La pulsion de mort de la concurrence
« Amoks [1]» et kamikazes comme sujets de la crise
*
Robert Kurz
2002
Il y a déjà quelques années que, dans le monde occidental, les mots « tueries à l’école » sont devenus une expression figée. Les écoles, autrefois lieux d’une éducation plus ou moins autoritaire, d’un érotisme pubertaire et d’inoffensives blagues de potaches, sont de plus en plus perçues par l’opinion comme le théâtre de tragédies sanglantes. Même si, par le passé, il y a déjà eu des histoires de tueurs fous, il n’en reste pas moins que les excès sanglants d’aujourd’hui ont une qualité nouvelle qui leur est propre. Il est impossible de les dissimuler derrière un nuage de fumée fait de généralités anthropologiques. Aucun doute : c’est à des produits spécifiques de notre société contemporaine que nous avons affaire.
La nouvelle qualité de ces folies meurtrières se constate sur plusieurs plans. Ainsi, il ne s’agit plus d’évenements espacés dans le temps, comme c’était le cas autrefois. Car, depuis les années 1990, ces tueries se répètent à intervalles de plus en plus rapprochés. Deux autres aspects également sont nouveaux. Parmi les forcenés, il se trouve un pourcentage anormalement élevé d’adolescents, voire d’enfants. Et seuls quelques-uns d’entre eux sont des malades mentaux au sens clinique du terme. La plupart étaient même considérés comme « normaux » et « bien adaptés » avant de passer à l’acte. Lorsque, toujours d’un air surpris, les médias viennent à constater ce fait, ils avouent indirectement et malgré eux qu’aujourd’hui la « normalité » sociale est potentiellement porteuse d’une tendance à la folie meurtrière.
Ce qui frappe également, c’est le caractère général de ce phénomène. Il est apparu aux USA. En 1997, dans la ville de West Paducah (Kentucky), un garçon de 14 ans tua trois de ces camarades d’école après la prière du matin et blessa cinq autres. En 1998, deux garçons de 11 et 13 ans ouvrirent le feu sur leur école dans la ville de Jonesboro (Arkansas), tuant quatre filles et un professeur. La même année, un adolescent de 17 ans d’un High School de Springfield (Oregon) tua deux de ses camarades et en blessa 20 autres. Un an plus tard, deux adolescents de 17 et 18 ans perpétrèrent le tristement célèbre massacre de Littleton (Colorado). Utilisant des armes à feu et des charges explosives, ils tuèrent douze camarades d’école, un professeur et, pour finir, eux-mêmes.
En Europe, ces « tueries à l’école » ont été d’abord interprétées, dans un contexte dominé par l’antiaméricanisme traditionnel, comme la conséquence du culte des armes, du darwinisme social et d’un manque d’éducation civique considérés comme spécifiques de la culture des USA. Mais les USA, on devait bientôt s’en apercevoir, constituèrent à tous égards le modèle pour l’ensemble du monde capitaliste de la mondialisation. Une semaine seulement après la tuerie de Littleton, un adolescent de 14 ans ouvrit le feu dans la petite ville canadienne de Taber, tuant un camarade d’école. Au cœur des années 1990, on signala d’autres tueries dans des écoles en Ecosse, au Japon ainsi que dans plusieurs pays d’Afrique. En novembre 1999, un jeune Allemand de 22 ans tua le patron de son entreprise et le proviseur de son ancienne école pour ensuite se faire exploser. La dernière en date de ces tueries fut perpétrée par un jeune homme de 19 ans à Erfurt (Allemagne orientale), qui, armé d’un fusil à pompe, massacra seize personnes (parmi eux, presque tous les professeurs de son école) fin avril 2002, lors d’une session du bac, puis se suicida d’une balle dans la tête. Ce massacre est resté jusqu’à ce jour le point culminant de toute une série.
