La fin du capitalisme ne sera pas une fin pacifique
Entretien d'Anselm Jappe avec Marc Losoncz
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2015
La fin du capitalisme ne sera pas une fin pacifique (Entretien d'Anselm Jappe avec Marc Losonsz)
ML : Je voudrais commencer par la notion centrale : la valeur. D’un côté, il s’agit d’un mot qui a été éliminé de l’économie mainstream dans les années 1930, quand il est devenu une expression purement opérationnelle, entièrement réduit au prix. D’autre part, ce mot est très polysémique : il a des significations mathématiques, philosophiques (dans l’axiologie, par exemple), sociologiques (comme dans le Werturteilsstreit) etc. Alors, pourquoi la Wertkritik utilise-t-elle le mot « valeur » aujourd’hui?
AJ : Marx, dans un petit écrit qui s’appelle Notes critiques sur le Traité d’économie politique d’Adolph Wagner (1880), commente lui-même les différents sens possibles du mot « valeur ». Il trouve les mots « valeur » et « valeur-travail » surtout chez les économistes politiques anglais qui se sont détachés de la doctrine des physiocrates pour laquelle la valeur est liée à l’utilité du produit (notamment en agriculture). Adam Smith et David Ricardo, en revanche, conçoivent la valeur comme quelque chose qui est exclusivement donné par le travail humain, par la quantité de travail humain. Donc, même lorsque l’être humain puise de l’eau dans une rivière, c’est l’activité humaine qui attribue une valeur à l’eau, qu’on retrouve ensuite aussi dans les autres produits. Jusqu’à ce que l’eau reste dans la rivière, elle n’a pas de valeur au sens économique.
ML : Donc il n’y a pas de valor naturalis, de valeur naturelle.
AJ : Non. Cependant, Smith et Ricardo affirment que ce n’est pas seulement l’activité de ceux qui travaillent directement, mais que ce sont aussi le capital et la terre – et donc les propriétaires des moyens de production – qui contribuent à composer la valeur totale du produit. Selon la vision marxiste traditionnelle, Marx se serait limité à reprendre la théorie de la valeur-travail chez Smith et Ricardo, simplement en éliminant les facteurs dérivés que sont le capital et la terre, c’est-à-dire la propriété des moyens de production, et en gardant le seul travail vivant comme source de la valeur. En vérité, Marx fait en même temps une autre opération plus compliquée : il critique l’existence même de la valeur, le fait même qu’au travail soit attribuée la capacité de créer une valeur qui accompagne les marchandises comme une espèce d’ombre. C’est le côté le plus radical de la critique de Marx, mais aussi le côté le moins connu. Selon la vision marxiste traditionnelle, Marx aurait simplement accepté l’existence de la valeur comme quelque chose de naturel, comme quelque chose qui existe dans toutes les sociétés et qui correspondrait au fait que les hommes se sont toujours intéressés à l’ « économie » du temps, en évaluant les objets selon le temps qui est nécessaire pour les produire. Marx a effectivement raisonné parfois en des termes semblables. Ceux-ci conduisent alors à concevoir une théorie de la justice et de la juste (re)distribution de la valeur, donc à la revendication d’un plein salaire pour l’ouvrier. Celui-ci doit rentrer dans la pleine possession de la valeur qu’il a produite, au lieu de devoir la partager avec le propriétaire des moyens de production : le capitaliste est alors vu comme un simple parasite. Je répète, c’est l’approche marxiste traditionnelle – qui d’ailleurs peut s’appuyer effectivement sur certaines affirmations de Marx. Mais il y a en même temps chez Marx une autre approche. La critique de la valeur appelle ces deux approches le « Marx ésotérique » et le « Marx exotérique » (qui se trouvent mêlées tout au long de l’évolution de sa pensée – il ne s’agit pas d’une question de « phases »). Dans l’approche ésotérique, l’accent est mis sur « la double nature du travail », comme Marx l’appelle : chaque travail, en créant des marchandises, crée des valeurs d’usage, mais crée aussi une « valeur » marchande qui est une pure fiction sociale. Elle ne fait pas partie des propriétés objectives d’une marchandise. Ce que la valeur représente est simplement le travail qui a été effectué pour produire la marchandise – pas le travail concret, mais la dépense d’énergie humaine non