Du malaise dans la théorie
A propos de la nécessité d'autonomie de la Théorie critique
envers la « praxis »
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Interview de Robert Kurz sur la radio F.R.E.I. en 2007 [1]
Présentation
Ce qui ressort de cet entretien – ce qui pourrait être fait pratiquement et ce qui serait utilisable – ce sont les exigences habituelles auxquelles une Théorie critique se voit confrontée. Trop souvent c’est à leur aune que l’on mesure sa valeur. La mise en évidence, au travers d'une Théorie critique, des préalables muets et des imbrications de la raison quotidienne avec le système, est régulièrement refusée ; on réclame plutôt un Master Plan, une idée utopique, comme si l'émancipation n’était qu’une question conceptuelle. Avec Jet Tours, visitez la société libérée ! Mais la Théorie critique n'a pas des tickets à distribuer. Elle doit au contraire tenir bon face à la pression de l’utilisabilité pratique.
Script
Le but d'une Théorie critique est le renversement pratique et radical des rapports sociaux. Mais pour garder à l’œil ce but, la Théorie critique doit être prise au sérieux en tant que forme autonome de pratique sociale. La question « Que faire ? »[2], au sens d'une série d’instructions détaillée pour l’action immédiate risque justement de manquer la pertinence pratique de la réflexion théorétique. Sous le diktat de la fausse immédiateté d'une prétention à la pratique, la Théorie critique se transforme en raison instrumentale et bourgeoise structurellement masculine, comme cela fut typiquement le cas du marxisme du mouvement ouvrier sous le signe de la « modernisation de rattrapage ». Aujourd'hui, après la fin du mouvement ouvrier, apparaissent au sein de la gauche des concepts de rechange mais toujours sur la même base problématique. Dans une période où les mouvements sociaux, exempts de tout réel pouvoir d'intervention, restent limités à une pratique symbolique et où la gauche fait montre d’un désir de pseudo-activisme, les médiations entre la réflexion et l'agir risquent plus que jamais de passer à la trappe. Il faudrait à l’inverse, en un processus de « contre-médiation » historique, entretenir la tension entre Théorie critique et possibilités d'action pratique.
Journaliste : Là où les humains sont aujourd'hui atteints par les exigences impudentes du système capitaliste, où ils se regroupent pour protester, s’opposer à la destruction mondiale de l'environnement et des conditions de vie, par exemple, ou aux idées racistes et antisémites – la liste pourrait être complétée à volonté – c'est là, précisément, que les expériences de la pratique sont insuffisantes pour percevoir la réalité derrière les choses. Si par conséquent on ne veut pas seulement s'agiter aveuglément et se battre contre des moulins à vent, il faut en passer par les efforts de la théorie. Mais pourquoi avons-nous si souvent l'impression que nombre des actions mentionnées viennent plutôt d’intuitions ou de schémas idéologiques qu'on croyait depuis longtemps enterrés ? D’où vient que tous ces mouvements ou groupes anticapitalistes peinent tant à se procurer une ossature théorique ou une orientation ? C'est la première question que j'ai posée à Robert Kurz.
Robert Kurz : Aujourd’hui la nécessité d'une nouvelle critique du capitalisme qui aille au-delà du marxisme du mouvement ouvrier, est reconnue par beaucoup de monde. C'est aussi pourquoi la critique de la valeur, la critique du travail abstrait, la critique du rapport de dissociation sexuelle et la nouvelle théorie des crises, rencontrent un intérêt indéniable. Mais cet intérêt se trouve en même temps souvent déçu de voir que la nouvelle théorie n'est pas accompagnée de directives immédiates pour l’action.
Il faudrait d’abord, selon moi, critiquer le besoin qui est souvent derrière cette déception, le besoin d’une mise en application immédiate des aperçus théoriques sous la forme d’une pratique alternative. Avec la critique radicale c’est au fond tout à fait impossible. À mon avis ce besoin émane lui-même d'un profil d'exigence capitaliste, car dans le capitalisme, c'est bien connu, une théorie n’a de valeur que si elle peut directement être mise à contribution, injectée en quelque sorte dans le procès de valorisation du capital. Et c'est justement cette exigence qui à l’heure actuelle tient le haut du pavé dans les universités. Pour moi, la critique de la valeur comprend aussi une critique de cette exigence qui manque de souffle.