Bien entendu, il est impossible d’analyser le phénomène des tueries à l’école d’une façon isolée. Dans nombre de pays, la « culture » barbare de la folie meurtrière, de l’ « amok », s’est transformée en évènement médiatique périodique, et ce depuis longtemps déjà – les jeunes tireurs fous ne formant qu’un segment de cette micro-explosion. On a du mal à dénombrer les dépêches d’agences relatant des folies meurtrières sur tous les continents. Du fait de leur relative fréquence, les médias ne les couvrent désormais que dans le cas où elles sont particulièrement spectaculaires. Ainsi ce brave citoyen suisse qui, fin 2001, cribla de balles la moitié d’un parlement de canton puis se suicida accéda-t-il à une triste célébrité mondiale, tout comme ce jeune Français, chômeur diplômé, qui ouvrit le feu sur le conseil municipal de Nanterre, dans la banlieue de Paris, tuant huit élus.
Si la folie meurtrière armée est plus générale que le cas particulier de la tuerie à l’école, il n’en faut pas moins voir les deux phénomènes dans le contexte général d’une culture de la violence dont la société est porteuse et qui submerge le monde entier au fur et à mesure que la mondialisation progresse. En font également partie les nombreuses guerres civiles virtuelles et ouvertes, l’économie de pillage sur tous les continents, la criminalité armée massivement répandue dans les bidonvilles, ghettos et favelas et, au sens large, la « continuation de la concurrence par d’autres moyens » qui s’est généralisée. Il s’agit d’une part d’une culture du vol et du meurtre, dont la violence vise autrui – les auteurs de ces actes courant délibérément le « risque » de se faire tuer eux-mêmes. Mais, d’autre part, on assiste aussi à un accroissement de l’autoagression directe, comme le prouve l’augmentation du taux de suicide chez les jeunes de nombreux pays. A cet égard (c’est un fait nouveau, au moins pour l’histoire moderne), on ne se suicide pas seulement par désespoir individuel, mais encore sous une forme organisée et en masse. Dans des pays et des cultures aussi éloignés les uns des autres que les USA, la Suisse et l’Allemagne[2], plusieurs sectes dites « suicidaires » ont fait parler d’elles d’une façon macabre durant les années 1990 par des suicides collectifs et rituels.
Il semblerait que, dans la culture de la violence la plus récente, la folie meurtrière constitue apparemment le lien logique entre l’agression contre autrui et l’auto-agression, une sorte de synthèse entre la mise en scène du meurtre et celle du suicide. Non seulement la plupart des tueurs fous tuent sans distinction, mais encore ils se suicident après leur acte. Et les différentes formes de violence postmoderne commencent à se fondre les unes dans les autres. L’assassin en puissance est également un suicidé en puissance et celui-ci est également un tueur fou en puissance. Contrairement à l’ « amok » de certaines sociétés prémodernes (le mot « amok » vient du malais), il ne s’agit pas d’accès spontanés de folie furieuse, mais d’actes longuement et soigneusement prémédités. En effet, le sujet bourgeois est toujours déterminé par un self control stratégique et une discipline fonctionnelle, même quand il se laisse emporter par cette folie furieuse. Les tueurs fous sont des robots de la concurrence capitaliste devenus incontrôlables : des sujets de la crise qui dévoilent, jusqu’à le rendre parfaitement connaissable, le concept du sujet moderne et « éclairé ».
Même quelqu’un qui ne connaîtrait rien aux sciences sociales ne peut pas ne pas faire le parallèle entre les terroristes du 11 septembre et les kamikazes de l’intifada palestinienne. C’est dans un but apologétique des plus évidents que de nombreux idéologues occidentaux ont voulu à tout prix attribuer ces actes au « monde culturel étranger » que serait l’islam. A propos des terroristes formés pendant e longues années en Allemagne ou aux USA, les médias se sont complu à affirmer que ces hommes, malgré leur intégration extérieure, ne seraient « arrivés en Occident » ni psychiquement ni intellectuellement. Le phénomène du terrorisme islamiste n’aurait pas connu son époque des Lumières. La claire parenté intrinsèque entre les jeunes tueurs fous d’Occident et les jeunes kamikazes musulmans prouve exactement le contraire.
