Cet entretien écrit a été réalisé en juillet 2016 avec des membres du mouvement MD 18, composé de Brésiliens résidant à Paris et désireux de s’opposer à ce qu’ils considèrent comme un golpe, un coup d’Etat : la procédure de destitution (impeachment) à l’encontre de la Présidente Dilma Rousseff, qui a été prononcée définitivement le 31. 8. 2016 par le Parlement brésilien. C’est le vice-président Michel Temer qui l’a remplacée. Le “maquillage” budgétaire qui a permis la destitution de Rouseff a été jugé par de nombreux observateurs comme un simple prétexte, d’autant plus que bon nombre des parlementaires qui ont voté contre elle se trouvent eux-mêmes visés par des poursuites judiciaires pour des crimes bien plus graves, comme la corruption. Le parti de Rousseff, le Parti des travailleurs (PT), fondé en 1980 peu avant la fin de la dictature militaire en tant que parti de la gauche radicale, a effectué ensuite sa mue “réaliste” et a pu gouverner le Brésil à partir de 2002. Sous la présidence de Lula Ignacio da Silva, une forte expansion économique a permis certaines mesures de redistribution en faveur des pauvres, comme la “bolsa-familia”, sans que les privilèges des riches aient été touchés. Mais Dilma Roussef qui lui a succédé, élue en 2010, a dû faire face à une forte récession économique, à des scandales de corruption touchant tous les partis et à un mécontentement général. Elle fut réélue de justesse en 2014, mais la défection de ses alliés de centre-droit (le PT n’a pas de majorité au Parlement) lui a été fatal. Cet entretien se propose cependant d’aller au-delà du niveau politico-institutionnel – et a fortiori d’y prendre position – pour rattacher cet événement à la crise du capitalisme global.
Vous avez visité le Brésil pour la première fois dans les années 1990 et vous y êtes revenu à plusieurs reprises, la dernière fois étant peu après les manifestations de juin 2013. Quels changements avez-vous observés au cours de cette période ?
J’ai visité le Brésil pour la première fois en 1999 et j’y suis retourné presque chaque année pour des conférences en milieu universitaire, mais avec la possibilité d’observer bien d’autres milieux. Les premières années, j’ai noté la forte « xénophilie » des intellectuels brésiliens : une bonne partie des professeurs brésiliens avaient étudié à l’étranger, et avoir obtenu un doctorat à Paris ou à Londres constituait évidemment presque une garantie d’obtenir ensuite un poste d’enseignement au Brésil – surtout après la fin de la dictature. De même, des intellectuels européens, bien que n’étant pas très connus dans leur propre pays, étaient souvent accueillis au Brésil avec beaucoup de respect et y devenaient parfois des vedettes. On était facilement invité à y rester pour enseigner, à des conditions très favorables. Ainsi, on avait l’impression d’être, même sur le plan intellectuel, dans un pays de la « semi-périphérie ».
Au bout de quelques années, cela a changé, et les importations ont été remplacées par des produits locaux. Les grandes universités brésiliennes produisaient des docteurs en grand nombre, et de bonne qualité, qui occupaient ensuite les chaires des universités en expansion rapide. On comprenait que des universités comme l’USP ou les Universités de Porto Alegre se proposaient maintenant de rivaliser avec Harvard ou la Sorbonne et voulaient « jouer dans la cour des grands ». Chaque année, on voyait davantage d’étudiants brésiliens en Europe : Paris en était plein. Il semblait qu’il suffisait de demander une bourse pour aller étudier à l’étranger pour l’obtenir sur le champ. En Europe, au contraire, les universités étaient en pleine crise. On ne parlait que de coupes budgétaires et de réductions de postes ; y trouver du travail était devenu presque impossible pour les jeunes docteurs. C'est ainsi que j’ai vu débarquer au Brésil de nombreux universitaires européens en quête d’un poste, même dans des endroits éloignés des grands centres. En plus, l’argent pour organiser des colloques et inviter des gens ne semblait jamais manquer. Vers 2010, je me rappelle bien, j’avais l’impression, en confrontant les situations dans les universités brésiliennes et européennes, que maintenant c’était moi qui venais du Tiers monde !