différenciée, mesurée avec les paramètres du temps (donc, la question est simplement de savoir si on travaille 10 minutes ou 60 minutes, ce qui fait six fois plus de valeur – sans égard au contenu). Cette valeur n’a rien à voir avec l’utilité du produit ou avec sa beauté. C’est un critère quantitatif qui reste indifférent aux besoins des producteurs ou des consommateurs. Marx propose cette analyse de la valeur notamment dans les premières chapitres du Capital. Il ne s’agit pas d’une simple abstraction conceptuelle : selon l’analyse de Marx, cette abstraction de toutes les qualités – ce qu’il appelle le travail abstrait – devient une réalité effective dans la société marchande et finit par gouverner même la réalité concrète des objets, c’est-à-dire leur valeur d’usage. Effectivement on produit des marchandises dans le capitalisme seulement pour accumuler de la valeur. Le côté concret est subordonné à l’accumulation de temps de travail. Ce n’est que le temps de travail qui après une série de métamorphoses se représente finalement dans l’argent – et comme on sait, dans le capitalisme la seule chose qui importe, c’est l’argent. Transformer une somme initiale de 100 euros en 110 euros, puis en 120 euros etc., est le seul but réel de l’économie marchande; la satisfaction des besoins n’est qu’un aspect secondaire. Mais cette multiplication de l’argent n’est pas une multiplication des objets concrets – elle est due à la multiplication du travail et surtout du surtravail qui donne la survaleur sous forme de profit. La critique de la valeur s’est constituée à partir des années 1980 en Allemagne justement sur la base d’une nouvelle lecture de Marx qui en reprend le côté « ésotérique ». Celui-ci a toujours été négligé ou oublié très vite, parce que les marxistes traditionnels commencent leur discours par la partage de la valeur entre le capitaliste et le prolétaire, tandis que la critique de la valeur affirme qu’un problème plus profond existe déjà du fait que l’activité sociale prend la forme de la valeur, en se fondant donc sur une espèce d’indifférenciation de toute production, sa réduction à la quantité d’énergie dépensée. Bien sûr, le terme « critique de la valeur », comme tous les termes, est né un peu par hasard, et c’est justement à cause de sa polysémie que j’utilise aussi le terme « critique du fétichisme de la marchandise » qui est plus long, mais aussi plus clair.
ML: Les théoriciens de la Wertkritik, comme vous l’avez déjà mentionné, ont souvent élaboré une histoire alternative du marxisme. Quelqu’un a dit que le comportement de Robert Kurz et de la Wertkritik est très similaire à celui de Guy Debord : il y avait d’intenses polémiques, des hérésies et des schismes. Qui sont les prédécesseurs les plus importants de Wertkritik selon vous et qui sont les alliés théorétiques de la Wertkritik, les courants les plus proches de la Wertkritik aujourd’hui?
AJ: Il n’y a pas de filiation directe entre la critique de la valeur et les situationnistes. Guy Debord était très peu connu en Allemagne à l’époque où la Wertkritik s’est formée et c’est plutôt moi qui ai établi ensuite le lien. Ce sont deux moments historiquement bien différents. Jusqu’aux années 1950 et 1960, le marxisme était très largement identifié avec le léninisme – que ce soit sa version stalinienne triomphante ou sa version dissidente trotskiste. Et plus tard même avec cette autre forme de stalinisme qu’était le maoïsme. C’est surtout à partir des années 1960, dans le climat qui a produit 1968, que de nombreuses hérésies ou hétérodoxies, notamment des années 1920, ont été redécouvertes à l’intérieur du champ marxiste. Comme quelqu’un a dit: tous les auteurs contre lesquels Lénine polémique dans son écrit La maladie infantile du communisme (« le gauchisme ») étaient redécouverts et faisaient l’objet de nouvelles publications et interprétations. Donc Debord lui-même fait partie de ce climat qui a permis de redécouvrir une tradition de l’autre marxisme, que ce soit Karl Korsch ou Georg Lukács, que ce soit le communisme de conseils de Pannekoek ou d’autres courants qui étaient plus proches de l’anarchisme comme Kropotkine, ou des dissidents en URSS comme Ante Ciliga ou Victor Serge...
ML: Vous avez écrit un livre sur Guy Debord qui vous a envoyé une lettre, un éloge de votre monographie.
