Benoit Bohy-Bunel
Dénaturaliser la valeur avec Marx
Critique brève de l’intention générale de certains rouges-bruns :
critique du mythe de l’âge d’or
Sommaire
Dénaturaliser la valeur
- Les enjeux critiques de la dénaturalisation des catégories capitalistes
- La socialité des activités productives dans les sociétés précapitalistes n’est pas la socialité du travail dans les sociétés capitalistes
- Tentative d’explication de notre tendance à naturaliser la structure marchande, et critique de cette tendance
- Un autre argument décisif pour dénaturaliser les catégories capitalistes
- Les enjeux pratiques de cette dénaturalisation des catégories pour la lutte anticapitaliste
Dénaturaliser la valeur avec Marx
1.
Les enjeux critiques de la dénaturalisation des catégories capitalistes
La critique du caractère fétiche de la marchandise implique un certain programme de travail. La première tâche du théoricien qui aura su reconnaître une telle inversion réelle est de dénaturaliser la valeur et le travail abstrait. Pour ce faire, il s’agira de montrer que, dans les sociétés précapitalistes, ces catégories n’existaient pas en tant que telles. Montrer que la marchandise, dans ses composantes propres, n'est qu'une forme de la richesse historiquement déterminée, qu'elle n'est pas un donné indépassable, éternel et immuable de toute « économie » en général (« économie » qui sera déjà un principe capitaliste en soi, soit dit en passant), c'est déjà faire un pas vers l'émancipation à l'égard du mode de production capitaliste, c'est combattre l'illusion fétichiste en tant que telle. A propos de l'économie moderne, Marx dit ceci, dans le sous-chapitre du Capital consacré au caractère fétiche de la marchandise : « N'est-ce pas son premier dogme que des choses, des instruments de travail, par exemple, sont, par nature, capital, et, qu'en voulant les dépouiller de ce caractère purement social, on commet un crime de lèse-nature [1] ? » Le souci de la dénaturalisation des concepts de base du capitalisme est donc bien présent, chez Marx, dans le contexte d'une thématisation du fétichisme.
Soyons néanmoins précis sur un point. Comme le rappelle Jappe (Les aventures de la marchandise), il ne s'agira pas d'opposer au capitalisme les sociétés précapitalistes comme étant « meilleures », mais seulement d'ôter à la valeur et au travail abstrait leur caractère d'évidence, en rappelant que, jusqu'à une date récente, la plupart des hommes ont vécu presque sans argent et sans marchandise. Hélas, certains réactionnaires (souvent des rouges-bruns) ayant cru comprendre qu’il y avait, chez Marx, une forme de « réhabilitation » relative des sociétés précapitalistes, dans la mesure où celles-ci ne fétichiseraient pas les catégories d’une « économie » conçue séparément, ont cru pouvoir, avec Marx, développer une pensée conservatrice, fondée sur quelque « âge d’or » idéalisé, et critiquer, avec Marx, la dissolution des structures « naturelles » et « traditionnelles », familiales, hiérarchiques, identitaires, qu’il s’agirait de restaurer. Utiliser Marx de la sorte est bien sûr absurde, étant donné que toute société fondée sur l’exploitation et une division dite « naturelle » de l’activité productive (qu’elle soit esclavagiste, patriarcale, ou seigneuriale) est chez Marx, en soi barbare et préhistorique(les sociétés antiques et féodales n’étant donc en rien des « modèles » à suivre). Instrumentaliser les textes marxiens pour diffuser une pensée patriarcale, raciste ou même fascisante, repose sur une mutilation délibérée du geste marxien, et même sur la stricte inversion de la proposition marxienne.
Rappeler qu’il n’y avait pas de structure marchande fétichisée dans les sociétés précapitalistes, ce n’est donc pas vouloir, dans notre contexte, « revenir en arrière », mais c’est bien plutôt montrer que cette structure, puisqu’elle n’est en rien éternelle, pourra disparaître, de même que les structures antiques et féodales ont été dissoutes à un moment donné.
De façon plus générale, tout « primitivisme » (qu’il soit paganiste-brun, ou encore « anarchiste ») voulant se réclamer de Marx, ou même voulant, plus généralement, critiquer le principe de l’exploitation, est une contradiction dans les termes, comme il va maintenant de soi. A la droite de l’extrême droite, le fasciste Alain de Benoist diffusera donc constamment des inepties, en se faisant passer pour un « critique de la misère », et il s’agit bien sûr de dénoncer absolument l’imposture de cet ancien défenseur de l’apartheid en Afrique du sud.