Mais cela n’a pas duré…
Oui, le miracle a disparu tout aussi vite qu’il était apparu. La situation actuelle dans de nombreuses universités brésiliennes semble désastreuse (on invite les professeurs à ne pas allumer la lumière trop tôt). Le nombre des boursiers brésiliens en Europe semble avoir baissé tout aussi rapidement que celui des colloques fastueux au Brésil, et le flux des migrants s’est inversé de nouveau.
Bien que ces observations ne se réfèrent qu’au microcosme universitaire, je crois qu’elles témoignent d’une réalité plus large : la sortie du « sous-développement », la conviction, après quelques années de croissance, d’avoir tourné définitivement la page et d’être désormais « un pays comme les autres », c’est-à-dire les Etats-Unis ou un pays d’Europe, a été suivie de l’amère désillusion qui est une des causes de la crise politique actuelle.
La « critique de la valeur », courant critique dans lequel s’insèrent vos écrits, soutient que le capitalisme est entré dans une phase de crise irrémédiable en raison d’une contradiction structurelle. Le Brésil est un pays où cette tendance a trouvé un terrain fertile. Est-ce que ces changements ont affecté la façon dont la wertkritik a été reçue dans le pays ?
En effet, on pouvait suivre cette évolution également à travers les aléas de la réception de la « critique de la valeur » et de son auteur le plus connu, l’Allemand Robert Kurz. Cet auteur avait trouvé un large écho au Brésil dans les années 1990, après qu’on avait traduit son livre L’Effondrement de la modernité. Ce livre annonçait que le capitalisme mondial, malgré l’atmosphère de triomphe qui régnait en Occident après la fin de l’URSS, allait inévitablement s’effondrer. De nouvelles catastrophes étaient encore dans l’air (par exemple, un retour de l’hyper-inflation, que l'on avait déjà connu plusieurs fois), la théorie de la crise de Kurz y restait très discutée. A travers sa rubrique dans la Folha de Sao Paulo, il était devenu un faiseur d'opinion au Brésil ! Il me disait que chaque fois qu’il y avait de mauvaises nouvelles économiques au Brésil, son téléphone commençait à sonner et on lui demandait des interviews ! Mais avec l’euphorie collective qui a commencé à s’installer pendant les années Lula, personne ne voulait plus entendre parler de crise. Même les groupes de recherche au Brésil qui s’étaient inspirés de la critique de la valeur déclaraient désormais n'en garder seulement que certains aspects, qu’il était désormais impossible de parler d’une crise du capitalisme au Brésil : on se ferait rire au nez. La Folha ferma la rubrique de Kurz.
Le fait que le Brésil fut apparemment épargné par la crise globale de 2008 semblait conforter encore l’impression que le capitalisme n’était en crise que dans ses vieux centres et qu’il avait simplement passé le flambeau à l’ex-périphérie : les fameux pays du BRICS. Ainsi, la sensation de nouvelle richesse s’accompagnait de la satisfaction d’une espèce de revanche historique qui permettait au Brésil de faire finalement partie du club des grands. Le pays pensait maintenant revendiquer un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, se proposait comme médiateur entre pays en conflit sur d’autres continents et investissait massivement hors de ses frontières. Enfin, on n’était plus les « cousins pauvres ». En outre, ceux qui approuvaient le gouvernement du PT pouvaient souligner que ce n’étaient pas seulement les indicateurs économiques qui montaient, mais qu’il y avait aussi une évolution vers plus d’égalité sociale et plus de services de base, plus de respect des minorités, moins d’esprit colonialiste : donc, même de ce côté-là, le Brésil était devenu « moderne » et s’était intégré au monde globalisé. En effet, je n’ai plus vu le long de l’autoroute qui mène de l’aéroport de Guarulhos à Sao Paulo les bidonvilles particulièrement misérables que j’y avais vus en 1999 – qui sait où on les avait déplacés… En tout cas, on sait maintenant qu’il a suffi de peu pour mettre un terme à ce conte de fées.
Que s’est-il passé ?
