La mondialisation des tueries en milieu scolaire
*
Anselm Jappe
(tribune parue dans Le Monde du 23 mars 2017)
La fusillade au lycée Tocqueville à Grasse, le 16 mars, est une première en France. Le philosophe allemand Anselm Jappe décrypte le nihilisme meurtrier qui s'empare d'une jeunesse plongée dans le non-sens de nos sociétés.
La fusillade au lycée Tocqueville de Grasse a malheureusement mis un terme à une autre – « exception française ». Jusqu'ici, la France était épargnée par les tueries dans les écoles, alors que des dizaines ont eu lieu depuis vingt ans, notamment aux États-Unis, en Allemagne et en Finlande. Ce qui y ressemblait le plus en France était le massacre du conseil communal de Nanterre par la main de Richard Durn en mars 2002, aux motivations vaguement politiques. L'auteur de la fusillade de Grasse, 17 ans, s'est inspiré, selon ce qu'on a pu lire, du massacre de - Columbine (Colorado), en 1999. Mais heureusement, il n'a réussi qu'à blesser quelques personnes, et n'en est pas arrivé à la conclusion typique de ce type de school shootings : le suicide. Cependant, cet acte reproduit, au moins dans ses intentions, le schéma notoire du tueur scolaire, et il convient de connaître ce schéma, parce que l'effet d'imitation est grand dans ce domaine.
Dans sa forme la plus caractéristique, un individu rentre dans une école (ou dans une université) et tire à bout pourtant sur les personnes présentes; il finit généralement par se suicider, au plus tard quand il est encerclé par les forces de police. On a assisté à une explosion de ces tueries à partir des années 1990. Celle du lycée Columbine (15 morts) est la plus connue d'entre elles, et constitue, d'une certaine manière, un " cas paradigmatique " et un modèle pour d'autres aspirants tueurs.
Partir du monde avec fracas
En général, l'auteur est mâle, jeune, parfois très jeune, et a grandi dans une famille « sans histoires ». Il n'est pas connu pour des épisodes de violence, n'a pas eu de conflits majeurs avec la loi et a toujours montré un caractère tranquille. Peu sociable, il passe beaucoup de temps dans la réalité virtuelle d'Internet et des jeux vidéo. Se sentant exclu de la vie sociale et étant en difficulté face aux exigences scolaires ou du travail, il n'envisage aucun avenir agréable. Son monde intérieur s'assombrit, le ressentiment et la dépression y dominent. Ne voyant plus d'autre issue, il conçoit le projet de sortir de ce monde avec fracas, avec une action éclatante en emportant avec lui le plus de personnes possible. Il savoure à l'avance ce jour de gloire en préparant soigneusement son acte, parfois en en parlant dans un journal intime, ou sur Internet, ou même en faisant des allusions vagues à ses camarades de classe. Il établit souvent des « listes de morts ». Son acte n'est pas spontané et ne naît pas d'un accès de colère qui arrive à l'improviste. Il est médité longtemps et « à froid ». Quand le jour est arrivé, il « poste » généralement un message sur Internet ou laisse quelque autre forme de testament. Le lieu choisi est souvent l'endroit où le tueur a reçu ce qu'il ressent comme une suite d'humiliations : le lycée ou l'université. Arrivé sur place, il commence à tirer, froidement ; souvent, il passe d'une salle de classe à l'autre et abat, sans parler, ceux qu'il y trouve. Rarement il tente de s'enfuir ; il continue jusqu'au moment où il est tué par la police, ou bien il retourne l'arme contre lui-même. D'autres ont réussi à se suicider après leur arrestation : presque toutes les tueries scolaires deviennent un « suicide élargi ».
Ces massacres, tout en restant un phénomène très rare, frappent fortement la sensibilité collective. On souligne souvent le fait qu'un imaginaire d'extrême droite, raciste, antisémite, homophobe et misogyne se trouve chez de nombreux tueurs, comme dans le cas de l'adolescent de Grasse. Mais ils ne participent jamais à des activités organisées - le futur tueur vit retranché chez lui et ne fréquente personne de manière régulière, de même qu'il ne s'enthousiasme vraiment de rien. Ainsi, les motivations politiques paraissent comme des rationalisations d'une chose plus fondamentale : une haine sans bornes, « désincarnée », sans limites. D'où vient-elle ?
Un usage « excessif » des jeux vidéo violents fait également partie du profil - typique - mais il serait difficile de leur attribuer toute la faute, étant donné que la grande majorité des usagers n'arrive pas à ce passage à l'acte.