L’enjeu avec Marx, n’est pas de maintenir des rapports qui auraient été menacés par le capitalisme, encore moins de restaurer des structures « traditionnelles » qu’il aurait abolies, mais bien de dépasser tout ce qui est actuel ou derrière nous, c’est-à-dire la préhistoire en tant que telle (dont le capitalisme n’est qu’un moment particulièrement barbare et mystificateur), pour entrer enfin dans l’histoire au sens strict.
2.
La socialité des activités productives dans les sociétés précapitalistes n’est pas la socialité du travail dans les sociétés capitalistes
Dans les sociétés qui ont précédé la production marchande, il existe une division du « travail », et l’on échange les produits du « travail » (quoiqu’ici, il faille plutôt employer le terme d’activités productives, au pluriel, et non de « travail » au sen strict, dans la mesure où le travail en tant que tel n’apparaît que lorsqu’il joue un rôle économique en tant qu’abstraction, c’est-à-dire dans le capitalisme ; mais nous emploierons le mot « travail », ici, très ponctuellement, et mis entre guillemets, au sens courant de « métabolisation avec la nature en vue de la survie », pour que nos propos s’accordent avec les textes marxiens que nous citerons, lesquels auront hélas tendance à naturaliser cette catégorie, mais nous n’oublierons pas l’ambiguïté de cet emploi).
Dans les sociétés précapitalistes (féodales, par exemple), le « travail » s’inscrit donc dans une totalité sociale, en tant qu’il s’échange, et il possède donc en tant que tel une dimension directement sociale. Mais en quel sens le « travail » sera-t-il dit social ? A vrai dire, les activités productives sont sociales justement dans leur forme naturelle, en tant que particularités. Dans les sociétés précapitalistes, dira Marx, « c'est la forme de service « en nature » du travail, c'est donc sa particularité et non son universalité, comme c'est le cas sur la base de la production marchande, qui en est ici la forme immédiatement sociale »[2]. Là où ne prédomine pas la production de marchandises au sens moderne, c'est précisément en tant que « travaux » concrets que les « travaux » sont sociaux. Au Moyen Âge, « ce sont les travaux déterminés des individus sous leur forme naturelle, c'est la particularité et non la généralité du travail, qui constituent ici le lien social »[3]. De fait, dans les sociétés précapitalistes, le fétichisme des produits du travail, qui repose sur l’abstraction de la socialité des produits du travail, n'a pas lieu. Toujours à propos de la société du Moyen Âge, Marx dit ceci : « De quelque manière donc qu'on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s'affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail »[4].
Dans la production de marchandises, c'est la forme non sociale, absolument privée de qualité, du travail, à savoir la simple durée de sa dépense, une pure quantité abstraite, qui devient la forme sociale ; et ceci n’est pas propre à toute organisation « économique » humaine, mais renvoie à une spécificité du capitalisme, qui est un moment historique particulier. « Au sein de ce monde des marchandises, c'est le caractère universellement humain du travail qui constitue son caractère spécifiquement social »[5]. La particularité de la production marchande réside dans le fait qu'en elle une propriété non spécifique, non différenciée, une propriété purement formelle (une moyenne, une norme idéale), se transforme en une forme spécifique et concrète de la socialité (échanges concrets, production concrète). En cette socialité paradoxale seulement, la simple durée dans le temps devient le seul critère pour l'évaluation et la comparaison des différentes activités. « Ce n'est qu'ici que toutes les activités, par leur nature inégales, sont égalisées entre elles : on fait abstraction de leurs qualités en les réduisant à égalité avec un élément tiers » (Jappe[6]). Si cette façon de se représenter le travail social, qui n'apparaît pas d'emblée, mais seulement aposteriori, est réinscrite dans la relativité du moment historique qui la contient, si elle est dénaturalisée, « désontologisée », alors un pas est franchi vers le dépassement de l'illusion fétichiste, du moins sur le plan théorique : l'apparence de rapports sociaux entre les choses perd son caractère indubitable et immuable.
3.