Le pays a été rattrapé par la crise mondiale, avec une crise politique maison en bonus. Il n’est pas nécessaire ici d’en rappeler les détails. Deux questions se posent surtout : le fait que le Brésil est retombé si rapidement est-il le fruit d’une mauvaise politique qu’on aurait pu éviter, ou est-il la conséquence inévitable d’une logique d’airain du capitalisme mondial ? Et pourquoi les groupes dominants du pays – le grand capital, la finance, les grands propriétaires terriens, les grands médias – se sont-ils tellement acharnés sur le gouvernement de Dilma Rousseff, malgré les années de grande prospérité que le gouvernement du PT leur avait procurées depuis 2002 ? Qu’est-ce que le capital (et non ses électeurs populaires déçus) avait à reprocher au PT ?
Vous dites que le Brésil est « retombé ». Croyez-vous que ce qui se passe maintenant peut être décrit comme un « retour en arrière » ?
« Retombé », « en arrière » : oui, c’est le cas d’utiliser ces mots. Au plan économique, d’abord. En effet, la situation actuelle montre que le Brésil ne s’est jamais libéré du « péché capital » des économies « arriérées » : la dépendance par rapport aux exportations des matières premières. Tout au contraire, l' incidence des exportations sur l’économie nationale a presque doublé depuis 2000 ! L’économie brésilienne reste donc tout aussi fragile et dépendante qu’auparavant, ce qui se traduit par le retour rapide de l’inflation et de la pauvreté dès que l’économie mondiale va mal. Les observateurs sérieux sont unanimes dans leur diagnostic : c’était essentiellement la demande vorace de la Chine en termes de matières premières qui « boostait » l’économie brésilienne ; et l’économie chinoise dépendait à son tour de la capacité des pays occidentaux à absorber ses produits manufacturés. Dès que cette construction mondiale bancale – uniquement fondée sur le crédit – a commencé à vaciller, le miracle économique brésilien était déjà terminé. Il l’était d’autant plus que même sur le plan interne, il ne fonctionnait qu’à crédit : autant par le crédit à la consommation et le crédit immobilier qui créaient l’impression d’un élargissement massif des « classes moyennes » et généraient du consensus social, que par les investissements massifs de l’Etat, également financés à crédit. La fameuse « inclusion » des millions de pauvres n’était aucunement due à une redistribution réelle, mais constituait un simple sous-produit – un « produit dérivé » - de la bulle spéculative globale. Le PT avait annoncé qu’il fallait « agrandir la tarte » pour pouvoir en donner à tout le monde ; finalement, la tarte n’avait fait que gonfler artificiellement… Bref, le boom économique n’avait aucune base « solide », en termes capitalistes, mais était strictement la conséquence de facteurs externes et incontrôlables.
Cela étant, croyez-vous que cette chute était prévisible ?
Oui, cette chute était prévisible, parce que l’économie globale néo-libérale ne se base plus sur la seule source véritable de « rentabilité » au sens capitaliste qui est la transformation de travail vivant en valeur et son accumulation. Depuis que le remplacement du travail vivant par les technologies – qui ne créent pas de valeur économique – avait dépassé un certain seuil, autour des années 1970, l’économie mondiale ne faisait que simuler la croissance avec un recours toujours plus massif au crédit et à toutes les formes de capital fictif (bourses, valeurs immobilières, etc.). La crise de 2008 n’a été que le début de l’écroulement des valeurs irréelles créées par la finance, et rien d'autre n’est venu depuis lors pour relancer durablement l’économie mondiale – que des crédits et encore des crédits.
Il était également prévisible que le déplacement de l’accumulation globale depuis les centres – imaginés comme vieux et fatigués – vers la périphérie – imaginée comme fraîche et plein de jeunesse – n’aurait pas lieu. Le capitalisme n’est pas une « recette » qui, si elle est « correctement appliquée », donne partout les mêmes résultats. Le capitalisme se base depuis le début sur le caractère « non-contemporain » des différentes économies et sur une « division des tâches », qui profite entièrement aux pays qui ont un niveau de productivité plus élevé – et ceux-là ont été fatalement toujours les mêmes, ceux qui ont su maintenir leur avantage initial (qui remonte au XIX siècle). La globalisation, à partir des années 1970, a détruit les dernières possibilités d’instaurer des économies nationales ou régionales, que ce soit en Union soviétique ou dans le cadre d’un « développementalisme ». Désormais, la seule intégration possible au marché mondial passait par la voie des exportations – le Brésil et la Russie l’ont fait avec les matières premières, la Chine avec des biens manufacturés que les Américains pouvaient pratiquement acheter gratuitement, grâce au rôle du dollar comme « monnaie mondiale ». Dans ce système, il y a donc nécessairement toujours des pays « arriérés » qui doivent vendre à bas prix soit leurs ressources, soit leur force de travail aux pays plus « productifs ». On peut, évidemment, combattre une telle inégalité mondiale – mais il faut alors combattre le système capitaliste tel quel. A partir du moment où on a accepté le capitalisme comme horizon indépassable, on a aussi accepté, qu’on le veuille ou non, le fait qu’il y a des gagnants et des perdants. Les politiques plus ou moins sages des gouvernements en charge ne peuvent y changer que des détails – on le voit tous les jours.
