale absence de sens historique, politique. Ils montrent une ignorance déconnectée de la complexité sociale concrète, qui se situe hors des mondanités élitistes puantes, « militantes » ou universitaires. Mais aussi une ignorance de la complexité d’une jeunesse qui sera parfois entre les mains de manipulateurs haineux, jeunesse à laquelle ils aiment pourtant tellement « s’adresser », pour faire du « chiffre éditorial ».

   L’invention du terme « philosémitisme », dans ce contexte, terme repris aujourd’hui ici ou là, à l’extrême « gauche » ou « droite », s’insère dans une matrice idéologique analogue : ces écrans de fumée finissent par opérer la confusion entre les formes anti-essentialistes, qui défendent les personnes juives, arabes, etc., menacées par ces assignations, avec des réappropriations essentialistes, avec un racisme « inversé », pour mieux faire taire toute critique complexe de phénomènes complexes. Dans la mesure où ce peut être aussi un messianisme téléologique heideggerien, nietzschéen, ou dogmatiquement « marxiste », qui voudrait se dire ici, l’oblitération d’un autre messianique non téléologique (Benjamin, Spinoza) réaffirme les illusions dangereuses du « Grand soir », de l’insurrection romantique ou adolescente, ou de la violence rédemptrice.

   La vraie vie, d’Alain Badiou : dans cet ouvrage pénible, un vieil homme dépassé, et déconnecté, rabâchant des vieux discours impensés, prétend pouvoir donner une leçon de sagesse à « la » jeunesse, de façon assez bouffonne, et sans cerner l’absurdité de sa position. Car ce qu’il aura défendu, n’est que mort, meurtre, échec cuisant, révolu et à dépasser. Car il est lui-même du côté de ceux qui maintiennent des tutelles, des écrans de fumée, des idéologies, des relations de maîtrises et de servitudes. Arendt, dans La crise de la culture, critique radicalement cette démarche absurde de l’adulte « révolutionnaire », qui a manqué sa révolution devenue chose poussiéreuse et sans avenir, sans intérêt, et qui empêchera la nouveauté de l’enfance de se manifester lorsqu’il voudra plaquer ses idéaux périmés sur les désirs de cette jeunesse, jeunesse qui a encore tout, et beaucoup mieux, à créer. S’il prenait en considération cette jeunesse qu’il hypostasie, Badiou éviterait de s’adresser à elle, reconnaissant qu’une jeunesse libre à mieux à faire que de lire les conseils d’un vieux radoteur qui donne des leçons de vie, sans savoir renier son soutien à un système massivement meurtrier (maoïsme), et sans être capable de voir que de nouvelles pestes brunes sont toujours plus menaçantes, aujourd’hui.

   Par chance, on aura oublié très vite de telles « œuvres », culinaires, « dans l’esprit de leur temps » (tout comme on oublie chaque objet consommable, donc disparaissant dans la consommation), mais cela n’empêche : dans un monde où les mots tuent encore, leurs positionnements ineptes et irresponsables sont encore à dénoncer.

   Alain Badiou, favorable à un capitalisme d’Etat éventuellement meurtrier, favorable à une hiérarchisation, donc à une division, donc à un affaiblissement des luttes contre les discriminations liées au capitalisme, représentant éminent d’une élite culturelle bourgeoise indigente, qui transmettra un discours pseudo-critique dans ces sphères pour mieux constituer des écrans de fumée : Alain Badiou, triplement, l’idiot utile du capital.

8.) Lutter contre le nationalisme étatique

 

   Face à la réalité d’un désastre global, qui entretient des situations tragiques locales, des réponses qui ne sont pas globales restent insuffisantes, même du point de vue des situations locales, donc.

   Des stratégies de sabotages de blocages, d’expropriations ciblées des zones « productives », ont été envisagées. Mais celles-ci se développent toujours sur un territoire déterminé. Néanmoins, dans une situation de solidarités interétatiques transnationales, combattre un Etat, c’est combattre tous les autres, indirectement. Une première forme d’internationalisme se pratique ainsi localement, (inter)communalement, de façon conséquente.

   L’internationalisme du Bund, qui n’exclut pas un ancrage local dans les luttes, mais qui le suppose au contraire, et qui impliqua ponctuellement des alliances avec certains sionistes progressistes, malgré un refus de s’associer complètement à ce projet étatique, indique déjà la mise en place d’un principe universel-concret, dont l’échec tragique n’interdit pas certaines fidélités, aujourd’hui.

   La lutte contre la forme nationale-étatique, en France, par exemple, cible d’abord, de façon conséquente, l’Etat français travailliste, capitaliste, raciste, antisémite, militaire, policier, (néo)colonial (Etat français qui soutient d’ailleurs toute autre forme étatique capitaliste). C’est sur cette base que toute autre forme d’impérialisme dans le monde peut être combattue, de façon non fétichiste. Des solidarités internationales émergent alors éventuellement : mais un projet qui refuse les assignations classistes, travaillistes, nationalistes, organicistes ou essentialistes, ne saurait s’associer à des projets meurtriers qui les acceptent, et qui entretiennent des logiques de militarisations ou d’étatisations de la misère.

   Si un boycott se met en place, comme on peut le voir aujourd’hui ici ou là, cibler une seule « culture », ou un seul « Etat », en continuant à consommer, par exemple, des produits américains, français, allemands, etc., paraît stratégiquement inepte, en termes d’efficacité et de communication, et favorise des phénomènes de personnifications racistes des formes globales et impersonnelles de la domination. En outre, si ce boycott ne s’associe pas à des luttes prolétaires présentes au sein même des structures productives visées, il pénalise finalement, essentiellement, ces prolétaires, et non directement les dirigeants ou gestionnaires, qui peuvent aisément détourner les boycotts (délocalisations, etc.).

   Par ailleurs, dans la mesure où le conflit au Moyen-Orient a fini par cristalliser toutes les tensions tragiques de la forme nationale-étatiste de la modernité, sa situation particulière incite à plus de prudence : là où la régulation juridique « progressiste », dans les formes étatiques de la « vieille Europe », relève souvent d’un cynisme « bourgeois » inacceptable, elle semble devenir ici une médiation nécessaire, au sein d’une configuration inextricable. Si l’on pose comme condition de sortie de crise l’abolition de la forme-Etat au niveau mondial, dans ce contexte israélo-palestinien, on envisage très vite l’ampleur de la tâche : et ne thématiser que l’enjeu révolutionnaire, ici, serait occulter dangereusement la voie « réaliste », qui consiste à rendre la situation moins désastreuse, tant que les formes juridiques capitalistes, dans le monde, existent encore.