Tentative d’explication de notre tendance à naturaliser la structure marchande, et critique de cette tendance
Une difficulté, certes, apparaît dans ce contexte. Nous aurons tendance à naturaliser l’être-marchandise des biens produits, leur être-valeur (impliquant un être-abstrait du travail), nous aurons tendance à considérer que toutes ces façons de catégoriser et d’organiser la production sont transhistoriques, propres à toute société humaine, dans la mesure où, précisément, elles renferment en elles des déterminations universelles, formellement parlant. L’idée de « travail en général », par exemple, paraît être particulièrement universelle en tant que transhistorique, précisément parce qu’elle est saisie à travers la forme logique de l’universel. Mais pour comprendre le caractère historiquement déterminé de la marchandise, de la valeur, et du travail « tout court », du travail « en tant que tel », il faut souligner un fait qui, s’il paraîtra complexe, voire paradoxal, n’en est pas moins certain : le fait même d’organiser la production en déterminant des logiques par lesquelles on ne différencie plus la multiplicité des activités productives, par lesquelles on ne différencie plus les qualités concrètes des biens satisfaisant des besoins, n’est pas propre à toutes les sociétés humaines de l’histoire (ou de la préhistoire), mais renvoie au moment capitaliste lui-même, situé historiquement en lui-même. Autrement dit, le fait même de concevoir l’universalité abstraite du travail en général, de la marchandise en général, de la valeur en général (et même de la valeur d’usage en général), et d’organiser matériellement la production sur la base de ces déterminations abstraites et purement formelles, n’est pas en lui-même un fait « universellement humain ». Il faudra donc bien distinguer l’universalité logique et formelle que revendiquent les catégories capitalistes, et l’idée d’une universalité renvoyant à ce qui est transhistorique. La première n’implique pas la seconde, mais l’exclut au contraire. Notre tendance à naturaliser ces catégories reposera sur le fait que nous confondrons fréquemment ces deux types d’universalités pourtant très distinctes, et même mutuellement exclusives, en pensant que l’une est synonyme de l’autre. Dans les sociétés précapitalistes, de fait, il faut bien le rappeler, le travail en tant que tel n’existe pas, ni même la marchandise, la valeur, ou l’argent en tant qu’argent, et ce même si les activités productives possèdent une certaine socialité (mais ici, précisément, en tant que concrètes), et ce même si les biens produits sont échangés (mais ici, précisément, en tant que produits issus d’activités productives reconnues dans leurs particularités).
Une certaine manière de décrire les systèmes de production précapitalistes en utilisant les catégories de travail « en général », de marchandise, de valeur, renvoie donc à une façon de projeter des évaluations typiquement capitalistes sur des réalités qui ne furent en rien capitalistes (anachronisme). Notons que Marx lui-même aura produit parfois cet anachronisme, du moins en ce qui concerne le travail, et ce même dans certains développements du Capital, n’étant de ce fait pas toujours en accord avec certaines de ses analyses plus « radicales », celles du chapitre 1 par exemple ; nous nous dissocierons de lui sur ce point. Quoi qu’il en soit, ce biais épistémologique, dont nous avons expliqué la cause, n’est pas simplement à déplorer sur le mode simplement théorique, mais il implique aussi une certaine façon de naturaliser le capitalisme, en ses structures les plus aberrantes et les plus typiques, de telle sorte qu’il paraîtra proprement impossible de le dépasser en tant que tel, pratiquement parlant : en effet, exiger l’abolition du travail en tant que tel et de la structure marchande en tant que telle, paraîtra absolument inepte et farfelu, si le fait de travailler « tout court », ou « en général », pour produire des « marchandises », semble pour les individus aussi « nécessaire » que le fait transhistorique de leur métabolisation avec la nature en vue de la survie (il faudra pourtant rappeler que cette exigence est légitime, puisqu’une telle métabolisation n’implique en rien nécessairement l’unité formelle et indifférenciée d’un travail « en général », mais enveloppe au contraire des activités matériellement différenciées et plurielles en elles-mêmes, non subsumables a priori sous quelque unité intelligible abstraite).
Dénaturaliser les catégories est un geste théorique qui implique une praxis révolutionnaire soucieuse de s’inscrire dans une radicalité pratique susceptible de dépasser le capitalisme en tant que tel, et non pas simplement de se réapproprier ses catégories, qui n’ont rien de « nécessaires ».
4.