La tentative de mise en œuvre immédiate relèverait pour ainsi dire d'une sorte de dogmatisme pratique, car la Théorie critique constitue un moment autonome de la pratique sociale et ne doit pas devenir, comme elle l'a été pour le marxisme de parti, la servante de la pratique politique ou mouvementiste, chargée simplement de légitimer ce que l’on fait de toute façon, auquel cas elle perd toute valeur.
Cela ne signifie justement pas que la nouvelle théorie critique ne fait qu'attendre la grande explosion et déclare impossible les pratiques actuelles de lutte par exemple contre Hartz IV ou contre le racisme. Mais je pense que le rapport entre théorie et praxis est un rapport complexe, ni direct ni simple. Car de la même façon qu'il existe une tension entre la théorie et les faits empiriques, qui résulte de ce que la réalité ne se résorbe jamais entièrement dans les concepts théoriques, il me semble qu'il y a également une tension entre la pratique théorique, pour l’appeler ainsi, et la pratique propre aux mouvements sociaux. Ce genre de tension, je crois, il faut l’entretenir. La critique de la valeur, la critique du travail et la critique de la dissociation peuvent à cet égard désigner un nouvel objectif historique, bien que cela ne conduise naturellement pas à un bouleversement instantané. Il y a toujours un rapport entre le chemin et le but. Et cette théorie peut en outre analyser le terrain de la crise mondiale et y dénicher l’orientation, je l'exprime ainsi, qui ne s’essoufflera pas mais tiendra au contraire la distance. En revanche elle ne peut précisément pas fournir un mode d'emploi commode qui nous servirait de modèle pour l’action.
Journaliste : D’autres en fournissent, par contre, et ces tentatives de pseudo-explications, comme par exemple le livre Empire de Hardt/Negri paru il y a trois ans, ont justement beaucoup de succès auprès des jeunes.
R. Kurz : Pour beaucoup, les théories de tendance postmoderne telles que celle de Hardt/Negri semblent plus attractives car elles sont en apparence plus fermement orientées vers la pratique. Mais en l’occurrence c’est seulement une atmosphère qu’elles se donnent. Il n'y a pas d'analyse précise de la crise capitaliste et encore moins de critique des catégories basales du capitalisme comme la valeur, le travail abstrait ou le rapport de dissociation sexuelle. Tout cela est laissé dans le flou, ou on devrait plutôt dire : laissé tel quel, car il s'agit à bien des égards d'un marxisme du mouvement ouvrier réchauffé et enrobé de sauce postmoderne. On remplace simplement la bonne vieille classe ouvrière par la soi-disant multitude, un terme sous lequel on peut mettre tout et n’importe quoi, depuis les vestiges de la classe ouvrière jusqu’aux petites boîtes dans le secteur de l'informatique en passant, pourquoi pas, par les migrantes et migrants. Cela permet, au lieu d’examiner de façon critique les conditions, les différences et les formes d’évolutions, de s’approprier de façon imaginaire n'importe quels phénomènes, mouvements, révoltes, etc., dans le monde, donc le mouvement antimondialiste de la même façon que le régime de Chavez au Venezuela, la révolte des banlieues ou le mouvement des lycéens français. Certains essaient même de récupérer d’une façon ou d’une autre les mouvements liés à la barbarie islamiste. Cela leur donne le sentiment de faire partie d’une mouvance mondiale, mais ce n'est qu'une illusion. Fréquemment c’est lié à une espèce de pose existentialiste provenant davantage de Heidegger que d'un Marx revu d’un œil critique. La pratique reste dans une large mesure symbolique : on se fait beau et on attend le grand soir, l'événement – c’est un des topos de cette idéologie – l’événement censé faire confluer l'activisme des mouvements en une action grandiose, sans que l’on sache où on veut en venir exactement ni ce qu’il faut dépasser. On évoque alors, comme toujours, les puissants dont il faut briser le pouvoir, tandis que les formes de base du capitalisme, travail inclus, restent un bruit de fond incritiqué. C’est là, d'après moi, une compréhension simplement subjective de la domination ; et inversement on préfère aussi s’en tenir à ce sujet qui nous est familier, le sujet postmoderne d’un monde en crise, et ne pas prendre en considération la constitution capitaliste qui lui est propre. Une telle orientation de la pratique me semble vide, et tourne d’ailleurs à vide, même si elle arrive peut-être, de manière éphémère, à offrir à beaucoup de gens une sorte de facteur de bien-être.
