Pour en finir avec la dictature de la valeur
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Anselm Jappe
Dans le lien ci-dessous, l'enregistrement de l'intervention d'Anselm Jappe, le 26 juin 2016 lors du Festival de la CNT à Montreuil. Cet enregistrement sera disponible pendant 30 jours à compter du 03/07/16.
Bonne Ecoute !
« Au contraire de ce que disent ses adversaires, qui accusent la critique de la valeur de "déterminisme", d' "objectivisme" ou de "fatalisme", elle n'annonce pas des lois de fer qui enlèvent à l'individu toute possibilité d'intervention. C'est pendant les passages historiques d'une forme fétichiste à une autre que s'affaiblit l'emprise des formes fétichistes. Le déclin de la société marchande réduit en même temps le conditionnement déterministe que celle-ci est capable d'exercer [...]. Il n'y a pas de succession nécessaire entre société esclavagiste, féodalisme, capitalisme et communiste. [...] Ce que Marx démontre c'est que, une fois que la valeur est devenue la forme de socialisation prédominante, celle-ci doit suivre un cours inévitable qui termine avec son autodissolution. Mais il n'y a aucune nécessité ni que le capitalisme soit apparu, ni qu'il donne voie au socialisme. C'est surtout pour les premières générations de marxistes que la crise du capitalisme et la venue du socialisme étaient étroitement liées, presque identiques : le capitalisme disparaîtra précisément parce qu'il y aura des masses populaires qui voudront instaurer le socialisme. La critique de la valeur, pour laquelle la crise signifie l'autodestruction du capitalisme, est beaucoup moins optimiste de ce côté-là : la fin du capitalisme n'implique aucun passage garanti vers une société meilleure. Tout au contraire, la chute dans la barbarie est ce qui se passe déjà en beaucoup d'occasions et qui reste d'être le résultat final à l'échelle globale. C'est moins le grand Etat totalitaire qui nous menace, que l'anomie. La société marchande va se décomposant en îlots de bien-être (très relatif), entourés de fil barbelé, d'un côté, et le reste du monde qui s'effondre, à différents degrés, dans des guerres de bandes autour du peu de chose qui ont encore de la valeur. La désintégration de la Yougoslavie a été un avertissement pour les autres pays arriérés qui avaient cru pouvoir participer au festin de la société marchande. Le dernier mot de l'économie marchande est de déclarer que l'humanité est devenue inutile pour la valorisation.
Le totalitarisme du marché s'est révélé être encore plus fort que le totalitarisme de l'Etat. Mais l'implosion du capitalisme laisse un vide qui pourrait permettre aussi l'émergence d'une autre forme de vie social. Vis-à-vis des progrès de la barbarie, on peut aujourd'hui affirmer quelque chose comme un point de vue de l'humanité, au-delà des classes - mais sans oublier que certaines parties de l'humanité montrent beaucoup plus d'intérêt que d'autres pour le maintien de la logique de la valeur. Il n'y a jamais eu de période dans l'histoire où la volonté consciente des hommes ait eu une telle importance comme elle l'aura pendant la longue agonie de la société marchande. Cette agonie n'a pas besoin d'être annoncée, elle se déroule déjà sous nos yeux.[...]. Il est plus que jamais urgent de trouver des alternatives à la société présente. Il faut effectivement "réenchâsser" l'économie dans la société, comme le voudrait Polanyi - mais non en tant qu'intégration d'une économie restée marchande dans une société prétendument plus vaste, mais comme dépassement de la division entre production et consommation et comme abolition de l' "économie" et du "travail", de l'Etat et du marché ».
Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, pp. 277-279.