AJ: Il m’est arrivé de parler avec des personnes qui me disaient qu’elles venaient de lire La société du spectacle – mais sans avoir compris qu’il s’agit d’un livre paru il y a quarante ans. Donc il y a des gens qui croient que le livre est paru tout récemment. Effectivement, c’est une des rares oeuvres des années 1960 qu’on peut encore lire aujourd’hui : pour le style, mais aussi pour l’analyse d’une époque où naît la société d’information et de consommation – une nouvelle forme de marchandisation du monde et de la vie. La société du spectacle a été souvent qualifiée de « prophétique ». Ce n’est pas seulement une critique de la télévision, mais plus généralement une critique de la passivité organisée où les personnes contemplent d’autres personnes qui vivent à leur place, en guise de compensation de la pauvreté de leur vie. Debord était un des premiers à reprendre les concepts marxiens de marchandise et de fétichisme de la marchandise. Son actualité consiste justement dans sa contribution à la création d’une critique sociale nouvelle qui analyse le caractère anonyme et fétichiste de la domination capitaliste – même si la théorie de Debord était encore assez mêlée à d’autres formes de marxisme plus traditionnelles. L’autre aspect essentiel de l’agitation situationniste réside dans le fait d’avoir combattu le spectacle avec des moyens non spectaculaires, donc d’avoir démontré qu’on peut combattre le capitalisme sans s’exposer dans les médias, sans enseigner à l’université et sans militer dans des partis. C’est aussi une leçon sur la dignité du refus. Certains milieux artistiques misent aujourd’hui sur la renaissance des pratiques de la dérive, de l’exploration de la ville et du « détournement d’objets esthétiques préfabriqués » pratiqués en leur temps par les situationnistes.
ML : Revenons à la question de la redécouverte des nombreuses hérésies ou hétérodoxies et à la Wertkritik.
AJ: Avec la Wertkritik c’est différent. Elle analyse les différentes formes historiques de marxisme justement pour voir où on peut trouver une compréhension de la nature du fétichisme et de la marchandise et quels courants se sont vraiment approchés de la question de la production de la valeur, et pas seulement de sa distribution. Et si on pose cela comme paramètre, on trouve que pratiquement aucun courant, même parmi les courants hétérodoxes, n’a vraiment critiqué le travail, la valeur et le fétichisme de la marchandise. Les hétérodoxes ont très souvent insisté surtout sur les questions de stratégie, mais ils ont rarement critiqué les catégories de base comme l’argent, le travail et la marchandise. C’est vrai également pour les anarchistes. Donc le jugement sur la non-compréhension des marxistes par rapport à la critique catégorielle de Marx s’applique à presque tous les dissidents du marxisme. La question des précurseurs de la critique de la valeur se réduit finalement à peu de choses. C’est sûr qu’Histoire et conscience de classe de Lukács occupe une place importante, mais le travail abstrait analysé par Lukács est surtout le travail morcelé et atomisé, plutôt que le côté abstrait de la double nature de travail, comme chez Marx. Il y a une certaine influence de l’École de Francfort sur la critique de la valeur – mais il faut dire que même chez Adorno et chez Marcuse, on reste essentiellement dans une critique de la circulation plutôt que de la production des marchandises. Et justement là où ils étaient marxistes, ils sont restés dans un marxisme assez traditionnel. Donc cela veut dire que la critique de la valeur est née comme une rupture avec les formes antérieures de marxisme, plutôt que comme leur continuation. Même les hétérodoxes du marxisme ont toujours voulu s’appuyer sur quelque tradition : sur Lukács, Gramsci, Althusser... La critique de la valeur reprend plutôt une partie de l’oeuvre de Marx même. Cela ne veut pas dire que la critique de la valeur est plus intelligente que ses prédécesseurs, mais qu’il y a des circonstances historiques nouvelles. Dans les années 1970 et 1980, le développement capitaliste avait mis un terme aux possibilités d’une amélioration à l’intérieur du système même, et donc également aux formes de critique immanente du capitalisme, où l’on pensait encore à une réforme du capitalisme. C’est seulement à cette époque qu’on a pu commencer à avoir une vision de l’ensemble de la société capitaliste, et pas seulement d’une phase particulière. Et la critique de la valeur a eu simplement le mérite d’avoir élaboré la première expression théorique de ces changements...