Ce qu'il faut expliquer est précisément ce passage à l'acte. Nous nous trouvons probablement moins face à une augmentation des pulsions meurtrières en tant que telles qu'à une diminution des garde-fous qui en empêcheraient la réalisation. Ce n'est pas nécessairement la haine qui est nouvelle, mais le grand nombre de personnes qui sont disposées à mourir pour satisfaire cette haine, sans en tirer nul autre avantage. On peut dire que l'évolution -sociale des dernières décennies a ôté à de nombreux individus les anticorps nécessaires pour endiguer les « passions tristes » qui, si elles ne sont pas toujours des produits de la seule société capitaliste, y ont assurément prospéré comme des fleurs vénéneuses sur un cadavre pourri. Les sentiments d'impuissance face à sa propre vie peuvent déboucher sur des sentiments de toute-puissance, jusqu'à l'idée d'être, ne fût-ce que pour un quart d'heure, le juge suprême, celui qui dispense la vie et la mort - comme fait le tueur à l'école. C'est souvent la confirmation manquée du désir « normal » d'être reconnu qui peut pousser aux actes extrêmes.
« Psychiquement frigides »
Le psychologue et sociologue Götz Eisenberg, qui passe en Allemagne pour un des meilleurs connaisseurs de ce phénomène (baptisé amok outre-Rhin), n'y voit pas une mystérieuse et incompréhensible irruption d'un élément totalement étranger à « nos » vies, mais la pointe extrême d'une société « froide », régie par le principe de rationalité économique et qui soumet très tôt les petits enfants à ses exigences. Il écrit : « Personne ni rien ne les opprime manifestement, mais on leur a volé l'essentiel : ainsi grandissent des êtres humains psychiquement frigides qui ne savent pas qui est coupable de leur malheur sans nom, ni vers où ils peuvent diriger leur rage accumulée. (...) La haine et l'amok naissent du froid, du manque de relations à l'objet, de l'indifférence et du vide qui montent. »
Ces pathologies ne sont pas purement individuelles, mais constituent les formes extrêmes de comportements considérés comme « normaux » par la société contemporaine. Dans celle-ci, chacun doit subordonner sa personnalité réelle, ses inclinations et ses goûts aux exigences de la valorisation marchande, du travail, de l'argent, de la réussite. La vie est soumise à la rationalisation totale, le moindre acte devant servir à quelque chose et être productif. Tout se plie aux exigences d'efficience et de gain de temps, de performance : chercher des partenaires sexuels par application mobile et « gérer son capital-santé », suivre des cours de méditation pour mieux affronter le travail et se bourrer d'amphétamines pour réussir un concours d'entrée à une grande école. Cette sensation permanente d'une insuffisance de l'individu face aux attentes sociales débouche souvent sur du ressentiment. Il peut prendre des formes collectives, devenir racisme ou fondamentalisme religieux. Mais il peut également prendre un chemin encore plus court et susciter le désir de « tout faire péter ». Ou encore - et cela est arrivé souvent en France, récemment - les deux chemins se superposent et on tue et on se tue au nom de quelque idéologie. Dans tous les cas, comme le dit le théoricien allemand Robert Kurz, l'homicide-suicidaire finit « par jeter sa vie comme un mouchoir en papier utilisé ».
Anselm Jappe
Le Monde du 23 mars 2017.
Bibliographie
- Robert Kurz, « La pulsion de mort de la concurrence. "Amok" et kamikazes comme sujets de la crise », inclus dans Avis aux nauvragés. Chroniques de la crise, Lignes, 2005.
- Götz Eisenberg, « D'Orlando à Munich : Amok ou terrorisme ? » (traduction partielle de Bernard Umbrecht)
- Götz Eisenberg, « Les "psychopathes" arrivent. Un adieu à "l'ère du narcissisme" » (traduction de Paul Braun).
- Gérard Briche, « La crise moderne de la forme-sujet » (inclus dans Domination de la marchandise dans les sociétés contemporaines, Pire Fiction, 2006).
- Clément Homs, « Narcissisme collectif de crise. Quand le sujet en crise se gonfle avec suffisance pour se faire aussi gros qu'une "nation" » (paru sur Palim Psao, mars 2017)
- Götz Eisenberg, Zwischen Amok und Alzheimer. Zur Sozialpsychologie des entfesselten Kapitalismus, Brandes & Apsel, 2015.
- Götz Eisenberg, Amok, Kinder der Kälte, Rowohlt, 2000.
- Götz Eisenberg, « "Wer nicht arbeitet, soll auch nicht essen". Zur Sub- une inneren Kolonialgeschichte der Arbeitsgesellschaft » (inclus dans Kurz, Lohoff, Trenkle, Trenkle, Feierabend ! Elf Attacken gegen die Arbeit)