Le travail ça ne sert à rien
Faire du pain, bâtir une maison, enseigner, faire pousser des tomates, conduire un bus, soigner des animaux de compagnie, vendre des places de cinéma, écrire un poème, installer des composants électroniques... A première vue, ces activités semblent répondre à une fonction bien précise : combler les besoins d'une société tout en veillant à assurer un revenu à la personne qui s'y emploie.
Et pourtant, nous pouvons affirmer que ces activités ne servent à rien.
Plus précisément, nous pouvons dire qu'à l'heure du règne de la société marchande, ces activités deviennent autre chose que leur fonction première. Cette autre chose fait plus que s'ajouter comme une seconde nature, elle devient la nature même de l'activité. C'est à ce moment que l'activité se transforme en travail et acquiert un statut général dans le procès capitaliste de production de valeur.
Le capitalisme est précisément cette non-société qui emploie les individus à des tâches dont l'objet véritable est autre chose que ce qui apparaît de prime abord.
En clair, le travail ne sert qu'à la production de valeur, catégorie abstraite, un fétiche fabriqué par les hommes mais qui mène sa propre existence autonome sans que quiconque ait prise sur sa logique et son développement.
Les activités humaines n'ont pas toujours été du travail. L'interaction de l'homme avec la nature et des hommes entre eux n'a pas toujours comme pretexte le fait de transformer une somme d'argent en plus d'argent. Il s'agit d'un fait relativement nouveau. Dans des sociétés pré-capitalistes, il pouvait arriver qu'elles soient mises au services de catégories fétiches, religieuses ou absurdes mais jamais il ne s'agissait du modèle pour toutes activités et jamais on avait regroupé sous une même dénomination toutes les activités des hommes.
Travail abstrait & travail concret
Le travail a une double nature comme le dit Karl Marx, il est à la fois concret et abstrait. Et il est double dans un même moment, dans la même temporalité. Il est concret car il produit toujours quelques chose de concret à partir du concret et il est abstrait dans le même temps car il représente du travail en général, une simple dépense d'énergie mesurable en durée sur l’échelle du temps abstrait, le temps de l'horloge auquel nous sommes tous soumis. L'aspect abstrait du travail ne créée donc pas de biens ni de services mais créée une forme sociale qu'on appelle la valeur. La valeur est du temps de travail humain cristallisé sous forme de marchandises. C'est cette catégorie qui permet de mesurer et donc de mettre en place l'échange des marchandises et c'est par là qu'elle devient forme sociale. La valeur n'a rien de naturelle – c'est un moyen purement social de considérer les produits.
La dualité du travail se retrouve dans la marchandise : la valeur d'usage d'un coté et la valeur tout court ou d'échange de l'autre qui représentent respectivement le coté concret et abstrait.
Il apparaît donc que l'activité humaine sous le capitalisme soit plus complexe que ce qu'elle paraît. Elle semble même avoir une forme spécifique qui semble se détourner de ce qu'elle prétends être de prime abord.
“Cette double nature de la marchandise et du travail qui la produit ne s'exprime pas dans une coexistence pacifique, mais comporte une contradiction violente. Le travail abstrait n'est pas la somme des travaux concrets, il n'est pas une abstraction mentale. Une bombe ou un jouet peuvent avoir deux valeurs d'usage très différentes, mais comme valeurs ils sont égaux si le même temps fut nécessaire pour fabriquer les objets en question et leurs composantes.”
Lorsque la valeur domine la production – c'est-à-dire lorsque les produits prennent habituellement et massivement la forme sociale de marchandises – la production n'est donc plus basée sur la satisfaction des besoins pré-existants. Désormais, la seule finalité de la production devient la valeur : il s'agit d'obtenir la plus grande quantité possible de valeur, et donc d'argent.”
Et cela a des conséquences dramatiques car, si le système de production capitaliste a besoin de plus de bombes que de jouets pour crées de la valeur, il le fera, et ça n'est pas une question morale, du fait de méchants capitalistes mais bien le résultat de la logique propre à ce système, c'est à dire une logique qui dépasse le contrôle des acteurs du système, ici plutôt spectateurs pour reprendre Debord.
Le travail n'est donc pas une constante anthropologique comme nous pouvons l'entendre souvent, mais nous avons donc bien à faire à une mutation anthropologique, une construction sociale nouvelle qui détermine plus que jamais toute la vie des individus, à une échelle totale. Dans le capitalisme, le travail abstrait est devenu le lien social, le but de la société, et non plus le moyen en vue d'autres fins.
Tout comme la marchandise ne doit plus être confondu avec un bien, pareillement le travail ne doit plus être confondu avec l'activité humaine
Nous pouvons tous ressentir dans nos chaires et dans nos têtes l'aliénation et la violence que représente le travail. Cela dit, notre indignation en reste souvent à un stade particulier et nous avons parfois tendance à porter nous même la responsabilité de notre malheur.
Prendre conscience de la particularité historique de la catégorie du travail, comprendre qu'il s'agit d'une invention de la société marchande, permets de transformer cette indignation en possibilité d'agir et de transformer notre rapport au monde.
En clair, se réapproprier nos existences.
(version intégrale)
Ailleurs :
- Manifeste contre le travail, 1999.
- Quelques bonnes raisons pour se libérer du travail, par Anselm Jappe
- Travail abstrait ou travail immatériel, par Anselm Jappe
- Le travail est une catégorie capitaliste, par Anselm Jappe
- Travail fétiche, par Maria Wölflingseder (Streifzuge)
- Travail forcé et éthos du travail, par Claus Peter Ortlieb
- Critique du travail et émancipation sociale. Répliques aux critiques du Manifeste contre le travail