ML: N’y a-t-il pas aussi une influence d’Isaak Illich Roubine et d’Alfred Sohn-Rethel ?
AJ: Ce sont des auteurs qui sont parfois cités dans les écrits de Kurz. Et on peut y ajouter les théories sur la crise de Rosa Luxembourg et de Henryk Grossman ; néanmoins la critique de la valeur ne s’est pas posée essentiellement comme une continuation d’autres initiatives théoriques. C’est sûr que Roubine a été un des très rares auteurs de son époque qui ont effectivement compris la structure de la valeur. Mais Kurz dans ses derniers écrits critiquait l’approche de Roubine lorsque celui-ci voyait dans la réduction de tous les travaux aux travaux abstraits une espèce d’unité de mesure qu’on peut trouver dans toutes les sociétés humaines – et pas une spécificité du régime capitaliste. La critique de la valeur n’a jamais une attitude de vénération envers des modèles théoriques du passé. Même les auteurs qui sont appréciés, peuvent faire l’objet de critiques sévères à certains égards.
ML: Et que pensez-vous des alliés possibles plus contemporains comme Moishe Postone ou Jean-Marie Vincent ?
AJ: Moishe Postone a développé aux États-Unis une autre forme de critique de la valeur, à la même époque que la Wertkritik en Allemagne. Il a publié Temps, travail et domination sociale en 1993. Il y a beaucoup de points communs entre les travaux de Postone et les travaux de Krisis. Postone puise en partie aux mêmes sources (il a étudié à Francfort avec les élèves d’Adorno). Mais il y a aussi des différences notables : chez Postone nous ne trouvons pas une théorie de la crise ni une véritable critique du travail comme catégorie supra-historique. Postone critique le travail dans le capitalisme en tant que médiation sociale autonomisée, mais chez lui manque l’idée que « le travail » qui comprend les activités les plus différentes constitue déjà une abstraction que les sociétés précapitalistes ne connaissent pas. Malheureusement on n’a pas eu beaucoup de dialogues entre Postone et la critique de la valeur en Allemagne. Ce sont donc plutôt des voies parallèles. Jean-Marie Vincent est un auteur qui a d’autres origines. Il était trotskiste et universitaire ; il a été l’un des premiers à introduire l’École de Francfort en France. Il a publié en 1987 Critique du travail. Le faire et l’agir, un livre plutôt courageux pour les marxistes de l’époque. Ses arguments sont parfois assez proches de la critique de la valeur. Mais sur d’autres aspects il est très éloigné de celle-ci, par exemple lorsqu’il reprend les catégories de Martin Heidegger ou lorsqu’il utilise les analyses des postopéraistes.
ML: Vous avez écrit votre doctorat sur le fétichisme chez Adorno et Lukács. Comme je voudrais traduire aussi cet entretien en hongrois, pourriezvous parler un peu plus de Lukács ? Il me semble qu’on peut faire aussi une distinction entre le Lukács exotérique et le Lukács ésotérique...
AJ: J’ai fait cette thèse de doctorat avec Nicolas Tertulian quand il était professeur à l’EHESS à Paris. Il était un spécialiste de Lukács qu’il avait connu personnellement. Tertulian mettait tout l’accent sur l’ontologie et sur les dernières oeuvres de Lukács. Évidemment, dans ma thèse je me suis plutôt appuyé sur Histoire et conscience de classe et j’ai tenté de démontrer que les jugements opposés d’Adorno et de Lukács au sujet de la modernité artistique du 20ème siècle – que Lukács refuse presque complètement, tandis qu’Adorno défend les avant-gardes artistiques – ont leur source dans leurs conceptions divergentes de l’aliénation et du fétichisme. La conception de Lukács est très liée à une espèce d’aliénation de l’essence humaine et reprend des thèmes des Manuscrits de 1844 de Marx. Lukács, dans ses dernières oeuvres, est plus éloigné que dans ses premières oeuvres d’une prise en compte du fétichisme et du rôle de travail abstrait. Au contraire, il fait un éloge du travail de la manière la plus traditionnelle possible. Le travail y apparaît comme l’activité humaine principale. Tandis qu’Adorno, malgré certaines limites, se rapproche davantage de la conception du fétichisme de la marchandise. Voilà aussi pourquoi Lukács, avec sa centralité du travail, en arrive à ce qu’il appelle une conception anthropomorphisante de l’art et voilà pourquoi il critique l’art non-figuratif, tandis qu’Adorno est plus sensible aux aspects abstraits de la vie sociale. Il affirme dans sa Théorie esthétique que l’art abstrait dit plus de vérité sur la société capitaliste qu’une représentation « réaliste » de héros révolutionnaires.