   C’est ainsi que Moishe Postone, qui propose par ailleurs, mais théoriquement, une critique radicale de la forme-valeur, de la structure marchande, et du travail, c’est-à-dire de la forme juridique capitaliste, prône, en ce qui concerne le cas israélo-palestinien, de façon raisonnable et pragmatique, des politiques « progressistes », ou progressives, et non immédiatement une abolition pure et simple de la forme nationale-étatique (irréaliste, en l’état actuel des choses). 

   Arendt, quant à elle, en 1948, prit position également de façon « progressiste » : elle prôna un foyer national juif, qui ne devait pas être sacrifié à « la pseudo-souveraineté d’un État juif » ; une immigration en Palestine « limitée en nombre et en temps » ; une « solide coopération judéo-arabe », incarnée dans une auto-administration locale reposant sur des conseils municipaux communs. Elle préconisait une organisation politique adaptée à cette situation spéciale, et défendait finalement un projet fédératif, contre le projet de l’Etat-nation.

   Pierre Bouretz, en 2004, dans Raisons politiques, qualifiera Arendt, ayant adopté des positions à la fois pessimistes et « progressistes », de « Cassandre aux pieds d’argile ». Il questionne : « N’a-t-elle pas été tentée à sa manière par ce qu’elle reprochait aux hommes du Yishouv : « Fuir sur la lune, c’est-à-dire vers une région qui échappe à la méchanceté du monde » ? » Les faits donnent en effet raison à Pierre Bouretz, mais n’annulent pas nécessairement les espoirs arendtiens, indépendamment de leur limitation historique. Certes, si l’on prend en compte la forme étatique-nationale au niveau global, et si l’on indique l’ampleur considérable de la tâche, plus qu’Arendt elle-même, notre pessimisme tend à s’intensifier encore davantage. Mais l’insuffisance des remises en cause de la forme étatique depuis 1948, au sein d’un principe internationaliste conséquent, explique aussi peut-être des échecs qui étaient finalement programmés, puisqu’ils dérivaient de l’impossibilité de saisir les enjeux radicaux induits par cette situation.

   La visée internationaliste anti-étatique et anticapitaliste peut paraître disproportionnée ou trop ambitieuse ; mais elle a aussi le mérite de poser des conditions strictes à l’émancipation effective de tous et de toutes, et indique que le fatalisme complet n’est pas de mise une fois que les exigences les plus conséquentes ont été posées, même si elles sont très radicales, et impliquent des bouleversements considérables.

   Dans le même temps, donc, où s’affirmeraient, dans chaque pays, des luttes radicales remettant en cause le projet national-étatique moderne, en réponse aux tragédies que ce projet encourage, historiquement, et jusqu’à aujourd’hui, ces luttes pourraient s’engager, à travers l’autocritique radicale des sociétés modernes qu’elles portent, dans le soutien à la destitution progressive des projets nationalistes destructeurs se manifestant au Moyen-Orient. La remise en cause radicale de la forme étatique, dans « nos » pays où elle n’expose pas systématiquement à la mort, exemplifierait la remise en cause d’un projet moderne dont souffrent aujourd’hui les palestiniens, essentiellement, mais aussi les civils israéliens, et favoriserait éventuellement des voies régulatrices, dans ces zones sinistrées, moins désastreuses. Cette forme de solidarité indirecte, certes tout à fait insatisfaisante serait, néanmoins, certainement moins pernicieuse que l’instrumentalisation du conflit à des fins identitaires.

9.) Ouvertures messianiques, non obsessionnelles, et non téléologiques

 

   La situation de l’Etat israélien, au niveau idéologique, repose aussi sur l’instrumentalisation idéologique de certaines notions « théologiques ». De même que les idéologies gestionnaires de l’Etat-nation français, ou de tout autre Etat-nation moderne, instrumentalisent un « roman national » qui comporte des éléments « culturels », « religieux », « linguistiques », « historiques », de même, les idéologies gestionnaires de « l’intégrité » du jeune Etat israélien instrumentalisent certains « textes sacrés » (ou sacralisés) pour définir des identités organiques, et l’unité synthétique d’un « peuple ».

   Ces discours idéologiques ne sont pas immédiatement déterminants, dans la mesure où ce sont d’abord des nécessités sociales et matérielles, fonctionnelles et économiques, qui orientent les logiques destructives et invasives étatiques-nationales. Mais ils viennent consolider dangereusement ces logiques aveugles, rétroactivement, pour leur donner une apparence de « sens », pour les rendre plus « acceptables » pour les « masses », si bien que leur critique radicale doit se faire, dans un deuxième temps, de façon rigoureuse et précise.

   « Déconstruire » historiquement, factuellement, cette idéologie, comme a essayé de le faire l’historien Shlomo Sand, est une démarche qui peut sembler vaine : en effet, une idéologie ne cesse pas d’être agissante si l’on démontre sa « fausseté », au niveau « scientifique » ou factuel. Par exemple, il est évident, pour presque tous les « français », que les idéaux d’une révolution française devenue mythe, concernant l’égalité et la liberté du « peuple », sont aujourd’hui instrumentalisés, pour favoriser les inégalités réelles et la soumission réelle de la plupart, mais leur fonction d’obnubilation demeure encore opérante.

   Néanmoins, un autre type d’invalidation de ces instrumentalisations, s’il reste encore insuffisant, pourrait être néanmoins davantage efficient. Il s’agirait d’accepter la « lettre » qui est revendiquée par l’idéologie, par « charité », et par souci stratégique, mais d’indiquer que l’esprit de cette lettre aurait été subverti par cette idéologie. Et que cet esprit, dynamique, reposant sur la transmission, l’échange, la rencontre, les luttes concrètes, indique un souci de fédération, d’émancipation, et non de séparation. La « lettre » ayant été conservée apparemment au sein de cette « stratégie rhétorique », si elle continue à être dans la bouche des idéologues, pourrait être, éventuellement, entendue de façon différente par ceux et celles qu’ils assignent. Ce genre de « prises de conscience », nécessaires mais non suffisantes, dévoilerait néanmoins la possibilité de recevoir différemment certaines « traditions » que l’on respecte, et qui n’encouragent le repli, la destruction, et la haine, essentiellement subie, que lorsqu’elles sont subverties.

