Ère glaciaire pour la Théorie critique ?
Lettre ouverte aux personnes qui s'intéressent à EXIT !
*
Robert Kurz
à l'occasion de la nouvelle année, en janvier 2008
Pour marquer le passage à la nouvelle année, il est d'usage, à la foire postmoderne des vanités, que chaque boutique se présente en toute modestie comme l'histoire d'un succès, au mépris de toute réalité, et qu'elle fasse dans l’optimisme ; c'est le « business as usual » dans tous les secteurs qui est à l'ordre du jour. La réflexion théorique est menacée d'être noyée, une fois de plus, dans le pragmatisme général, d'autant plus depuis que la précarisation s'est établie comme toile de fond de la vie. Le pragmatique, dans le sens aussi bien d'un agir à titre d'essai que d'une ouverture aux ressources naturelles et humaines, ne sera bien sûr possible que lorsque la « carapace de fer » de la « deuxième nature » capitaliste sera brisée dans un mouvement de transformation sociale totale. Aussi longtemps qu'on ne perçoit rien de tel, la Théorie critique devra maintenir une distance avec toutes les formes immanentes de pratique. En tant qu’ « -isme », le pragmatisme est depuis toujours une idéologie imbriquée dans les modes destructeurs de traitement de la crise qui induisent l'exclusion, même quand ils se donnent pour philanthropes et émancipateurs.
Quand les médias nous parlent d'un « coup de barre à gauche », soit chez nous à l'intérieur des fragments de la classe politique soit en Amérique Latine, cela n'a rien à faire avec la puissance sociale effective d'une réflexion critique. L'effet de levier essentiel pour ce pivotement du climat politique superficiel, n'est pas la crise mondiale de la troisième révolution industrielle qui continue à se consumer lentement. Il s'agit, au contraire, de l'illusion d'une stabilisation économique, alors même que cette reprise maintes fois évoquée se désagrège de nouveau. Pendant que les agissements des banques centrales prises de panique indiquent la fin de la conjoncture de déficit, on extrapole cette conjoncture avec optimisme, en imaginant qu'elle serait porteuse de prospérité et qu'elle pourrait ouvrir de nouvelles possibilités d'action. La société exprime un tel besoin d'un peu de chaleur sociale, sans pour autant vouloir être confrontée à ses propres conditions capitalistes ! Mais mis à part Knut[1], rien d'autre ne se profile à l'horizon.
Que le marché des idées soit inondé de concepts à l'aune d'une surenchère bon marché, ne renvoie qu'aux difficultés croissantes de légitimation politique. L'euphorie de l'économie officielle se trouve en opposition flagrante avec l'expérience de la vie quotidienne de la majorité, pour qui aucune reprise n'est visible. De cette situation résulte une certaine tension idéologique entre le management de la bulle financière et la caste politique dépendante des sondages. Le consensus néolibéral englobant tous les partis ne disparaît pas de cette manière, mais il tourne au populisme et s'accroît en proportion égale aux accusations de populisme que les partis s'adressent mutuellement de façon toujours plus véhémente. Des atténuations de Hartz IV qu'on fait espérer mais qui ne doivent pas coûter un centime, les campagnes contre la « criminalité des jeunes », les appels en direction du capital « créatif » et la critique gratuite des salaires exorbitants des managers se font une âpre concurrence. D'autre part, le débat initié par la chancelière autour du climat (y compris le tourisme au Groenland), est destiné à suggérer une conscience écologique. Il n'en faudrait pas beaucoup plus pour que les moralistes des partis et du gouvernement aillent, en suivant Heiner Geissler[2], adhérer en masse à ATTAC ou à Greenpeace, et défendre en même temps les émissions de gaz trop élevées d'une industrie automobile allemande bouffie d'orgueil, contre la concurrence européenne des petites voitures.
Cela s'adresse au fond aux classes moyennes qui sont menacées de chuter dans la précarisation, qui aiment notamment célébrer leur « nouvelle citoyenneté » et convoiter la nourriture écologique d'un standard plus élevé, pendant qu'on veut mettre la situation de ceux qui sont en fait déjà complètement déclassés sur le compte de mauvaises habitudes de nutrition et d'une éducation défaillante. À cela correspondent les primes sélectives d'accouchement d'une ministre de la famille chamboulée par la menace d'une extinction biologique de la classe moyenne allemande ; la riposte de l'État ne consiste en fait que dans le projet de serrer la bride aux femmes des classes populaires qui, comme on le sait, assassinent leurs enfants, bien qu'on continue à réduire comme peau de chagrin les moyens des administrations de la DDASS. Plus flagrantes deviennent les contradictions, plus fort encore retentit l'appel au « sens de la citoyenneté » pour arriver à maîtriser de manière pragmatique, au beau milieu d'une prospérité fantasmée, les « catastrophes de nature sociale » dans leur progression insatiable.