ML : La conceptualisation de l’Europe de l’Est était très importante pour Robert Kurz, déjà dans les années 1980, à l’époque de la naissance de la Wertkritik. Il a analysé les raisons structurelles de l’inefficacité de l’économie du bloc de l’Est et il a suggéré que la chute de l’URSS n’était que le premier état de la nouvelle crise de capitalisme. Que pensez-vous de la position structurelle de l’Europe de l’Est aujourd’hui ?
AJ : Vous parlez évidemment du livre L’effondrement de la modernisation de Kurz qui est paru en 1991, lorsque l’Union soviétique existait encore, mais était sur le point d’ exhaler le dernier soupir. Ce qui était révolutionnaire dans le livre de Kurz était le fait qu’il n’analysait pas l’Union soviétique comme une société dominée par une bureaucratie mais gardant quand même une structure socialiste – comme disait, par exemple, la critique de type trotskiste. Kurz n’y voyait pas simplement une autre forme de capitalisme, comme le faisaient d’autres critiques, telles que la revue Socialisme ou Barbarie, mais il montrait que l’Union soviétique avait gardé les fondements de la société capitaliste, donc le travail abstrait, la valeur et l’argent, et que la forme super-étatique ne contredisait pas son appartenance à la société capitaliste mondiale. L’État et sa forte intervention ne sont pas du tout incompatibles avec la logique capitaliste, et ils ont souvent également caractérisé les États capitalistes à l’Ouest. Kurz a montré surtout que l’Union soviétique s’est écroulée parce qu’elle ne pouvait pas résister à d’autres formes plus compétitives de la même société marchande mondiale. Le paradoxe de la société soviétique était de vouloir une société marchande sans marché. Kurz a analysé la réalité soviétique comme le résultat d’une « modernisation de rattrapage », qui devait combler le retard initial. La Russie était resté en arrière après la première vague de l’industrialisation partie des pays occidentaux. Donc, ce pays avait besoin d’une espace protégé et autarcique pour pouvoir installer d’une manière forcée et accélérée ses industries – pas seulement en termes matériels, mais aussi en ce qui concerne la transformation des mentalités et des formes de vie. L’économie soviétique était toujours beaucoup moins productive que celle des pays occidentaux, mais elle était protégée et ses produits ne souffraient pas de la concurrence des produits occidentaux. En même temps, Kurz avait déjà prévu qu’après l’écroulement de l’Union soviétique et des autres pays de l’Est n’arriverait pas la prospérité capitaliste promise. Le capitalisme n’est pas le modèle « juste », « approprié », qu’il suffit de mettre à la place du modèle erroné, comme veulent croire les libéraux qui pensent que le système socialiste ne marche pas parce qu’il ne motive pas assez les gens et parce qu’il serait contraire à la nature égoïste de l’être humain. Il suffirait donc, selon les libéraux, de remplacer le mauvais modèle par le modèle juste où chacun donne le meilleur de soi, et la main invisible du marché ferait arriver finalement la richesse pour tous. Les libéraux avaient promis que la Russie deviendrait riche comme des pays tels que l’Allemagne. Mais le capitalisme global est un système concurrentiel où les premiers pays qui sont entrés dans la course – l’Angleterre d’abord, ensuite la France, l’Allemagne etc. – ont toujours maintenu leur compétitivité majeure en écrasant les autres économies qui ne réussissaient pas à se développer à la même vitesse. Cela veut dire que plus un pays entre tard dans l’économie mondiale, plus il se retrouve dans un contexte où les créneaux et les niches sont déjà occupés. Il n’était donc plus possible d’avoir une industrie locale une fois qu’on avait aboli l’isolement de l’Union soviétique. La Russie se trouva donc rapidement dans le rôle classique d’un pays du tiers-monde. C’est-à-dire qu’elle fournit essentiellement des matières premières, surtout du gaz naturel et du pétrole à bas prix, en échange des produits finis – et chers – des pays occidentaux. Elle a misé également sur quelques produits particuliers, comme l’armement. Cette production n’a évidemment pas une structure équilibrée, et ce n’est pas un capitalisme stable qui est né en Russie, mais plutôt une espèce de kleptocratie, un régime de clique maffieuse qui vit essentiellement de l’exploitation des matières premières du pays. Pendant la présidence de Boris Eltsine, la Russie semblait se désintégrer complètement. Ensuite elle est revenue à un régime autoritaire, le régime de Poutine. Donc, il n’est pas du tout vrai que l’introduction du capitalisme débouchera finalement sur la démocratie. Au contraire, le capitalisme, pour survivre, a tendance à reprendre des formes autoritaires. Les autres pays de l’Europe de l’Est vivent maintenant en tant que pays semi-colonisés, surtout par (et pour) l’économie allemande.
