Sortir de l'Europe : solution ou mirage ?
Conférence-débat
avec Anselm Jappe
19 mars 2016, à Asquins
Voir les
(conférence et discussion avec la salle) sur le site du Collectif Vézelin
Apparemment, les choses sont simples. La crise financière qui a éclaté en 2008, et qui est loin d’être terminée, a révélé le véritable visage du capitalisme contemporain : l’économie, et finalement la société tout entière, sont dominées par la haute finance. Les banques, les assurances et les fonds de placement n’investissent pas dans la production réelle, mais jettent presque tout l’argent disponible dans la spéculation, laquelle n’enrichit que les spéculateurs, tandis qu’elle détruit des emplois et crée la misère. Le capital financier peut dicter sa loi aux gouvernements, y compris ceux des pays les plus puissants, quand il ne préfère pas les corrompre. Il achète également les médias. Ainsi, la démocratie se trouve vidée de toute substance. En effet, les États, qui lésinent même sur les dépenses les plus importantes pour le bien public, ont su trouver des sommes astronomiques pour sauver les banques et les profits de leurs actionnaires. Face à cette situation scandaleuse, faut-il s’engager afin qu’une véritable politique reprenne ses droits et qu’un gouvernement de gauche pose des limites sévères à la finance, défende le travail salarié et fasse revenir le plein-emploi ? Est-on alors sûr que la toute puissance de la finance, et les politiques néolibérales qui la soutiennent, constituent la cause principale des turbulences actuelles ? Et si, au contraire, elles n’étaient que le symptôme d’une crise bien plus profonde, d’une crise de toute la société capitaliste ? Ce qui confère leur valeur aux marchandises, c’est le travail qui les crée. Moins il faut de temps pour produire une marchandise, moins elle a de valeur, et moins elle coûte cher. Mais elle donne aussi moins de profit. Les gains de productivité, élément clef du développement capitaliste, ont pour effet paradoxal de diminuer valeur et survaleur de chaque marchandise particulière. Lorsque les mécanismes de compensation – notamment l’augmentation de la production – ne suffisaient plus pour compenser la chute de rentabilité, le capital a commencé à se diriger – surtout à partir des années 1970 – vers le « capital fictif », où le crédit génère d’autres crédits. Cela a encore procuré des profits notables à certains, et a causé des ravages sociaux énormes. Cependant, ce n’en état pas moins une fuite en avant du système capitaliste, et non une expansion. Il est impossible d’éliminer la cause profonde de la crise permanente de la valorisation du capital : le remplacement de la force de travail par les technologies, qui en tant que telles ne créent pas de valeur. La spéculation, loin d’être le facteur qui perturbe une économie autrement saine, a permis de continuer pendant les dernières décennies la fiction de la prospérité capitaliste. Sans les béquilles offertes par la financiarisation, la société de marché se serait déjà écroulée, avec ses emplois et aussi sa démocratie. Ce qui se profile derrière les crises financières, c’est l’épuisement des catégories de base du capitalisme : marchandise et argent, travail et valeur. Le capitalisme n’est pas seulement la domination de quelques riches méchants sur les travailleurs. Il consiste essentiellement dans la domination impersonnelle qu’exercent la marchandise et l’argent, le travail et la valeur sur la société toute entière. Ces catégories ont été créées par l’humanité elle-même – mais elle les regarde comme si c’étaient des dieux qui la gouvernent. C’est ce que Karl Marx a appelé le « fétichisme de la marchandise ».
Aujourd’hui, tout le monde y participe, même si ce n’est évidemment ni dans le même rôle ni avec les mêmes bénéfices. La demande que le capitalisme s’« assainisse » pour mieux repartir et devenir plus juste, est illusoire : les cataclysmes actuels ne sont pas dus à une conjuration de la fraction la plus rapace de la classe dominante, mais constituent la conséquence inévitable de problèmes qui font depuis toujours partie de la nature même du capitalisme. Avoir conscience de tout cela évite de tomber dans le piège du populisme qui veut libérer les « travailleurs et les épargnants honnêtes » - considérés comme simples victimes du système – de l’emprise d’un mal personnalisé dans la figure du spéculateur. Sauver le capitalisme en attribuant toutes ses fautes aux agissements d’une minorité internationale de « parasites », on a déjà vu ça. La seule alternative est une critique véritable de la société capitaliste dans tous ses aspects (et pas uniquement du néo-libéralisme). Le capitalisme n’est pas identique au seul marché : l’Etat constitue son autre visage, tout en étant structurellement soumis au capital, qui doit lui fournir les indispensables moyens économiques d’intervention. L’Etat ne peut jamais être un espace public de la décision souveraine. Mais même en tant que binôme Etat-marché, le capitalisme n’est pas, ou n’est plus, une simple contrainte qui s’impose de l’extérieur à des sujets toujours réfractaires. Le mode de vie qu’il a créé passe depuis longtemps presque partout pour hautement désirable, et sa fin possible pour une catastrophe.
Anselm Jappe, philosophe.
Illustration ci-dessus : Supermarket Ghost de Claudio Bravo