Journaliste : Ainsi nous devons nous résigner à ce qu'une véritable théorie critique provoque plutôt chez nous un mal-être. Mais pourquoi la théorie ne peut-elle pas être un mode d'emploi pour la pratique ?
R. Kurz : La théorie critique s’attache toujours à la totalité, c'est-à-dire la totalité sociale. La pratique mouvementiste, par contre, a en premier lieu affaire avec certains aspects partiaux et phénomènes particuliers, par exemple des mesures antisociales prises par l’administration capitaliste de crise, des fermetures d'usine, des coûts trop élevés pour les études, des destructions écologiques, ou encore le racisme et autres phénomènes analogues. Nombreux sont ceux qui ont évoqué cette parcellisation des luttes. Et l’une des tâches de la théorie consiste d'après moi, au travers des mouvements particuliers, des luttes, des problématiques ou revendications, à garder à l’esprit la totalité négative que représente le contexte formel capitaliste, afin de ne pas laisser tomber aux oubliettes le but qui est de transformer l’ensemble de la société.
Dans la pratique, naturellement, on ne pourra atteindre ce but qu'au travers d'un long processus de médiation. Mais par médiation je ne veux pas dire ici théorie de la communication dans le sens bourgeois, un genre de « Comment j'explique ça à mon gamin » de la manière la plus simple possible, pour que le consommateur lambda comprenne tout de suite – médiation signifie au contraire un processus difficile d’influence réciproque entre pratique théorique entendue ainsi et pratique sociale mouvementiste.
Pour moi la théorie vise la totalité aussi au sens où elle soulève constamment la question de la reproduction de la totalité sociale – moments dissociés inclus, et tout particulièrement ceux délégués aux femmes – et où elle oriente précisément la discussion à propos des alternatives vers un niveau profond, celui de la totalité sociale. Cela inclut une critique des tentatives de ces petites communautés néo-utopistes qui entendent vivre une alternative immédiatement, ici et maintenant, au beau milieu du capitalisme, très loin de la grande socialisation. Puisque la théorie vise ainsi la totalité, elle doit selon moi accompagner la pratique mouvementiste par des commentaires avant tout critiques, c’est-à-dire non pas sur le ton d’une Madame Je-sais-tout mais en se plaçant dans le registre de la critique des idéologies.
Ouvrir le débat avec toutes les variantes de la fameuse critique tronquée du capitalisme est, dans cette optique, une mission essentielle de la Théorie critique. Et cela implique aussi d’orienter la théorie et la pratique sur un cadre transnational, et ce pas seulement au niveau organisationnel mais aussi quant au fond. Cela inclut également une franche explication avec la régression touchant de manière récurrente tout le pays (sans excepter la gauche) et allant d’une nostalgie de l’économie keynésienne, une idéologie du retour de la régulation étatique à des manifestations telles que la vague d’euphorie que nous avons connue autour des petits drapeaux noir-rouge-or. D’une manière volontiers provocante je dirais que la théorie visant la totalité est en quelque sorte, pour la machine de la praxis, une épine dans le pied plutôt qu'une espèce de notice technique japonaise. Il y a de nombreuses façons de pratiquer la critique, et cette pratique, à mon avis, échouera toujours si elle se détourne de la théorie, déçue trop vite parce que tout cela lui semble justement trop difficile et trop peu instructif. Cependant le rapport entre théorie et pratique n'est pour moi aucunement à sens unique. Les praticiens peuvent, à partir de leurs contextes mouvementistes, apporter des expériences, des questionnements, des critiques et des suggestions, mais pour cela ils doivent tout d'abord s'engager eux-mêmes vraiment dans la théorie, au lieu d'attendre de celle-ci qu’elle fournisse en quelque sorte du jour au lendemain des réponses faciles.
Traduction : Heike Heinzmann.
En français, on pourra voir aussi :
- Anselm Jappe, « Révolution contre le travail ? La critique de la valeur et le dépassement du capitalisme », in Cités, n°59, PUF, 2014.
- Anselm Jappe, « La fin du capitalisme ne sera pas une fin pacifique » (entretien avec Marx Losoncz)
- Clément Homs, « Les vases vides font toujours beaucoup de bruit. A propos d'une certaine réception de la critique de la valeur en France »
[1] Le texte est une transcription de l’émission de radio avec Robert Kurz sur Kooperative Haina/Radio F.R.E.I., Erfurt https://www.freie-radios.net/15588 ; date de l'émission : 23/07/2008.
[2] Référence au traité de Lénine (1902), (N.d.T.).