   L’idée de « messianique » développée par Walter Benjamin pourrait être conçue comme une tentative critique allant dans ce sens : définie comme lutte immanente, comme projection toujours vive d’une visée immémoriale, universelle-concrète, elle est aussi la réfutation totale des messianismes téléologiques modernes (Kant, Hegel, marxisme traditionnel) ; exigence critique toujours renouvelée, elle s’insatisfait toujours de ce qui est, pour mieux viser, indéfiniment, potentiellement, ce qui devrait être.

   Arendt, dans le chapitre 2 de La crise de la culture, réfutera également radicalement le messianisme téléologique, ou « sécularisé » de façon historiciste, qui annonce les phénomènes totalitaires du XXème siècle (nazisme, stalinisme). Son concept de « miracle », défini comme événement non surnaturel, comme surgissement ponctuel, au sein du monde naturel ou humain, sans violation explicite de ses « lois », de l’infiniment improbable, soit comme acte politique au sens fort, donc, en ce qui concerne le monde humain, complète singulièrement le messianique de Walter Benjamin : il est en effet également, de façon originale, une réfutation de tout « Grand soir », et de tout système mécaniste de récompense « finale » faisant des souffrances humaines antérieures de purs « moyens » (réfutation d’une « ruse » de l’Histoire ou de la Nature, hypostasiées, qu'on retrouve chez Hegel ou Kant).

   A propos de quelque « peuple Juif » réifié, Hegel aura dit ceci : « Pareillement, on peut dire du peuple juif qu'il est ou a été le plus éprouvé, parce qu'il se trouve immédiatement devant la porte du salut ; ce qu'il devrait être en soi et pour soi, cette essence active, il n'est pas conscience de l'être, mais, il la pose au-delà de soi. »[9]

   Et Arendt, réaffirmant une vocation plus ancestrale du messianique, plus attentive également aux textes « sacrés », réfutera radicalement cette conception tardive, nationaliste et allemande, du messianisme : « La liberté n’est pas un cadeau, dit un vieux proverbe sioniste toujours d’actualité. La liberté n’est pas non plus une récompense pour les souffrances que l’on endure », rappelle-t-elle souvent.

   Mais il s’agirait d’approfondir maintenant une telle « situation » herméneutique et politique, au sens fort.

   Comme l’indique Coralie Camilli, dans Le temps et la loi, le dialogue talmudique, par la multiplicité des perspectives adoptées, dénonce avec force l’illusion d’une signification intrinsèque aux mots, qui serait transcendante et immuable. C’est ce qu’exprime le Talmud lui-même, rappelle-t-elle, au traité Baba Metsia : « la Loi n’est plus au ciel », elle est désormais soumise à nos usages interprétatifs.

« De même que pour Wittgenstein la signification d’un certain type d’énoncé se comprend d’après son usage ou son contexte, car en soi, il est dépourvu de signification (sinnlos) parce qu’il les contient tous possiblement (ainsi de l’énoncé « je suis là » qui ne se trouve être signifiant qu’en fonction du contexte).[10] » (Camilli)

   Cette indication inter-dit par principe, traditionnellement, de définir de façon dogmatique et définitive l’idée même de « messianique ». C’est seulement à travers une multiplicité de points de vue, historiques ou biographiques, collectifs ou individuels, que le sens de cette projection peut être envisagé, et toujours de façon relative, temporaire. La visée restauratrice du messianique, sa dimension de fidélité et de mémoire, s’articule ainsi, sans l’exclure, avec un élan utopique vers l’avenir, de même que l’individuel et le collectif s’articulent progressivement, au sein cette herméneutique en devenir. En ce sens, la souplesse, l’indétermination riche de sens des messianiques arendtiens et benjaminiens semblent s’accorder davantage à l’esprit de la lettre revendiquée, en se fondant sur le refus de tout littéralisme fallacieux, que le dit « sionisme » étatique devenu idéologie, lequel prétend figer, réifier, ce qui reste dynamique et vivant.

   Camilli : « Nombre des apories et de contradictions du messianisme trouvent justement leur fondement et leur solution dans cette thèse surprenante selon laquelle la forme originaire de la loi n’est pas une proposition signifiante, mais pour ainsi dire, un commandement qui n’ordonne rien. »[11]

   Mais le devenir du messianique nous indique aussi des orientations structurelles, par-delà son indétermination de principe. Au sens large et souple, le messianique indique, progressivement, que la fin des temps renvoie aussi au début des jours, si bien que les deux modèles messianiques, restaurateur et utopique, semblent se rencontrer sur un plan plus ancien, celui de la Création.

   La Création est à la fois fidélité, mémoire, répétition dans la remémoration de ce qui a émergé, mais aussi, en tant que telle, elle permet le surgissement du nouveau en tant que nouveau, d’une brèche, qui vient briser des processus déterminés et cycliques. Elle concilie le linéaire et le circulaire, mais non pas sous une forme spatialisée ou « sécularisée », mais bien plutôt, au sein d’une éternité sans lieu, au sein d’une durée intime, non spatialisée, dont l’épaisseur indique l’ouverture. En tant que telle, elle concerne un seul individu, à chaque fois, et c’est pour cela qu’elle concerne aussi les collectifs.

   Cette idée de création continuée, finalement, est indissociable du Tsim-Tsoum: Dieu, qui occupe d’abord tout l’être possible, se contracte pour libérer un espace pour le monde et l’homme. Ce dernier étant créé sur cette base, est donc marqué par l’inachèvement, la quête. L’interprétation du texte relève de cette continuation d’une création originaire, et de cette quête indéfinie, qui est bien une attente sans atteinte (Benjamin). Ponctuellement surgit ce qui oriente et donne sens à cette quête, peut-être : un événement infiniment improbable, un « miracle » sans violation des lois naturelles, qui est à la fois répétition, fidélité, mémoire, et projection, espoir. Qui n'est en rien dû au hasard, donc, et n'engage nul quiétisme passif, bien au contraire.

   L’incapacité à « déterminer » cette quête précisément repose sur l’essence de cette quête : comme elle est quête herméneutique, elle suppose elle-même une multiplicité d’interprétations, soit la progression du devenir de cet éternel qui est visé, puis différé, indéfiniment.

   Mais on peut néanmoins déterminer ce que n’est pas ce messianique : il n’est pas un « projet » univoque, qui pourrait se formuler en termes de « légalités » positives, fixes, historiques ou juridiques. Le messianique ne peut être ces sécularisations téléologiques du XXème siècle, « positives » ou meurtrières, fanatiques et extatiques. Il ne comprend pas les phénomènes de « masses », de concentration/atomisation, puisqu’il ressemble à une vocation indicible, intime, qui devient un message sans destinataire, excluant toute hypostase totalisante et toute « communication » explicite et définitive. Il enveloppe des individualités, résolues et absorbées, fédérées, singulières et plurielles.