Les deux phénomènes s’inscrivent dans le contexte créé par la mondialisation capitaliste : ils sont le dernier résultat « postmoderne » de l’Aufklärung bourgeoise même. C’est précisément parce qu’ils sont « arrivés » en Occident, et à tous égards, que les jeunes étudiants arabes se transforment en terroristes. En vérité, au début du XXIe siècle, l’ « Occident » (c’est-à-dire l’immédiateté du marché mondial et de sa subjectivité concurrentielle totalitaire) est partout, quoique dans des conditions différentes. Les différences entre ces conditions ont cependant plus à voir avec une solvabilité plus ou moins grande qu’avec une différence entre les cultures. De nos jours, sur tous les continents, la socialisation capitaliste n’est pas secondaire mais primaire et ce que les idéologies postmodernes ont hypostasié comme « différence culturelle » est de l’ordre d’un simple vernis.
Ce n’est pas sans raison que les autorités américaines ont tenu secret le journal intime d’un des deux forcenés de Littleton. Grâce à l’indiscrétion d’un fonctionnaire, nous savons que, parmi divers phantasmes de violence, le jeune assassin avait noté ceci : « Pourquoi ne pas voler un avion et le faire s’écraser sur New York ? » Chose embarrassante : ce qui a été présenté comme le crime particulièrement perfide d’hommes issus d’une culture étrangère avait déjà pris forme dans la tête d’une créature de chez Freedom and Democracy. Et le public a également refoulé depuis longtemps le fait que, quelques semaines après le 11 septembre, un « copieur » de 15 ans a lancé un bimoteur contre un gratte-ciel, toujours aux USA. Avec le plus grand sérieux, les médias américains ont alors affirmé que le garçon avait pris une surdose d’un produit antiacné qui l’aurait rendu temporairement fou. Cette « explication » est un digne produit de la philosophie des Lumières parvenue à son stade positiviste final.
En réalité, la « soif de mourir » représente un phénomène social existant à l’échelle de toute la planète et nullement lié à un lieu culturel ou social particulier. Il est également impossible de réduire cette poussée à la somme de phénomènes individuels simplement dus au hasard. Car, pour un individu qui passe à l’acte, il en est des millions d’autres qui évoluent dans les schémas intellectuels et émotionnels désespérés et qui jouent avec les mêmes pensées morbides. C’est seulement en apparence que, contrairement aux « amoks » isolés d’Occident, les terroristes islamistes allèguent des motifs religieux et politiques organisés. Les uns sont aussi éloignés que les autres d’un quelconque « idéalisme » classique qui pourrait justifier le sacrifice de leur propre moi au nom de vrais objectifs sociaux.
A propos des nombreuses nouvelles guerres civiles et du vandalisme dans les centres occidentaux, l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger a déclaré que « rien n’y est en jeu ». Il faut retourner la phrase pour la comprendre : mais quel est donc ce rien qui est en jeu ? Il s’agit du vide total de l’argent érigé en fin en soi, l’argent qui, en tant que dieu sécularisé du monde moderne, a fini par dominer définitivement l’existence. En soi, ce dieu réifié n’a aucun contenu sensible ou social. Toute chose et tout besoin sont reconnus non pas dans la qualité qui leur est propre, mais au contraire se voient privés de cette qualité pour les « rendre économiques », donc pour les transformer en simples « gelées » (Marx) de la valorisation et par là en matériel indifférencié. C’est la concurrence totale qui est l’exécutant de cette « indifférenciation » du monde.