On pourrait dire ainsi que ce qui a finalement échoué a été ce projet que Robert Kurz avait appelé de « modernisation de rattrapage »
Oui, exactement. Si l’on peut appliquer le concept d’« arriéré » c’est aussi dans cet autre sens : l’échec de la « modernisation de rattrapage » a montré que la modernisation de la société brésilienne elle-même n’était, à beaucoup d’égards, qu’un vernis superficiel. Dès que le cadre économique s’est assombri et qu'il n’y avait plus de largesses à distribuer aux riches comme aux pauvres, les vieux démons, jamais vraiment endormis, se sont définitivement réveillés. Malgré tous les bénéfices qu’elle en a tirés, la bourgeoisie n’a jamais aimé la politique du PT. D’un point de vue purement économique et pragmatique, cette détestation pouvait sembler irrationnelle, ou pour le moins ingrate. Mais la satisfaction sociale du sujet capitaliste ne se mesure pas seulement par les biens qu’il consomme, mais aussi par sa «distinction » parmi les autres sujets. Et ces questions de « statut » sont d’autant plus importantes là où les restes d’une mentalité pré-moderne et colonialiste persistent. On dit que la bolsa-familia déplaisait aux petits-bourgeois parce qu’il était devenu plus difficile de trouver des domestiques. La présence de domestiques même dans des familles de la petite bourgeoisie est un des traits de la vie brésilienne qui frappe davantage les visiteurs étrangers ; la perte de ce status-symbol était évidemment difficile à supporter pour beaucoup de gens. De même, étudier à l’Université ou voyager à l’étranger était moins qu’avant le signe de l’appartenance à une élite.
« Les aéroports sont devenus comme des gares routières », disaient certains…
Oui, voilà. Et pourquoi les vieux bourgeois soupiraient-ils en face de cela ? Ils n’avaient rien perdu de leurs biens matériels, mais ils pouvaient plus difficilement éprouver la jouissance abjecte de voir qu’on leur cire les chaussures. On voit que des questions d’ « identité » peuvent compter aussi fortement que les questions matérielles. Partout dans le monde, la crise a ressuscité les pires réflexes du passé, et surtout le racisme, l’antisémitisme et le mépris du pauvre. Et au Brésil, ce sont les attitudes héritées d’une société esclavagiste qui ont refait surface. Ce n’était pas le coût (assez modéré) de la bolsa-familia qui scandalisait, mais l’idée même que le pauvre puisse avoir des droits.
Mais quel rapport peut-on établir entre cette persistance d’une mentalité d'un autre temps et le scénario politique actuel ?
On reconnaît cette persistance du passé également dans la facilité avec laquelle les « pouvoirs forts » dans certains pays renversent la table du jeu « démocratique » dès que la partie ne leur convient plus. Bien sûr, nulle part dans le monde les dominants n'acceptent plus les règles « démocratiques » qu'eux-mêmes avaient établies auparavant. Mais dans le cas brésilien, leur empressement à saisir le pouvoir a effectivement des airs de golpe qui reportent à des temps sombres. Bien sûr, le PT n’est pas à plaindre : il s’est pris les pieds dans son propre tapis, il est devenu la victime de son propre jeu, trahi par des alliés qu’il a lui-même portés au pouvoir et installés aux places d’où ils pouvaient le frapper. Pourtant, ces considérations n’enlèvent rien au fait que les couches les plus réactionnaires du pays ont repris leur ancien pouvoir – la composition du gouvernement Temer (seulement des hommes blancs) en est une confirmation caricaturale. Du point de vue de la logique pure du capital et de l’argent, un blanc et un noir, une femme et un homme, un gay et un père de famille, un évangélique et un athée, un descendant des colonisateurs et un descendant des esclaves se valent – mais cette même logique garde toujours son « revers obscur », irrationnel, pour lequel ces personnes ne peuvent se valoir.