    Ce messianique ressemble donc bien à la « messianicité sans messianisme » dont parlait Derrida, s’il est vrai que le dit « messianisme » s’inversa en fixation idéologique, au sein de notre modernité. Il n’est pas utopique, au sens où il serait une projection téléologique fixe et littérale, mais il le devient peut-être au sens où il est atopique, et peut advenir à chaque instant, pour aussitôt disparaître (miracle arendtien, comme émergence ponctuelle).

   Ce messianique n’a rien du millénarisme « New age » individualiste, dépolitisé, libéral, confus et superstitieux : articulant la mémoire collective et l’exigence des individus devant l’éternel, sa profondeur morale n’exclut pas sa vocation politique, mais la suppose.

   Ce messianique « talmudique », à dire vrai, aura été constamment confondu, dans notre modernité, avec la sécularisation du christianisme, et en particulier d’un certain « protestantisme », essentialisant quelque « travail » transhistorique, défini comme « valeur » en soi (cf. Weber). La société marchande, indissociable de dynamiques « démocratiques » abstraites, incarne cette sécularisation moderne de « l’Homme » abstrait « chrétien » (comme Marx l’observe déjà dans le chapitre 1 du Capital, lorsqu’il évoque le fétichisme de la marchandise). Mais elle est aussi la trahison d’une visée messianique moins déterminée, qui hante également tout christianisme plus « primitif ».

   Kant déjà ouvre une voie, qui se révèle être dangereuse et dogmatique a posteriori, et non plus « critique » : la « Nature » aurait un « dessein », un « projet final », pour « l’Homme », soit l’actualisation pleine de sa faculté rationnelle/raisonnable, ou quelque « tout moral », et utiliserait pour ce faire l’antagonisme entre les individus, quelque « insociable sociabilité », favorisant un développement progressif du droit et de l’obéissance à la loi (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique).

   Hegel développe plus précisément la dimension historique, téléologique, de ce messianisme sécularisé moderne : le développement linéaire traduit ici une visée de réconciliation finale, dialectique, mais il exclut l’éternel qui viendrait se nicher, partout et nulle part, dans la durée, car le dépassement qu’il opère se fonde aussi sur un oubli irréversible (Aufhebung commesuppression dans la conservation).

   Nietzsche développe la dimension de remémoration messianique, à travers un concept d’éternel retour du même quelque peu rénové : mais ici encore, la faculté d’oubli « aristocratique », qui doit accompagner ce retour, exclut de cette éternité statique, dogmatique, spatialisée, le passage d’un temps souvenu, effectivement fidèle, sans clôture.

   Hegel évoque finalement, aujourd’hui, plus que la possibilité d’une « réconciliation universelle », la dialectique négative capitaliste (A-M-A’, A’-M-A’’, etc.)… Et le mécanisme du « retour » nietzschéen évoque, a posteriori, plus qu’un « grand oui » à la vie, la production industrielle sérielle, standardisée. Tous deux deviennent particulièrement insupportables, après les désastres totalitaires du XXème siècle. Et ils l’étaient déjà, de toute façon, en leur temps, qui avait déjà vu advenir les ravages des colonisations et d’une économie structurellement patriarcale. Le XXème siècle, en outre, aura illustré horriblement la face « destructrice » et idéologique de ces sécularisations, comme l’indique très bien Arendt dans le chapitre 4 duSystème totalitaire (l’idéologie totalitaire est immédiatement liée à un historicisme téléologique, ou cyclique, externe ou interne).

   Soit dit en passant, ce sera ici, dans les deux cas, plus un héritage grec antique, païen et fétichiste, aristocratique, qui sera la référence, implicite ou explicite, que le messianique talmudique initial, au sens strict. Cette métaphysique allemande, fascinée par l’héritage grec, dévoile toutes ses tensions dans le geste mystique heideggerien, national-socialiste, ésotérique et morbide, de façon tragique.

   A ces déterminations dogmatiques et idéologiques modernes, on pourrait opposer le fait, à la suite de Benjamin ou d’Arendt, mais aussi de Coralie Camilli, que le messianique comme « indétermination » sémantique, n’habite pas nécessairement l’éternité de ce qui demeure à jamais. Comme attente sans atteinte, comme messianique benjaminien, il est d’abord mémoire des opprimés, et tension vers une société sans classe, vers un « état d’exception », qui demeure toujours différé, qui ne peut devenir « positivement » état définitif et « stable ». Comme « miracle » non surnaturel, au sens arendtien, comme émergence, libre et politique, de l’infiniment improbable, au sein de processus cycliques, il est le surgissement du nouveau en tant que nouveau, du linéaire, mais précisément en tant qu’il sait s’appuyer sur une fidélité, sur une remémoration profonde. Il est à la fois création continuelle de l’absolument nouveau, et enracinement dans une mémoire millénaire : la création sera d’autant plus libre et gracieuse que la mémoire sera plus profonde, si bien que la durée intime de ce messianique ressemble plus à la durée pure qui aura été pensée par Bergson qu’à la durée causale, productive, ou mécanique, spatialisée, des « messianismes » téléologiques ou obsessionnels modernes, marqués par l’oubli défini comme « vertu », ou par le « dépassement » oublieux.

   Dans cette perspective, Camilli indique qu’un messianique non dogmatique, non figé, qui saurait s’adapter à ces exigences, qui saurait articuler répétition et devenir de l’intime, mémoire et projection, devient un messianique del’éphémère : la durée messianique peut advenir (et l’on s’en rend compte, d’ailleurs, souvent, après coup), pour disparaître à nouveau. Elle hante chaque possibilité et chaque acte, individuel et collectif. Comme résolution qui marche au-devant de chaque mort propre, elle devient aussi révolution, si les vocations fidèles s’associent pour faire cesser un désastre remémoré. Mais une révolution « messianique » n’indique plus une « réconciliation finale », car elle finit, comme émergence infiniment improbable, comme « miracle », par produire des processus bientôt circulaires, banalisés, prévisibles.

   Si l’on se tourne maintenant vers Spinoza, qui n’aura pas « sécularisé » la dite « pensée juive », mais qui l’aura dotée d’une métaphysique conséquente du temps, on devine que cet éphémère est finalement la disponibilité indéfinie de l’éternel dans chaque acte, la réconciliation non extatique du devenir et de l’être-à-jamais. L’éternel est une possibilité constante de chaque moment de la durée des êtres finis, dans la mesure où il y a de l’amour et de la joie en eux. L’absence de « réconciliation finale », au profit d’un messianique éphémère, devient finalement la meilleure des nouvelles, et non pas l’affirmation du désespoir : car la possibilité constante du « salut », avec Spinoza, implique que ne seront pas simplement « sauvés » les individus de la « fin des temps », mais que chacun, chacune, tend à l’être, pour autant qu’il y a un désir de vie, d’amour, de résistance, de lutte, et de connaissance en lui, en elle.