ML : La théorie de la crise de capitalisme joue un rôle central dans la Wertkritik. Il s’agit du caractère autodestructeur du système, des limites et des contradictions internes... Vous parlez aussi de la barbarisation, de la crise de la civilisation entière. Cependant, la Wertkritik est souvent attaquée comme une espèce de « catastrophisme » et comme une « prophétie de l’auto-annihilation gnostique du monde » etc. Il y a par exemple une discussion entre les théoriciens de Neue Marx-Lektüre et la Wertkritik .
AJ : Neue Marx-Lektüre... Je pense que vous vous référez à des auteurs comme Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt et Michael Heinrich... Elle reste en général dans une perspective assez universitaire d’exégèse et de philologie marxiennes. Elle a donné parfois des résultats importants, mais aussi des impasses théoriques. Elle s’est intéressée assez peu à ce que Marx peut nous apprendre sur le monde d’aujourd’hui. La Wertkritik, au contraire, se réfère surtout au capitalisme contemporain, qui est différent du capitalisme qu’avait connu Marx. La tendance autodestructrice du capital était encore peu visible à l’époque de Marx. Aujourd’hui, elle occupe largement la scène, surtout parce que – comme Marx l’avait déjà montré – il n’y a que le travail vivant qui crée la valeur, tandis que le capitalisme tend à remplacer le travail vivant avec des machines, en diminuant ainsi la création de valeur. Marx a vu que cette contradiction constitue un facteur potentiel de crise pour le capitalisme à long terme, mais il pensait que la révolution prolétarienne arriverait bien avant que le capitalisme atteigne la limite de sa faculté de créer assez de valeur. Cette désubstantialisation de la valeur est finalement advenue, et elle a connu un saut qualitatif à partir des années 1960 avec l’informatisation du travail. C’est à partir de ce moment-là que le capitalisme se trouve dans une crise permanente, et pas simplement dans une crise conjoncturelle. La critique de la valeur n’est pas apocalyptique par parti pris, mais parce qu’elle prend en compte l’épuisement de la logique de base même du capitalisme. Les dernières décennies ont largement confirmé sa théorie de la crise. Cela fait quarante ans qu’on attend le nouveau cycle de croissance promis par les économistes bourgeois. Nous avons vu simplement la croissance des marchés financiers. Il ne s’agit pas de prévoir une grande crise finale future, mais de parler de la crise à laquelle nous assistons déjà. En vérité, la société du travail est déjà dans une crise grave. C’est aussi la crise de l’argent et cela veut dire qu’il y a une diminution de la valeur et une perte de substance de l’argent. Mais beaucoup de courants théoriques, même à gauche, persistent à dire que le capitalisme va toujours très bien.
ML : La Wertkritik est née dans un pays développé. Mais est-ce qu’on peut appliquer la thèse selon laquelle la proportion de travail vivant diminue dans les pays de la périphérie et de la semi-périphérie ou même au niveau global? Il y a de nouvelles tendances d’expansion du capital et d’industrialisation...