Il serait faux de croire que le noyau de cette concurrence universelle est l’autoaffirmation des individus. C’est au contraire la pulsion de mort de la subjectivité capitaliste qui finit par apparaître en tant qu’ultime conséquence. Plus la concurrence livre les individus au vide réellement métaphysique du capital, plus la conscience glisse facilement vers un état qui va au-delà de la notion du simple « risque » ou du simple « intérêt » : l’indifférence à l’égard des autres se transforme en indifférence à l’égard de son propre moi. On a pu voir les prémisses de cette nouvelle qualité de froideur sociale en tant que « froideur contre soi-même » dès les premières poussées de crise importantes de la première moitié du XXe siècle. La philosophe Hannah Arendt a palé à ce propos d’une culture de la perte du moi (Selbstverlorenheit), d’un « oubli de soi » subi par les individus déracinés et d’un « affaiblissement de l’instinct de conservation » dus au sentiment que « le moi n’a plus d’importance, qu’il peut être remplacé à tout moment et partout par un autre ».
Cette culture de la Selbstverlorenheit et de l’oubli de soi, que Hannah Arendt n’attribuait encore qu’aux régimes politiques totalitaires de son époque, se retrouve de nos jours sous une forme beaucoup plus pure dans le totalitarisme économique du capital mondialisé. Ce qui, dans le passé, relevait de l’exception devient aujourd’hui l’état normal ou permanent. Le quotidien « civilisé » lui-même verse dans la totale « perte du moi » vécue par l’être humain. Cette situation ne touche pas seulement les pauvres et les « exclus », elle concerne tout le monde parce qu’elle est devenue celle de la société mondiale dans son ensemble. Cela vaut particulièrement pour les adolescents qui ne disposent d’aucun critère de comparaison, d’aucun critère permettant une critique. Face à l’impératif économique croissant, c’est une seule et même « perte du moi » et perte de toute capacité de jugement qui caractérise les bandes de nervis, les pillards et les violeurs au même titre que les autoexploiteurs de la New Economy ou les ouvriers du investmentbanking rivés aux écrans de leurs ordinateurs.
Aujourd’hui, ce que Hannah Arendt a dit des conditions du totalitarisme politique est officiellement devenu la tâche principale de l’école : priver les enfants de « tout intérêt de soi » afin de les transformer en abstraites machines à rendement, en tant qu’entrepreneurs de leur propre personne, donc sans aucune sécurité. Ces enfants apprennent qu’ils doivent se sacrifier sur l’autel de la valorisation, et que cela doit leur faire « plaisir » par-dessus le marché. C’est dès l’école primaire qu’on bourre les élèves de psychotropes pour qu’ils puissent tenir, vaille que vaille. Le résultat est une vie psychique dérangée, faite d’une pure asocialité pour laquelle l’autoaffirmation et l’autodestruction sont devenues identiques. C’est nécessairement le tueur fou qui pointe le bout de son nez derrière le joyeux selfmanager de la postmodernité. Et la démocratie libérale peut bien pleurer des larmes de crocodile sur ses enfants perdus : c’est pourtant elle qui les transforme systématiquement en monstres autistes.
2002
Robert Kurz.
Paru en français dans Avis aux naufragés. Chroniques du capitalisme mondialisé en crise, Lignes, 2005 (traducteurs Olivier Galtier, Wolfgang Kukulies, Luc Mercier et Johannes Vogele).
Voir également :
- Anselm Jappe, La mondialisation des tueries en milieu scolaire (Le Monde, mars 2017)
- Götz Eisenberg, « D'Orlando à Munich : Amok ou terrorisme ? » (traduction partielle de Bernard Umbrecht)
- Götz Eisenberg, « Les "psychopathes" arrivent. Un adieu à "l'ère du narcissisme" » (traduction de Paul Braun).
- Gérard Briche, « La crise moderne de la forme-sujet » (inclus dansDomination de la marchandise dans les sociétés contemporaines, Pire Fiction, 2006).