La fondation du Parti Die Linke[3] ne constitue pas un contrepoint à ce « coup de barre à gauche » étrange, mais elle en fait intégralement partie, et pas seulement en ce qui concerne l'illusion réchauffée de la voie officielle de type politico-démocratique. Le marxisme de parti appartient à l'histoire, la marche à travers les institutions a échoué il y a déjà longtemps. Le renouvellement de la théorie marxienne ne parrainait pas cette tentative, mais, au mieux, une pragmatique de gauche dans la variante théorique keynésienne ayant pignon sur rue aussi bien dans le restant de la gauche traditionnelle que dans le mouvement critique de la mondialisation. En fait, le populisme de l'aile Lafontaine[4] ne fait que tomber encore en dessous de la théorie économique de Keynes. L'orientation gauche-nationaliste de cette position dominante va de pair avec un « internationalisme » lugubre qui essaie d'ajuster les vieux discours à l'alliance malsaine du régime pétrolier caudilliste d'un Chavez et du régime des Mollahs en Iran. Dans de tels contextes, il n'y a pas d'urgence, pour une Théorie critique, à renifler ce bouillon de culture ni à vouloir accommoder les restes[5].
L'hirondelle de la gauche mouvementiste non plus ne fait pas renaître le printemps de l'élaboration d'une théorie critique, tout au contraire. Ce qui devient visible après Heiligendamm[6], c'est l'épuisement d'une culture de protestation exclusivement symbolique. Plus le souvenir d'une critique radicale de la théorie politique s'efface, plus les mouvements de protestation s'ouvrent à des idéologèmes d'une critique tronquée du capitalisme auxquels s'attachent des stratégies transversales de la droite populiste. Aussi longtemps que cet état de fait ne sera pas mis à nu mais qu'au contraire, un antisémitisme structurel à l'instar d'une mise en cause du capital « parasite » de la finance et de l'information sera toléré comme « innocent », la dénonciation des dérapages ouvertement antisémites ne servira à rien quand ceux-ci ne se font qu'au travers de l'alibi d'une pseudo-distanciation.
Le fondement épistémologique de telles positions consiste en un « pragmatisme mouvementiste », comme il existe par exemple à la base d'une subjectivisation post-opéraïste des rapports fétichistes capitalistes ; son revers constitue le désarmement critique envers les idéologies. A cet égard, après que le principe officiel des Zapatistes mexicains, la méthode des essais et des erreurs, éloigné du concept d'État, a servi, pendant un certain temps, de paradigme romantique qui s'avère dans son noyau hostile à toute théorie, il semble maintenant se dessiner un changement d'orientation d'un type néo-étatiste d'une partie de la gauche mouvementiste. Ce léninisme postmoderne de la différence mise à nouveau beaucoup plus sur l'étatisation du type « coup de barre à gauche » d'Amérique Latine à la Chavez et voudrait également que dans notre pays la politique parlementaire de partis s'intègre à la « multitude » d'approches, ce qui n'engage à rien, pour s'immuniser définitivement contre une réflexion théorique.
Le congrès « No-way-out » à Francfort en décembre méritait bien son nom en voulant non pas thématiser les contradictions en termes de contenu mais seulement les confondre, plus que jamais, avec une pragmatique de mouvances. A l'unisson avec la saison, il n'en sortit à peine autre chose qu'une sorte de marché de Noël d'un pluralisme de gauche. Visiblement, cet événement, en fait d'innovation, n'était bon qu'à faire apparaître au programme officiel la critique bourgeoise du rapport entre les genres comme une pauvre variante étiolée qui ne traduisait que l'échec du féminisme à l'intérieur de la gauche mouvementiste. L'universalisme androcentré et théoriquement désarmé de l'homme « ménagère-isé » issu de la couche moyenne semble être la mesure de toute chose.
Dans cette ambiance, il devait naturellement aussi flotter avec le courant une « critique de la valeur » à quatre sous qui ne se gênait pas trop pour faire savoir au public sous-éclairé comment dans ce milieu à l'air vicié on se cultive un brin de plus afin d'accéder au statut de « nouveau mâle-humain » reproducteur. Quand le tranchant de la critique du sujet n'est que légèrement atténué par un pragmatisme émoussé, tel le message transmis, on se meut déjà, au moins avec le derrière, « au-delà de la forme-marchandise ». Après que les magasins gratuits et les ateliers de vélos ont apparemment dans tout cela un peu perdu de leur attraction, c'est maintenant le tour de l'« économie virtuelle du pair-à-pair » des réseaux d'échanges de satisfaire les besoins des petits bricoleurs du social. Ceci équivaut tout ou plus à un petit apport au renouvellement d'une critique radicale en ce sens que cette équipe de bobsleigh de la Jamaïque a pour une fois réussi à participer aux Jeux Olympiques d'hiver. Mais, il n'y a rien à faire, les rejetons de la couche moyenne tendance « critique de la valeur » n'ont pour « dada » que le divertissement sans intérêt. Et puisque le pluralisme, dans ce cadre, s'avère très extensible, il était possible qu'en 2007 dans le magazine Salut les copains [7] de la critique de la valeur viennoise à quatre sous[8] puisse s'exprimer un raisonnement pragmatique à outrance au sujet des soucis des kamikazes islamistes dont les motivations sont surtout à chercher, c'est bien connu, dans la mortalité élevée des enfants au Proche Orient. Bof, si cela peut servir à augmenter les chiffres des abonnements de magazines nécessiteux.
