La fin de la politique
*
Robert Kurz
Parution le 20 janvier 2016, dans la rubrique « Grand article » de la revue Cités, n°64 (PUF), de la traduction des deux premières parties (les 2/5ème) de l'article de Robert Kurz, Das Ende der Politik. Thesen zur Krise des warenförmigen Regulationssytems (article publié en 1994 dans le numéro 14 de la revue allemande Krisis). Traduction par Gérard Briche.
Extrait :
Il allait de soi pour la modernité mise en place en Occident que les formes de socialisation qui lui étaient propres, et ses catégories, soient déshistoricisées et ontologisées. Cela vaut pour toutes les tendances de l’histoire de la modernité, y compris les tendances de gauche et les tendances marxistes. Cette ontologisation opérée à tort ne touche pas seulement les catégories de base de « l’économie » et de « la politique ». Au lieu de considérer cette polarité comme spécifique à la modernité de production marchande, on la prend comme le présupposé aveugle de toutes les sociétés pré-modernes et futures, et on la considère comme fondamentale à l’existence humaine pure et simple. Ainsi, la science historique se demande de quoi « l’économie » ou « la politique » avaient l’air chez les Sumériens, dans l’Egypte ancienne ou dans ce qu’on appelle le Moyen âge. En raisonnant ainsi, non seulement on se trompe fondamentalement sur les sociétés pré-modernes, mais on ne peut pas comprendre non plus la société présente.
Il est vrai que les sociétés pré-modernes connaissaient un « métabolisme avec la nature »[1] (Marx), mais elles ne connaissaient pas pour autant d’« économie » ; et elles connaissaient certes des conflits internes et externes, mais elles ne connaissaient pas de « politique ». Et dans la tradition et l’histoire occidentales elles-mêmes, d’où viennent ces catégories, elles signifiaient à l’origine quelque chose de fondamentalement différent d’aujourd’hui, et même presque le contraire. Il n’y avait pas de sphère « économique » distincte, et encore moins de sphère économique dominante, et par conséquent pas de critères « économiques » non plus : prendre séparément ces critères pour l’analyse, et les considérer comme déterminants, c’est ce que fait la conscience moderne, et elle seule. Elle le fait après coup, et cela fausse déjà le regard qu’on pose sur le caractère propre des formations historiques étudiées. La conséquence, c’est qu’il n’y avait pas non plus de sphère « politique » différenciée, et encore moins de sphère politique complémentaire à l’« économie », et donc il n’y avait pas de critères « politiques » non plus. La société fonctionnait pour de tout autres motifs. Et l’on ne peut pas non plus décrire ces relations sociales avec les catégories modernes d’« espace public » et d’« espace privé » : bien des choses qui avaient lieu dans le prétendu « espace public » des sociétés pré-modernes étaient, selon notre conception, « privées », et inversement.
On peut résoudre ce problème en admettant qu’on avait affaire alors à des formes de totalité sociale fondamentalement différentes.
...
Revue Cités, Dossier « Politiques du capital », n°64, janvier 2016, 192 pages, 18 euros.
[1] Karl Marx, Le Capital, tr. Jean-Pierre Lefebvre, PUF 1993, page 48. (Toutes les références au Capital de Marx seront faites dans cette édition.)