A la lumière de ces propositions, on verra plusieurs choses :

  • Nul projet national-étatique moderne, étant donné la structure téléologique, oublieuse, obsessionnelle, de toute idéologie nationale-étatique, ne saurait traduire le « messianique » ici (in)défini, sans le trahir.
  • L’antisémitisme fétichiste, spectaculaire, qui prétend identifier au sein de « l’abstraction » du monde marchand quelque « esprit juif » à « abolir », confond le messianique au sens strict, avec un messianisme moderne, lui-même antisémite, qui repose d’abord sur la sécularisation d’un certain protestantisme, mais aussi sur la référence au paganisme grec antique, dont le fétichisme idolâtre est le strict contraire de la vocation abrahamique anti-fétichiste.
  • Qui n’aperçoit pas que ces confusions et amalgames fétichistes produisent un antisémitisme structurel, encore aujourd’hui, au sein de notre modernité, est inepte et coupable (Hazan, Badiou, etc.).
  • Une vocation messianique au sens strict, aujourd’hui, qui concerne donc une singularité intime et une universalité concrète, pourrait dénoncer toute tentative d’étatiser une « identité messianique », de même qu’elle dénoncerait tous les amalgames, encore très courants, favorisant l’antisémitisme.
  • La critique formulée par le Bund « contre » le sionisme, puis celle formulée par Arendt, ainsi que la position complexe de Postone, par-delà leurs limites respectives, dessinent éventuellement les contours d’une critique globale de toute logique étatique à l’ère moderne ; confronter ces critiques, politiques au sens large, de l’idéologie, à un point de vue qui oppose « messianisme organique et nationaliste » et messianique comme éphémère indéterminé, attente sans atteinte, engage une critique plus globale et plus totalisante des idéologies actuelles de la destruction.
  • C’est finalement la question des devoirs de mémoire qui pourrait concentrer, aujourd’hui, des exigences radicales : la prise en considération des désastres du passé, coloniaux et génocidaires, qui n’oppose plus les victimes de ces désastres entre elles, mais qui vise une fédération des mémoires, implique potentiellement, indéfiniment, un souci toujours plus impérieux de ne plus jamais reproduire le pire (jusqu’à entraîner des exigences politiques radicales, révolutionnaires, très conséquentes).Praxis révolutionnaire et mémoire profonde, ici, ne s’opposent plus, et se concilient au contraire dans la résolution, même si l’achèvement lui-même, comme interruption, n’est plus définitif : il n’a plus à l’être, de toute façon, puisqu’avec Spinoza, comme on l’a vu, sa dimension éphémère n’exclut plus son éternité.
  • Concernant ce devoir de mémoire, on pourra dévoiler finalement une aberration scandaleuse de notre modernité : les exterminations totalitaires du XXème siècle, mais aussi, parfois, les colonisations passées, sont rejetées avec horreur, par certains de nos « humanistes » libéraux, gestionnaires ou dirigeants des secteurs spécialisés de « l’économie » ou de « la politique », comme crimes absolus à ne plus jamais reproduire. Mais si la relation entre ces phénomènes meurtriers et l’économie politique de notre modernité, étatique et capitaliste, est très explicitement montrée (et cela n’est pas difficile), alors les « humanistes » qui diaboliseront aujourd’hui par exemple le nazisme, mais qui tenteront de défendre les principes universels-abstraits de cette économie politique, seront dans la pure et simple contradiction. Le devoir de mémoire conséquent, qui comprend que les horreurs meurtrières passées (colonisations, nazisme, stalinisme, maoïsme, etc.) ne sont pas des exceptions, des brèches désastreuses au sein de la modernité capitaliste, mais traduisent au contraire tout le potentiel destructeur de ce système, et tendent à se reproduire, sous des formes barbares nouvelles, tant que ce système perdure, ce devoir de mémoire devient non plus une idéologie rendant plus souhaitables « nos » totalitarismes « soft », mais un principe pour l’action révolutionnaire venant abolir ces totalitarismes contemporains. Dire « plus jamais ça », aujourd’hui, « plus jamais les camps et les génocides », ce n’est pas dire, si l’on est conséquent : « aménageons un droit universel-abstrait cosmopolitique pour réguler le désastre global, et retarder l’échéance des massacres » ; mais c’est dire : « abolissons les catégories matériellement agissantes que sont l’Etat-nation, la valeur, la marchandise, l’argent, le travail abstrait, l’économie politique, au profit d’un principe plus créatif et égalitaire, pour que les conditions modernes de possibilité de la désolation absolue soient elles-mêmes totalement abolies ». Au sein de ce principe de création du nouveau comme nouveau, émergent et « miraculeux », au sens politique, arendtien, ce n’est pas l’oubli des défaites, des victimes de l’histoire, ou le dépassement dialectique oublieux, qui s’affirmeront : c’est au contraire la mémoire qui demeure auprès de ces désastres, qui favorisera l’action résolue et révolutionnaire. La révolution n’est donc plus vengeance meurtrière ni table rase ici, mais elle est indissociable d’un souci deréparation, de soin, de prise en charge des mémoires blessées, et des vécus abolis ou mutilés. Soit reconnaissancesprises de conscience autonomes au sens strict, avec tout ce qu’elles impliquent, pratiquement parlant.

10.) L'abrahamisme face aux Etats-nations modernes

 

   La singularité complexe du messianique juif tend à se combiner à une universalité concrète, qui doit pouvoir concerner finalement tous les individus vivants ayant reçu un certain « héritage ».

   En insistant maintenant sur un fondement commun, Abraham, on finira par développer la dimension singulière en dimension plus universelle.

   Abraham est le nom d’un développement qui ne s’arrête peut-être pas au judaïsme, mais qui se prolonge dans un certain religare devenu chrétien, musulman, ou parfois émancipateur. Et il est peut-être lui-même le prolongement d’une fidélité plus ancienne (« animiste » au sens large).