S'agit-t-il donc d'une nouvelle ère glaciaire pour l'élaboration d'une théorie critique de la valeur-dissociation de Exit !, parce que celle-ci se doit d'être un ennemi inconciliable du faux pragmatisme qui déforme en permanence la réflexion d'une manière instrumentale et idéologique dans un but de légitimation ? La fameuse médiation entre la Théorie critique et un renversement pratique ne peut uniquement partir que d'un mouvement social dirigé contre la gestion de la crise qui engloberait la totalité sociale avec une puissance réelle d'intervention. L'idéologie de la lutte des classes n'est pas à critiquer parce qu'elle mène une propagande pour la lutte sociale, mais parce qu'elle reste captée, de manière anachronique, à l'intérieur de l'ontologie du travail, de la forme-valeur et du rapport de la valeur-dissociation relatif au genre. Le mot d'ordre « découplez-vous»[9]* s'avère une phrase creuse, quand il fait de nécessité vertu pour s'esquiver, en se défilant à côté de la socialisation négative, dans le maquis des îlots alternatifs-économiques qui ne sont pas pour rien de plus en plus établis dans la « second life » de l'espace virtuel.
La Théorie critique ne fait pas profession de « ramasser les gens là où il se trouvent ». Ceci est le travail de la caste pragmatique de la politique et des populistes, et ne serait-ce que dans le camouflage « anti-politique ». Aussi longtemps que le seuil de la résistance réelle et de la confrontation au niveau de la totalité sociale ne sera pas atteint, la théorie de la valeur-dissociation ne peut qu'accompagner les conflits sociaux qui éclatent et qui appartiennent au traitement immanent des contradictions, de manière analytique et à travers une critique des idéologies, sans se laisser convaincre de laisser tomber la distance conceptuelle. L'apport d'une pratique théorique pour le renversement des rapports sociaux consiste, avant tout, à poursuivre sur son terrain propre l'élaboration de la nouvelle critique du capitalisme et ainsi la « destruction des concepts » des vieux paradigmes qui est loin d'être réglée.
L'appel pour soutenir matériellement un tel programme, peut passer à côté du mainstream du pragmatisme des mouvements. Nous savons néanmoins qu'il existe quelques personnes qui tiennent à ce que la voix d'Exit ! ne s'éteigne pas. Nous avons un besoin urgent de moyens financiers supplémentaires pour des séminaires, des réunions de travail et des projets de publication. C'est pourquoi nous invitons les personnes intéressées à s'investir en 2008 dans ce projet, soit activement soit passivement. Les possibilités sont restées les mêmes, comme toujours.
Robert Kurz pour la rédaction de Exit !, n°5, janvier 2008.
(traduction de l’allemand, Heike Heinzmann)
Original :
EISZEIT FÜR KRITISCHE THEORIE?
Offener Brief an die InteressentInnen von EXIT!
tp://www.exit-online.org/link.php?tabelle=autoren&posnr=394
[1] Knut était un ourson blanc rejeté par sa mère du zoo berlinois qui était devenu, comme son soignant, à la faveur d'une grande mobilisation de tendresse, la coqueluche de l'opinion publique. Ils sont décédés tous les deux depuis.
[2] Politicien allemand (N.d.T.).
[3] Die Linke : La gauche (N.d.T.).
[4] Oskar Lafontaine, politicien allemand, ancien membre du Parti social-démocrate allemand (S.P.D.), et membre fondateur de Die Linke (N.d.T.).
[5] Littéralement : «...ni de lorgner les pots de viande à 12 % ».
[6] Heiligendamm est une station balnéaire allemande sur la Baltique qui sera le lieu de réunion du G8 du 6 au 8 juin 2007 (N.d.T.).
[7] Magazine pour adolescents.
[8] Magazine autrichien Streifzüge (N.d.T.).
[9] « Decouplez- vous » est le titre de l'article de Ernst Lohoff, publié en décembre 2007 dans Jungle world et Krisis et probablement présenté lors du congrès « No-way-out » à Francfort en décembre 2007 qui finit par la phrase suivante : « Quand la valorisation de la valeur découple sa reproduction de celle de la reproduction sociale, il ne reste comme issue émancipatrice que le découplage de la reproduction sociale de celle de la reproduction de la valorisation de la valeur ». Le mot d'ordre du congrès « No-way-out » dit sur l'affiche : Der um's Ganze ! Kongress“ : „Le congrès qui joue son va-tout“.