AJ : C’est un argument souvent répété : il n’y aurait pas de diminution du travail global, parce qu’à chaque poste de travail qu’on perd en Europe correspondrait un poste de travail nouveau, ou plus d’un, en Chine, en Inde ou en Indonésie. C’est un argument fallacieux parce que ce qui compte pour l’accumulation du capital n’est pas simplement le nombre des travailleurs exploités. La valeur que ces travailleurs produisent dépend largement de la technologie utilisée. Pour le dire de manière très brève : des travailleurs indiens qui travaillent toute la journée pour deux dollars avec des machines à coudre pour faire des chemises peuvent créer un grand profit pour leurs employeurs particuliers – mais ensemble ils créent moins de valeur ajoutée qu’un travailleur high-tech dans une usine en Europe. Ces grandes masses de travailleurs ultra-exploités contribuent assez peu à la masse globale de valeur. Il y a des mécanismes de redistribution de la valeur sur le marché mondial qui font que les capitaux les plus technologiques – donc ceux qui contribuent le plus à la diminution globale de valeur – sont paradoxalement ceux qui obtiennent la partie la plus large de ce qui reste de la tarte, même si la tarte diminue. Donc l’idée que la Chine va sauver le capitalisme ne résiste pas à un véritable examen des faits. La Chine dépend des exportations vers les vieux pays capitalistes. Et si par exemple les États-Unis ne peuvent plus acheter, l’économie chinoise elle-même sera en très grande difficulté. Il existe un circuit de déficit autour du Pacifique qui est aussi un circuit de simulation.
ML : Il y a une autre critique assez répandue contre la critique de la valeur. La critique de la valeur a toujours refusé l’Arbeitersbewegunsmarxismus et les recherches différentes de sujets révolutionnaires. Peut-on néanmoins parler encore aujourd’hui de lutte de classes dans un certain sens? Même si nous refusons de comprendre les résidus d’une classe ouvrière comme quasi-caste semi-moderne avec une identité socio-culturelle, est-ce qu’on peut encore parler aujourd’hui de classes et de luttes de classes ?
AJ : Il existe évidemment des luttes des classes, parce que le capitalisme est une société basée sur la concurrence – il y a toujours une lutte autour de la distribution de la valeur. Mais aujourd’hui cette lutte n’a plus – et n’a eu que rarement dans le passé – le caractère d’une lutte pour ou contre le capitalisme. Ses participants ont presque toujours présupposé et accepté l’existence de la valeur, de l’argent et de la marchandise. Donc, ce sont largement des luttes à l’intérieur de la sphère de la circulation. Bien sûr, ces luttes des classes ont eu une grande importance historique et ont permis à de nombreuses personnes de vivre un peu mieux. Mais leur horizon, sauf à de rares moments, n’était pas l’émancipation par rapport à la forme sociale fétichiste. On y avait déjà accepté l’existence et la nécessité prétendue du travail. Les actions revendicatives des travailleurs ont voulu simplement libérer le travail par rapport aux « parasites » qu’on
localisait dans la sphère de la circulation (chez les propriétaires d’usine ou chez les banquiers). Avec le déclin du prolétariat classique, la gauche a indiqué beaucoup d’autres « sujets révolutionnaires » possibles – que ce soient les travailleurs informatiques, les travailleurs précaires, les femmes, ou encore les peuples du tiers-monde etc. Mais on a vu qu’aucune catégorie qui participe au cycle du travail et du capital n’est en tant que telle en dehors du capital. Leurs membres ne sont pas intéressés, pour la seule raison de leur appartenance à une classe sociale, par l’abolition de ces formes sociales ou de la valeur. En même temps, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de conflits sociaux. Au contraire, le capitalisme crée tous les jours des situations invivables sur le plan économique et écologique, sur le plan de l’urbanisme, de la vie quotidienne... Le capitalisme se voit tout le temps contesté en termes implicites ou explicites. Mais ces conflits restent très souvent dans le cadre de la logique abstraite de la valorisation. Celle-ci veut soumettre toutes les exigences humaines à la seule logique du profit et se trouve en conflit avec la bonne vie et même avec la survie de l’humanité. Ces genres de conflits ne sont plus lisibles à travers le prisme des classes sociales déjà constituées. Ce qui reste de l’ancienne couche ouvrière dans les usines est souvent devenu un groupe social assez conservateur qui veut seulement défendre ses intérêts matériels immédiats.