Un autre argument décisif pour dénaturaliser les catégories capitalistes
Comme l’indique Jappe dans son ouvrage consacré aux « aventures de la marchandise » (chapitre 2), la production de marchandises devient dominante seulement lorsqu’un cadre juridique et économique instaure la prédominance de producteurs individuels qui produisent en étant séparés les uns des autres. Comme le dit Marx déjà dans les premières pages du Capital, les produits du travail qui peuvent se faire face comme marchandises ne peuvent être que les produits des travaux privés autonomes et indépendants les uns des autres. La production privée, et l'échangeabilité extérieure (a posteriori) des biens, qui se réalise dans l'argent, sont deux choses dont l'une présuppose l'autre. Or, dans la mesure où la production privée repose à l’origine sur une accumulation primitive du capital, sur une expropriation initiale, située dans un temps historique particulier (cf. « enclosures » dès le XVIème siècle en Grande-Bretagne), la valeur, malgré son caractère général et abstrait, doit être reconnue dans sa dimension historiquement déterminée. L'argent, l’argent en tant qu’argent, apparaît au premier abord comme une chose nécessaire, comme une médiation indispensable, attachée à quelque fonction symbolique naturelle, ontologiquement humaine. Mais dès lors que son lien généalogique avec le caractère privé de la production, avec la spécificité d'un mode de socialisation ayant un commencement dans le temps, est reconnu, cette apparence disparaît, et l'argent devient une forme contingente, dépassable en droit.
Lorsque Marx explique, par exemple dans son chapitre des Grundrisse consacré à l’argent, que c'est l'objectivation du caractère social du travail (et donc du temps de travail contenu dans la valeur d'échange) qui fait de son produit une valeur d'échange, il faut bien comprendre que ce qu’il décrit là (non seulement la transformation du produit dans la valeur d'échange, mais aussi le fait, apparemment encore plus neutre, que le travail, dans la forme du temps de travail, se représente dans la valeur), ne constitue pas ici une donnée anhistorique, mais sera la conséquence d'une certaine forme de socialisation historiquement située : celle qui se base sur le travail de producteurs privés séparés.
L'objectivation du temps de travail est une conséquence de l'objectivation du caractère social du travail, de sa qualité d'être lien social. Cette objectivation fondatrice cause l'apparence de rapports sociaux entre les choses, l'illusion fétichiste, et le fait d'affirmer et de prouver sa contingence et sa relativité, son historicité, renvoie à la nécessité du dépassement d'une telle apparence, d'une telle illusion. Dès lors que le caractère a posteriori de la socialité formelle du travail est rattaché à sa base spécifique et historique, à la société marchande, en comparaison de laquelle les sociétés précapitalistes apparaissent au sein d'une déprise moindre à l'égard des rapports de production, c'est la naturalité prétendue de la valeur qui s'effondre.
5.
Les enjeux pratiques de cette dénaturalisation des catégories
pour la lutte anticapitaliste
Montrer que les catégories formelles et logiquement, abstraitement, « universelles » du capitalisme, ne sont en rien transhistoriques, en rien « universellement humaines », c’est comprendre que le fait même de critiquer le capitalisme renvoie au fait de revendiquer l’abolition de ces catégories, dans la mesure où elles constitueraient la base même, la racine même de ce système.
Dénaturaliser le système de la valeur, c’est penser un dépassement effectif du capitalisme, et non simplement une purification de sa logique interne. C’est une façon, pour le révolutionnaire, de ne pas se mouvoir dans les mêmes illusions naturalisantes des économistes bourgeois, et donc de ne pas reproduire, malgré lui, les mêmes aberrations et les mêmes absurdités que ces économistes (de ne plus être dogmatiquement « léniniste », « trotskiste », « maoïste » ou « stalinien », par exemple ; de ne surtout jamais être « keynésien », pour donner un autre exemple).
Illustration ci-dessus : Winston Smith.
Du même auteur, voir aussi :
- Critique radicale du concept, formulé par Frédéric Lordon, d' "Etat général".
- La critique radicale du travail, et son incompatibilité structurelle avec le principe spectaculaire.
- Le conspirationnisme. A propos de Soral, Zemmour, etc.
- Au-delà des Lumières capitalistes, contre l'extrême-droite anti-Lumières (émission Sortir du capitalisme sur Radio Libertaire).
- L'antisémitisme d'extrême-droite et ses origines philosophiques allemandes : Hegel, Nietzsche, Heidegger (émission Sortir du capitalisme sur Radio Libertaire)
[1] Karl Marx, Le Capital, Livre I, éditions sociales, p. 110 ; souligné par nous.
[2] Ibid., p. 107.
[3] Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, p.13.
[4] Karl Marx, Le Capital, Livre I, p. 106
[5] Ibid., p. 97
[6] Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003, p.55.