   On pourrait considérer que la « fondation », « l’autorité » que cherchait Arendt, comme fondement « traditionnel » auquel pourrait s’associer les mémoires pour créer la nouveauté miraculeuse, politique ou éthique, n’était la pseudo-démocratie antique grecque que superficiellement, voire fallacieusement, et demeurait fondamentalement abrahamique. De nombreuses tensions tragiques pourraient disparaître si l’on cessait d’avoir pour « modèle » politique un paganisme aristocratique grec, qui viole nécessairement les exigences singulières-plurielles d’un religare affirmant la sacralité des vies libres et égales entre elles, et ce contre tout fétichisme destructeur. Ceci se ferait contre un certaine « lettre » fossilisée et impensée d’Arendt : pour Arendt.

   Ainsi, il semble bien que, souterrainement, la vocation abrahamique n’a rien de « national », ne vise pas un « territoire » avec des « frontières ». Lafrontière entre les hommes, ce spectre invisible qui sépare les hommes, c’est bien l’idole, la statuette, qu’Abraham fracasse devant son père, contre le monde clivé, fétichiste, païen, de son père [12]. Plus largement, si le geste anti-idolâtre, fondateur, d’Abraham, est un geste anti-fétichiste, et si la marchandise moderne, dotée d'une « valeur » fantastique et obnubilante, est un fétiche, un totem « sécularisé », alors une vocation abrahamique moderne possible dénonce toutes les frontières, toutes les dissociations, toutes les inégalités, répressions du vivant, induites par la structure marchande. Jérusalem ou Sion, ou tout autre mot employé par d’autres individus pour désigner un projet analogue, n’est peut-être pas un endroit « localisable » positivement, mais reste peut-être l’idée, encore très vivante, en devenir, d’une certaine vie émancipée sur terre pour toutes et tous les esclaves ou exploité-e-s du monde, exploité-e-s s’étant « élu-e-s » eux-mêmes, elles-mêmes, car comprenant la vocation de tout esclavage, qui est la libération de tous et de toutes, concrètement et universellement (Abraham ici pourra devenir, selon une herméneutique « ouverte », un « type d’individus », qui renvoie à toutes les figures émancipatrices du monde, et le mot « juif » pourra devenir aussi le mot « musulman », « chrétien », « bouddhiste », « animiste », puis aujourd’hui « prolétaire », « anticapitaliste », « féministe », « anticolonialiste », etc.).

   Mais précisément, pour ne pas produire la violence symbolique, voire réelle, qui consisterait, en tant qu’esclaves ayant une vocation universelle, à s’arroger toute l’humanité possible, violence désastreuse pour tout projet politique-relié d’émancipation, les individus juifs portant cette fidélité purent considérer qu’ils n’étaient qu’un ensemble singulier. En ne disant pas qu’ils étaient toute l’humanité en étant juifs, mais simplement un ensemble d’individus qui s’était parfois désigné, élu lui-même (comme tout ensemble d’individus aspirant à la liberté aime à le faire), certains penseurs éthiques et politiques juifs voulurent certainement éviter tout totalitarisme dissociateur fondé sur un universel-abstrait.

   Appliquée à l’analyse d’un patriarcat religieux tendanciel, aujourd’hui tout à fait insupportable, cette remarque signifierait que Sarah, la compagne d'Abraham, serait restée fidèle au geste abrahamique anti-fétichiste, et à la singularité plurielle juive initiale, si elle avait tenté, de façon conséquente, d’abolir la parole patriarcale fétichisée, du « mari » ou du « père », niant l’humanité du « féminin ».

   Quoi qu’il en soit, l’attitude éthique et stratégique messianique ici considérée, qui est le contraire du racisme, mais aussi du « différentialisme » (cf. Alain de Benoist, etc.), puisqu’elle suppose modestie de principe, réfutation de tout « colonialisme » idéologique ou réel, mais aussi et surtout transmission, échange messianique, qui transforme le singulier en pluriel, tend à être subvertie au sein d’une modernité qui tend à représentersystématiquement les personnes exterminées, après le désastre, à travers un principe universel-abstrait, mis au service de l’extermination d’autres personnes.

   Pourtant, une telle attitude pourrait inspirer encore d’autres vocations, intimes ou collectives, d’émancipation, éphémères en tant que peut-être un jour plus durables, voire les « réajuster » : pour limiter la prétention d’un prosélytisme impensé, par exemple, ou pour limiter toute fétichisation des assignations que subissent les personnes dominées.

   La « religion abrahamique » (ou « sarahique », également) n’est rien d’autre qu’un religare plus général, qui émerge de façon singulière, mais sans trahison d’un élan plus ancien ; soit la perpétuation du religare qui affirme l’animation et l’incarnation de l’être, qu’il suppose une stricte immanence, ou une transcendance indicible et absente, au sein de ce qui est visible. C’est bien pour respecter celui qu’on a appelé « Dieu » qu’il ne faut pas idolâtrer les fétiches, les totems, les statuettes. Les chrétiens tout comme les musulmans affirment constamment cette nécessité à leur tour. Mais « Dieu », quand son autorité transcendante devient celle des dominants humains, masculins, patriarcaux, lorsqu’il devient lui-même un fétiche justifiant les pires sacrifices, s’abolit en tant que tel, et doit devenir la vie même, ou plutôt les vies réifiées, qui ne se « transcendent » elles-mêmes que dans la mesure où elles s’émancipent, en tant qu’immanentes (cet athéisme révolutionnaire, qui interprète différemment l’idée de transcendance, prolonge un abrahamisme souterrain, et ne le subvertit pas totalement). Ici, la singularité messianique, d’abord juive, accède potentiellement à une universalité complète, très concrète, et plus révolutionnaire que jamais (sans considération bassement « historiciste », toutefois). Le paradis supraterrestre, parfois chrétien, ou musulman, devient une interprétation : il devient l’éternel qui peut s’intégrer, ponctuellement, au sein de chaque vie terrestre, pour autant qu’il y a résolution et mémoire en elle.

   Quoi qu’il en soit, il pourrait être visible aujourd’hui que pour ce « Dieu » s’étant aboli lui-même, c’est-à-dire pour les vies réifiées en tant qu’elles se dépassent, se surpassent, se transcendent, s’émancipent, toutes les religions abrahamiques pourraient tendre aujourd’hui vers l’abolition des fétiches, des objets qui dominent les êtres sensibles et conscients. Et ce « Dieu », comme hypostase, cesse peut-être d’être un commandement, une injonction ou un jugement, mais finit par disparaître, au profit de ses créateurs humains, s’ils sont un jour satisfaits de leur libération.