ML : Et maintenant quelques mots sur les alternatives possibles... Même s’il n’y a pas beaucoup de détails sur la société à venir dans Le Capital, on peut reconstruire malgré tout chez Marx au moins le cadre de la société de demain. Le livre de Peter Hudis, par exemple (Marx’s concept of the Alternative to Capitalism), a reconstruit en détail l’imagination marxienne. En plus, il me semble qu’il y a une espèce de renaissance de l’imagination des modèles alternatifs (Lebowitz, McNally etc.).
AJ : La critique de la valeur a souvent critiqué les alternatives faciles – et elle l’a fait pour différentes raisons. Pour résumer brièvement, d’un côté, bien sûr on peut expérimenter, jusqu’à un certain degré, des formes de vie alternatives à l’intérieur du cadre capitaliste. Mais la logique capitaliste possède une tendance à tout écraser et à tout transformer en source de profit et ne va pas tolérer la naissance d’une autre forme de vie. Il faut donc prévoir une phase de conflits et de luttes. Dans le capitalisme, tout ce qui existe n’est considéré que comme une portion de valeur qui ne connaît que des relations quantitatives. La première exigence pour une alternative serait de redonner leur dignité à tous les objets qu’on crée en ne permettant plus leur transformation en marchandises. Cela veut dire aussi qu’il n’y aurait pas une forme d’échange de marchandises basée sur la quantité de travail. En même temps, il est nécessaire que toutes ces formes nouvelles soient pratiquées sur la plus large échelle possible. Autrement, une usine autogérée ou une simple ferme risqueraient de devoir s’affirmer dans un marché anonyme et concurrentiel qui les soumettrait aux mêmes exigences de rentabilité et de profit que les autres entreprises. Il faudrait tout de suite organiser des échanges non marchands entre différentes activités. La fin du capitalisme ne sera pas une fin pacifique ; en effet, la tendance à la barbarisation augmente partout. Les forces postmarchandes et non barbares devront trouver des façons de réagir contre la logique maffieuse et criminelle qui ne manquera pas de se diffuser. Il y aura aussi une augmentation de la violence comme on le voit déjà avec les nombreuses guerres civiles dans le monde.
ML : Peut-être faudrait-il ajouter ici la nostalgie du welfare state.
AJ : Oui. Elle est très répandue en Europe occidentale, donc dans les pays qui ont connu le plus le welfare state. Mais celui-ci était lié à un bref moment du capitalisme, quand le développement économique avait permis de redistribuer de la valeur à l’intérieur de la société capitaliste. Historiquement, c’était une exception qu’on appelle les Trente glorieuses, le miracle économique... Mais c’est ce qui est souvent resté dans les têtes comme le « véritable » capitalisme qui serait « humain » par rapport à toutes les formes venues après. Ces autres formes sont interprétées comme des dégénérescences qu’on pourrait attribuer à des facteurs extérieurs, aux banques par exemple, ou aux politiciens corrompus..., avec l’idée qu’on peut revenir vers cette espèce de capitalisme idéalisé qui serait sain. Évidemment, la critique de la valeur n’est pas du tout de cet avis. La crise qui est venue après le boom fordiste n’était pas le dérèglement d’un système « sain », mais faisait partie de la nature même du capitalisme. On ne pourrait pas revenir aux anciennes recettes keynésiennes-fordistes parce qu’on ne peut pas abolir la technologie qui remplace le travail vivant. Et il ne faut pas oublier que c’était contre la société triste de cette époque-là que se dressaient les mouvements de 1968 ! C’est inconcevable d’en avoir la nostalgie.
Entretien préparé et réalisé par Mark Losoncz (Institut de philosophie et de théorie sociale, Université de Belgrade). Anselm Jappe est l'auteur de Guy Debord. Essai (Denoël, 2001), Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003), Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques (Lignes, 2011), Pour en finir avec l'économie. Décroissance et critique de la valeur avec Serge Latouche (Libre et Solidaire, 2015).
D'autres entretiens et textes d'Anselm Jappe :
- We Gotta Get Out Of This Place (On doit se barrer d'ici !). Entretien d'A. Jappe avec Alastairs Hemmens.
- L'ABC de la critique de la valeur
- Robert Kurz : Voyage au coeur des ténèbres du capitalisme
- La bonne et la mauvaise nouvelle.
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- L'anticapitalisme est-il toujours de gauche ?
- Trajectoires du capitalisme. Du "sujet automate" à l'automation de la production