Cependant, la chute de la Présidente n'était pas seulement le fruit d’une conspiration dans les couloirs d’un Parlement de corrompus. Elle fut précédée de manifestations énormes, beaucoup plus grandes et plus nombreuses que celles de 2013, demandant l’ « impeachment ». Un des facteurs qui a précipité la disgrâce du PT auprès des mêmes couches sociales qui avaient si bien profité de ses politiques est le phénomène déjà observé par le sociologue français Émile Durkheim à la fin du XIXe siècle, lorsqu’il tentait de comprendre pourquoi, paradoxalement, le taux de suicides augmente dans les périodes de prospérité : comme les attentes grandissent plus rapidement que les possibilités réelles, la déception est d'autant plus forte. On avait promis aux nouveaux promus des classes moyennes qu’ils vivraient comme dans les pays les plus « développés » ; par conséquent, elles considérèrent rapidement comme insupportables des situations qu’auparavant elles auraient tenues pour un « progrès ».
Est-ce un discours « culturaliste » sur les « mentalités éternelles » des peuples ? Non, c’est un discours sur l‘impossibilité de battre le capitalisme en utilisant ses propres moyens. Il ne permettra jamais ni une place meilleure du Brésil dans le marché mondial, ni ne fera une place aux pauvres dans la société brésilienne.
Est-ce qu’il y a un espoir dans ce sombre tableau ?
Il y a eu des mouvements sociaux puissants, avant le gouvernement du PT. Il y a eu les - quelque peu mystérieuses - manifestations de 2013. Les meilleures raisons pour reprendre une lutte anti-politique sont réunies. Mais cette lutte doit se séparer absolument de toute référence aux partis, quels qu’ils soient, à l’Etat, et au « développement ». Elle ne doit pas « redistribuer » la fausse richesse capitaliste, l’argent, mais se battre pour un accès de chacun à la richesse concrète.
L’ « anti-politique » n’a rien à voir avec un renoncement à l’action publique et collective. Au contraire, c’est une forme d’agir qui se rend compte que dans la société marchande il ne peut pas exister une sphère autonome de la « politique », lieu de la décision souveraine et consciente, qui serait capable de dicter la loi à une sphère séparée de l’ « économie » et du marché. Tant que la valeur, l’argent et le travail forment la « synthèse sociale », ils seront comme un a priori, un « filtre » inconscient qui s’interpose entre toute décision des sujets et le monde sur lequel ils veulent agir. On le voit dans la fameuse question de la « financiabilité » : dans une société marchande, on ne se demande pas si une solution proposée est appropriée ou pas, mais si on peut la « financer ». Toute politique qui agit sur le terrain présupposé, et non questionné, de l’argent et du travail a déjà perdu la partie d’avance et ne peut que devenir l'exécutant de cette logique économique. Voilà pourquoi tous les gouvernants du monde, même ceux qui pouvaient au début être « honnêtes » ou « de gauche », finissent par appliquer des recettes néo-libérales. Il faut rompre avec la logique économique même, et cela signifie une espèce de révolution anthropologique qui va bien au-delà de tout ce que nous nommons actuellement « politique ». Il ne s’agit cependant pas d’une perspective « utopique » ou « irréaliste » : considérant le désastre auquel la logique économique nous a menés dans tous les domaines (et dans le domaine écologique en particulier), la seule voie « réaliste » est de tenter des expériences de vie sociale au-delà de l’économie et du marché. Même si c’est au milieu de mille incertitudes, cet esprit semble animer une partie des mouvements sociaux en Amérique latine, que ce soient le zapatisme au Mexique, les mouvements indigènes ou des mouvements d’appropriation des terres, des usines, des services. Je pense que c’est beaucoup plus prometteur que de continuer à miser sur des partis, des Etats, des élections…
Juillet 2016
La version portugaise a été publiée au Brésil
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Sites en portugais ("wertkritik") :
- Obeco : site de la version portugaise d'Exit ! Crise e critica da sociedade das mercadorias
- Critica Radical (Fortaleza)
- Antivalor (Rio de Janeiro)