   Mais la question d’un Etat-nation moderne qui se dirait « sioniste » aujourd’hui, comme on le voit, soulève une question beaucoup plus générale et structurelle : si un abrahamisme messianique hante tout monothéisme, encore aujourd’hui, on doit dire que les notions d’Etats capitalistes juifs, chrétiens, musulmans, restent trois oxymores, trois aberrations impossibles. Trois oxymores qu’il s’agirait donc d’abolir, au profit de ce qui n’est ni capitaliste, ni étatique, et qui est le contraire de tout cela.

   Dans cette mesure, bien sûr, tout ce qui s’organise, aujourd’hui, en termes d’institutions religieuses figées, accompagnant ces dominations, trahit ces intentions archaïques possibles, puisqu’elles abolissent leur ouverture, leur plénitude, et leur dimension dynamique, leur devenir progressif. Tout ce qui se dit, de façon visible, « religieux », aujourd’hui, serait bien sûr à combattre, mais au nom précisément d’un religare plus primordial (s’il peut encore exister).

   Ainsi, il serait peut-être catégorique, simpliste, d’accuser le dit « christianisme » en tant que tel, protestant ou autre, en désignant des phénomènes d’instrumentalisations modernes du religare. Que ce religare n’existe pas de façon visible, ou « publique », en effet, ne signifie pas qu’il a été totalement aboli, et toute vocation « nazaréenne », anarchiste au sens strict, n’est pas nécessairement étouffée, à travers ces inversions et subversions.

   Ces remarques vont dans le sens des exigences d’un Michel Henry, qui aura pensé le religare dans sa relation à un anticapitalisme strict. Contre toute critique tronquée, « positiviste » et manichéenne, de « la religion » hypostasiée. Mais contre toute institution religieuse totalitaire, également, bousillant toute possibilité d’émancipation.

   Quoi qu’il en soit, lorsque les religions abrahamiques sont instrumentalisées pour organiser la domination, un phénomène d’inversion horrible s’opère : dans « l’esprit abrahamique », apparemment, des idoles sont certes encore brisées. Mais ces « objets » que l’on brise, éparpille, disloque, anéantit, deviennent, entre les mains des dominateurs inconscients et inconséquents, en fait, les individus soumis eux-mêmes, qui auront « osé » prétendre avoir une « valeur » irréductible. Tandis que les « sujets » que l’on protège, soigne, dont on veut préserver la « dignité » intrinsèque, ce sont les choses elles-mêmes, inertes et inanimées, marchandisées ou fétichisées, qui détruisent les humains à petit feu, et finalement, qui détruisent même ceux qui orchestrent cette destruction (car ils finissent eux-mêmes par se considérer comme des « objets » nuisibles pour les « sujets-choses », et devront s’abolir à leur profit : pulsion suicidaire de tout dominateur fétichiste, s’il est humain).

   Un Etat capitaliste juif, chrétien, musulman, animiste, féministe, antiraciste, etc. : c’est Abraham qui tuerait son père pour protéger les idoles de son père, au lieu de briser les idoles pour protéger son père des idoles. C’est aussi Sarah qui continue à se taire, et trahit Abraham, en ne luttant pas contre sa parole patriarcale fétichisée.

Abraham a fâché son père, mais il l’a aussi sauvé. Mieux vaut mécontenter son père que de le tuer, que de tuer son père en vertu même du délire qui est celui de son monde archaïque (fétichisme ou idolâtrie qui abolissent la vie et son mouvement).

De même, mieux vaut s’opposer à Abraham qui se trahit lui-même, que de le trahir vraiment, que de rester « sa » femme, soumise à « ses » injonctions dominatrices.

Appendice : élargissement herméneutique

« À la question : peut-on réduire le judaïsme à un principe essentiel, je réponds sans hésiter : mais bien sûr ! La mission du peuple juif est de réconcilier les deux premiers frères, Caïn et Abel, dont la lutte fratricide se répètera dans toute l’histoire chez leurs descendants respectifs, ceux de Caïn l’agriculteur, et ceux d’Abel le berger, c’est-à-dire les sédentaires et les nomades. »

Claude Riveline, « Réconcilier Caïn et Abel »

 

   Le nomadisme d’Abraham, ou l’Exode dans le désert, est un refus de la « territorialité » symbolisée par Caïn : soit le refus d’un monde fétichisant les frontières, les médiations conventionnelles, les idoles, les statuettes. Mais la quête d’un ancrage mondain, que suppose l’Exode, est aussi la fin du voyage dans le désert, et le dépassement d’Abel. L’habitat espéré, qui se trouve, indéfiniment, au seuil de ce dépassement dialectique, sera la réconciliation des deux premiers frères. Mais elle ne pourra s’accomplir « parfaitement », sans quoi la frontière, ou l’errance désolée, finiront par s’imposer strictement, de telle sorte que la visée messianique, comme attente sans atteinte, aura été subvertie. C’est au sein de cette dynamique indéfinie que l’abrahamisme, ou le « sarahisme », ou le religare en devenir(s), s’opposera toujours plus à la forme « nationale » figée et clivée.

 

11.) Perspectives plurielles

 

   Posons maintenant une simple question, pragmatique : si certaines personnes dont vous prétendez (superficiellement) être « l’ami » ou le « protecteur », mais qui viennent de subir, à cause de votre inconséquence ou de votre manque d’attention, une catastrophe horrible, une abolition pure et simple de tout leur être, qui les ont aussi privées de « chez-soi », vous demandent ensuite, une fois que la tempête est passée, un accueil, un soin, une prise en charge à la mesure de l’horreur qu’elles viennent de souffrir, et que vous leur dites que vous n’êtes absolument pas capable de les héberger chez vous, que vous n’en avez ni l’envie ni le projet, mais que vous leur proposez en revanche de leur « libérer » un espace dans un endroit lointain, qui aurait une certaine consonance mythologique pour elles, mais qu’elles avaient peut-être oublié en tant que « quête », qui les ramène à leur dimension « identitaire », figée, contre leur fidélité dynamique, également, et où d’autres personnes habitent déjà et ont déjà de grandes difficultés et de grandes souffrances, passées et présentes, pourra-t-on vraiment dire que vous êtes un réel « ami », un « protecteur » sincère ? Un ami comme cela, on l’appelle, dans la vraie vie : un indifférent, un lâche, un salaud. Et s’il a l’obscénité de prendre des poses « humanistes » et de se dire très « concerné » par la paix et le confort de ses « amis », on dira qu’il est en outre un hypocrite abject, qui se débarrasserait d’un « poids » jugé « encombrant » sans délicatesse et sans considération, en voulant en plus qu’on le prenne pour un « sauveur », glorieux et attentionné.

   Aujourd’hui, les personnes juives se sentent toujours plus menacées, voire traquées, dans les pays occidentaux. Tous ces « keynésiens » « de gauche », qui voudraient « réguler » « la finance », « épurer » « la dette », et tous ces rouges-bruns antisémites qui récupèrent cette critique tronquée et populiste, nationale-socialiste, du capitalisme, doivent les effrayer plus que jamais, car cela fait à peine 70 ans qu’elles ont subi une horreur sans nom suite à la montée, dans les années 1930 en Europe, de ce genre de thèmes, tendancieux ou abjects. Certains individus fanatisés par des gourous capitalistes dits « islamistes », mais qui ne sont jamais que des hommes d’affaires cyniques, pensant voir dans « le » « juif », « le » « mal » qui rongerait leur « communauté », produisent un mélange confus entre ce délire lié à la finance et ce délire lié à l’idée qu’un Etat destructeur pourrait être « juif », et tuent des personnes juives, les menacent, toujours plus.

   Que feriez-vous donc ? Il existerait, officiellement, idéologiquement, un territoire qui « appartiendrait » « aux juifs », éventuellement menacés. Ils s’y rendent donc, comme toute personne qui se sent menacée. Mais cet espace est finalement devenu un traquenard : ses « gestionnaires » impersonnels organisent le meurtre méthodique, et la stigmatisation destructrice, de communautés arabes, et menacent directement la vie de toute personne juive ou israélienne qui s’y serait rendue. Il arrivera fréquemment que certaines soient tuées lors d’un attentat, par une autre personne colonisée, qui aura subi non pas le « mal » que ces individus ici visés auraient provoqué, mais celui que l’instance les « représentant » fallacieusement, « l’Etat » moderne, avec son appareil militaire et policier, aura commis. Nous avons donc des gestionnaires de la destruction qui font d’individus très longtemps persécutés, voire exterminés (communautés juives), ou d’individus plongés dans la misère depuis un très grand nombre d’années (communautés palestiniennes), de la chair à canon, des soldats de première ligne. Les individus israéliens finalement semblent devenir eux-mêmes des « colons », là où la guerre essentielle, qui les utilise comme prétextes, se joue dans leur dos : c’est à la mort que cette guerre les prépare toujours plus.

   Arendt évoquait la nécessité d’une paix entre arabes et juifs en Israël-Palestine. Et cette paix devra exister, de fait, puisqu’on ne refait pas l’histoire : des individus juifs israéliens sont maintenant sur ce territoire, sur une terre où ils auront grandi, aimé et projeté. Qu’ils ne deviennent plus, dans l’inversion idéologique et étatique, des « colons », que les palestiniens ne soient plus massacrés « en leur nom », est la seule nécessité qui semble s’imposer. Des mouvements fédérés favorables à cette paix existent, mais restent peu visibles, car sont trop peu récupérables par les ordres dominants de la destruction.

   Un horizon s’annonce, ici de façon plus urgente qu’ailleurs : il faudrait un jour abolir toute frontière, tout Etat, toute gestion politique de la guerre et de la misère, toute assignation destructrice, pour qu’un fond commun à nouveau émerge : pour qu’un élan contre toute réification, abrahamique ou émancipateur, s’affirme clairement. Cela suppose bien sûr l’abolition de tous les Etats du monde, si bien que de telles exigences ne s’affirment qu’avec la plus extrême précaution, avec prudence, voire avec scepticisme, sous peine d’empêcher des transformations plus modestes, plus éphémères, ou plus progressives.

   Ces remarques, finalement, conformément à toute analyse qui prendrait en compte un singulier qui se pluralise, se transmet, s’universalise concrètement, tendent bientôt à s’adapter à toutes les situations coloniales, étatiques, qui font toujours déjà suite aux pires désastres, au sein de notre modernité désertique. C’est bien le combat contre tout fétichisme moderne, ou plus archaïque, qui est engagé par ces remarques, qui concernent bien l’humain émancipé comme humain résolu.

   Questionnons finalement notre point de vue de « français ». L'Etat français, que « nous » sommes sans « l’être », Etat anciennement colonialiste, et désormais néocolonial, ne fait-il pas encore aujourd'hui la guerre, économique et militaire, au nom de « notre » économie nationale ? Ne favorise-t-il pas, pour garantir « notre » « bien-être » de consommateurs-travailleurs, dans une société qu’il veut « harmonieuse », non « envahie » par des « vagues migratoires » « menaçantes », le meurtre de civils innocents (plusieurs centaines de morts civils en août 2014 lors des raids menés par la France et d’autres pays occidentaux en Irak et en Syrie) ? Ne favorise-t-il pas la destruction du tissu social de pays « en voie de développement », en encourageant un tourisme occidental de masse dans ces pays, tourisme réducteur qui ne sera rien d’autre qu’une nouvelle forme de tutelle économique astreignante ? Comme tout Etat, l’Etat français colonise et tue au nom de son « peuple » hypostasié. Il ne se distingue pas qualitativement, ou « moralement », de l’Etat israélien, ou de tout autre Etat capitaliste dans le monde. Pour autant, a-t-on le droit de penser qu’un individu français en chair et en os « est » absolument cet Etat, qui le « représente » ? Bien sûr que non. Les terroristes qui le pensent, et qui tuent ces individus vivant en France, produisent l’amalgame qu’il s’agit de dénoncer ici. Dire donc que le fait que des civils israéliens ou juifs se font tuer à cause de cet amalgame serait défendable, au nom du « peuple palestinien », est aussi abject que de dire que le fait qu’un individu vivant en France est tué par un terroriste « combattant » l’Etat militaire français serait défendable, au nom de la défense d’autres « persécutés » instrumentalisés. Défendre de façon conséquente les individus vivants en France, en Israël, ou encore les palestiniens ou les arabes persécutés, c’est défendre tous ces civils menacés, contre toute organisation destructrice, militaire ou guerrière, étatique ou terroriste (ce qui est la même chose). Ce qui implique que ces civils se battent aussi contre l'organisation impersonnelle qui gère les conditions réifiées de leur survie, qui sont essentiellement négatives : en tant qu’ils s’insèrent quotidiennement, passivement, dans le monde du travail, de l’argent, et de l’économie, qui n’est rien d’autre que le monde de la destruction constante, et de leur autodestruction permanente, qu’ils ne peuvent que rejeter, une fois qu’ils sont devenus pleinement conscients de la situation.

 

Benoît Bohy-Bunel

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Tag(s) : #Racisme - homophobie - antisémitisme
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